La lettre indigne, insultante et ordurière, que Eric Dupond-Moretti a écrite à Bernard-Henri Lévy, et le soutien unanime que celle-ci reçut sur les réseaux sociaux – c’est-à-dire, globalement, auprès des femmes et des hommes de ma génération – ont l’unique vertu de réactiver un problème qui secoue la France depuis de nombreuses années, de porter au jour un constat désormais ancien : à savoir que la haine suscitée par Bernard-Henri Lévy est la passion folle du siècle, partagée aussi bien par une grande partie des universitaires que par les membres de l’extrême gauche, les antisémites, les antisionistes, et les supposés « dissidents ».
Et j’en déduisis, à ce jour, que le procès intenté à de multiples reprises à Bernard-Henri Lévy repose non sur une erreur de lecture, non sur un malentendu philosophique, non sur une bévue herméneutique, non sur un désaccord politique – mais, paradoxalement, sur une absence radicale de lecture, sur le règne absolu de la dérision dans nos sociétés, sur une mesquinerie généralisée, et sur un refus de la grandeur humaine. D’où la volonté, ancienne pour ma part, de dissiper cette caverne abracadabrantesque, et de mettre fin, une fois pour toutes, au procès intenté à Bernard-Henri Lévy. De dissocier, en un mot, la critique, légitime et enrichissante, de la haine, répandue à travers les réseaux sociaux et les comptoirs d’ivrognes. De distinguer radicalement l’objection, qui fait partie de la vie intellectuelle et que j’admets pleinement, des déversements de fiel – qui ont, pour propriété première, de dénigrer Bernard-Henri Lévy sans l’avoir jamais lu.
Que reproche-t-on, au juste, à Bernard-Henri Lévy ?
– D’être un faux intellectuel, un philosophe imposteur, un charlatan de la pensée. Nombreux sont ceux, en effet qui, de Zemmour à Soral, désignent « BHL » comme « le philosophe pour les nuls » ou comme un nul en philosophie. Que les choses soient claires. Sachez que le « faux intellectuel » en question, après avoir été reçu 7e à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm (classement identique à celui de Sartre), et 8e à l’agrégation de philosophie, a été reconnu comme talentueux par Althusser et l’ensemble de ses maîtres.
Dupond-Moretti, à vrai dire, ne retient que ce chef d’accusation : à lire les époustouflantes productions de sa plume, le principal tort de Bernard-Henri Lévy est de porter des chemises onéreuses et de conduire des Rolls (s’il avait lu, cet ignorant, American Vertigo, il aurait appris que Bernard-Henri Lévy n’a jamais passé le permis de conduire et qu’il n’est jamais monté au volant d’une voiture….). Dupond-Moretti veut-il nous faire sombrer dans les degrés ultimes de la vilenie ? Suivons-le donc dans les affres de la médiocrité, puisque nous n’avons rien à y perdre ! Bernard-Henri Lévy est certes riche, et alors, rétorquerons-nous ? Jean-Claude Milner a brillamment décrit les vicissitudes de la « petite bourgeoisie intellectuelle » qui, tiraillée entre son absence de capital et sa mégalomanie intellectuelle, plonge dans un « zénonisme politique » sans fin. Quand il m’est arrivé de rencontrer Bernard-Henri Lévy, j’ai remarqué que, du fait même de son aisance matérielle, j’avais affaire à un homme qui n’était nullement animé du désir de plaire à travers ses livres, que je me confrontais à un individu qui se foutait bien de savoir si ses écrits allaient « se vendre ». A un des rares écrivains qui, en somme, échappait à la tentation de la prostitution, dont Baudelaire disait qu’elle était la pire de toutes. A un intellectuel, en un mot, dont la pensée était autotélique et fondamentalement désintéressée. Et, en effet, à la différence de l’avocat d’Abdelkader Merah, Bernard-Henri Lévy n’a nul besoin de s’ancrer dans la logique victimaire du martyr, de rappeler qu’il est menacé de mort, pour exister. Il n’a nul besoin, autrement dit encore, de se prostituer en défendant des apôtres du terrorisme pour se faire apprécier de l’opinion publique. Ainsi son aisance matérielle n’est-elle qu’une manière de transcender les « miasmes morbides » dont parlait, toujours, Baudelaire.
– D’être un homme totalement dépourvu d’autodérision. J’avais entendu cette critique lorsque, déjeunant en présence de certains intellectuels, j’entendis l’un d’entre eux expliquer que « BHL » n’aimait ni la danse ni rire de lui-même – ce qui en faisait un homme de mauvaise foi. Lisez donc, esprits avides de votre propre insignifiante, Comédie, où l’auteur retrace, non sans humour, ses propres maladresses, ses propres égarements, notamment avec Derrida. Et apprenez, par la même occasion, à distinguer humour juif et humour antisémite…
– De manquer pleinement de rigueur : on cite essentiellement à ce sujet l’affaire Botul, et Dupond-Moretti n’a manqué de le faire, bien évidemment.
– D’être l’assassin de Kadhafi. Cette critique perverse se répand partout, notamment à travers les médias. Encore une fois, la réponse est la même : lisez les écrits de Bernard-Henri Lévy, au lieu de vous contenter d’aller consulter la « réinformation » proposée par Soral sur Egalité et réconciliation ! (Re)lisez donc ce qu’écrivit Bernard-Henri Lévy au lendemain de la mort de Khadafi ! Relisez les lignes rédigées par le premier intellectuel français qui condamna son lynchage : « Il y a, dans cette scène de lynchage, une sauvagerie qui me révolte et que rien n’excuse.
Pire : l’image de cette agonie filmée, puis montrée, complaisamment répercutée sur toutes les télévisions du monde, transformée en fond d’écran, atteint, techniques aidant, une sorte de sommet dans l’art de la profanation. »1
– D’avoir été massacré (disent certains de mes camarades…) par Deleuze dans un entretien resté fameux, cité en permanence par Michel Onfray… Sur cet entretien, aussi, il faut rétablir la vérité – une vérité purement factuelle, mais d’autant plus nécessaire : Deleuze, dans ce texte, se contenta de répondre à des attaques émises dans la Barbarie à Visage humain !
– D’être un sioniste invétéré : cette attaque provient essentiellement des antisémites ainsi que des dieudonnistes (que je m’applique, pour ma part, à distinguer, pour des raisons qui sont trop longues pour être exposées dans cet article). Dois-je rappeler que, longtemps, Bernard-Henri Lévy a été partisan de la « paix sèche », à savoir d’une paix sans conditions ? Dois-je rappeler qu’il a plaidé auprès d’Ariel Sharon la restitution de Gaza aux Palestiniens ? Que les pro-palestiniens en fassent autant, et nous accepterons de les écouter ! Que les minables aient le courage de parler en faveur des Palestiniens auprès du Premier Ministre israélien, et nous leur offrirons une oreille attentive !
– Qu’il est un infâme juif d’affirmation : attaque partagée par les antisémites (Soral), les ordures d’extrême droite (Lesquen), et les incultes idiots utiles (Zemmour). La morale se fait répétitive : lisez-le ! Consentez donc à lire celui que vous prétendez « détruire » ! Qu’est-ce que le judaïsme pour Bernard-Henri Lévy ? Non une affaire religieuse (dans ses deux livres Le Testament de Dieu et le Génie du judaïsme, il commence par évacuer la question de l’existence de Dieu, et donc de la croyance), mais une porte philosophique.
La morale de cette affaire est d’une simplicité absolue, et c’est une honte absolue que j’aie eu à perdre une nuit de travail pour évoquer cette affaire : critiquez Bernard-Henri Lévy, pour peu que vous le lisiez ! Autrement dit encore : il y a une différence sensible entre les objections apportées d’une part par Régis Debray, que je respecte infiniment (même s’il a, il y a quelques années, qualifié Bernard-Henri Lévy de « fanatique »), ou Alain Badiou, et de l’autre les déferlements jaloux de passions tristes des fascistes ainsi que des misérables de l’esprit. Qu’on le veuille ou non, qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en lamente, Bernard-Henri Lévy aura été, indubitablement, le dernier héritier de Sartre. Ses idées, comme celles, auparavant, de Malraux, auront façonné notre siècle. Qu’on s’en lamente ou qu’on s’en réjouisse, Bernard Henri Lévy est à peu près le seul véritable intellectuel (stricto sensu) de notre génération. Nombreux sont ceux qui aimeraient être à sa place, et ne se l’avouent pas. En le dénigrant en permanence, c’est de leur propre faiblesse qu’ils se moquent. Ils délaissent ainsi la seule véritable question qu’il est nécessaire, aujourd’hui, de poser : un intellectuel a-t-il sa place dans le monde contemporain ?
PS : Je précise que je suis en désaccord – partiel ou ample, méthodologique ou politique – avec Bernard Henri Lévy sur plusieurs dossiers, ce qui ne m’empêche pas de le tenir pour le plus grand intellectuel de notre temps. Ces dossiers sont : le conflit israélo-palestinien, l’affaire Dieudonné (au sujet de laquelle je publierai, dans deux ou trois ans, un livre), le rapport de Sartre à ses sources, la place de Heidegger dans l’histoire de la philosophie, le cas de Régis Debray.