Non, ce n’est pas un « honneur » d’être interdit de séjour à Moscou.

C’est une tristesse.

Une grande et vraie tristesse.

Pas pour moi, naturellement.

Ni, j’imagine, pour les quatre-vingt-huit responsables, ou ex-responsables, politiques polonais, britanniques, suédois, belges, allemands, qui figurent, eux aussi, sur cette liste noire.

Mais ce l’est pour les Russes ou, en tout cas, pour les démocrates russes, les opposants à la guerre en Ukraine, les associations de mères de soldats, les militants du droit et de la liberté, les journalistes qui, tous, se voient à nouveau isolés, privés du contact vital avec leurs alliés hors du pays, mis en quarantaine, enfermés.

Cette liste noire, autrement dit, et contrairement à ce que je lis partout, ne vise pas les Occidentaux mais les Russes.

Elle n’est pas un problème pour Daniel Cohn-Bendit, Karl-Georg Wellmann, moi-même, qui n’avions pas pour habitude de passer nos vacances à Moscou ou à Sotchi.

Mais elle l’est pour nos amis de là-bas, pour ceux dont nous soutenons, autant que faire se peut, les aspi- rations et la juste cause.

Elle l’est pour les compagnons de combat de Boris Nemtsov, l’opposant à Poutine abattu, le 27 février, sur le Grand Pont de pierre, à quelques dizaines de mètres du Kremlin : on nous avait promis qu’une prompte enquête ferait toute la lumière sur les circonstances, les auteurs et les commanditaires du meurtre ; trois mois plus tard, on attend toujours ; trois mois ont passé, d’autres passeront, d’autres encore, au cours desquels les enquêteurs auront tout loisir de créer, autour de l’affaire, la définitive opacité qui sied à ce type de crime.

Elle est non seulement un problème, mais une sorte de punition collective infligée à toute cette part de la société civile russe à qui Poutine fait honte et qui a tant besoin des sociétés civiles européennes pour continuer de croire qu’elle mérite mieux que ce mauvais berger et que le despotisme asiatique, fût-ce dans sa version Eurasie, n’est pas une fatalité pour son pays.

Vieille stratégie des dictateurs : isoler leurs sujets, couper le cordon avec l’extérieur, les asphyxier et s’efforcer, ainsi, de les pousser au découragement et au désespoir.

Éternelle tentation d’un autocratisme russe qui, de Brejnev à Poutine, n’a visiblement rien appris ni rien oublié : une fois qu’on en a fini avec les dissidents, une fois qu’on les a soit enfermés (tantôt les Pussy Riot, tantôt Alexeï Navalny), soit liquidés (Anna Politkovskaïa, Sergueï Magnitski), soit chassés (Mikhaïl Khodorkovski), une fois qu’on a bien réduit au silence les gêneurs, les pense-pas-droit, les trop bien informés du fonctionnement des organes de la machine, les détecteurs du nouveau mensonge déconcertant, les indomptables, vite finir le boulot en écartant les témoins étrangers, en les intimidant et, quand l’intimidation ne suffit pas, en leur fermant, comme ici, carrément la porte du pays au nez. Silence on cogne. On muselle la presse et les voix discordantes. On fait la chasse aux pédés, aux basanés, aux Tatars et à ce qui reste de Tchétchènes libres. On interdit les ONG. On coule une chape de plomb sur les noms des soldats morts en Ukraine et on tente même, selon des informations concordantes, d’escamoter jusqu’à leurs cadavres. Et, pour cela, pour tout cela, il faut, oui, le moins possible de témoins.

En ce qui me concerne, rien n’a changé.

Je pense que Poutine est un ennemi, non seulement de la démocratie dans son pays, mais des pays démocratiques en général.

Je pense, contrairement à l’illusion nourrie par les idiots utiles du nouveau totalitarisme en train de prendre racine à Moscou, qu’il a une stratégie d’ensemble dont le fin mot est l’affaiblissement, peut-être la déstabilisation et, au-delà, le démantèlement d’une Union européenne qu’il tient pour responsable de cette destruction de l’Union soviétique où il a toujours vu la plus grande catastrophe géopolitique, sic, du XXe siècle.

Mais j’aime la Russie.

Je suis, depuis l’époque de la nouvelle philosophie, un ami fervent du peuple russe.

Admirateur de sa culture, fier d’avoir consacré une longue partie de ma vie à relayer, en Occident, la parole des Soljenitsyne, Mandelstam, Sakharov et autres Boukovski, je suis encore capable de distinguer entre le dernier des kagébistes et les héritiers, face à lui, de Tolstoï, Dostoïevski ou Tourgueniev.

Et ce n’est évidemment pas avec la misérable provocation – contraire, soit dit en passant, à tous les textes et usages du droit international – qu’est l’établissement de cette liste de bannis que l’on me dissuadera de persévérer dans la voie de cette fidélité fondamentale.

La première chaîne de télévision nationale m’avait, quelques jours avant cette annonce, demandé de lui accorder une interview « longue » et « approfondie ».

Je lui avais donné mon accord de principe.

J’avais accepté, avec joie, que la conversation ait lieu à Moscou même, et en direct.

Eh bien, je maintiens ma position.

Je suis preneur de tous les dialogues, même durs, sans concessions, n’esquivant aucun désaccord.

Car il n’y a pas pire solution, je le répète, que d’abandonner un grand peuple à son face-à-face avec la tyrannie.

À bientôt, donc, amis de Moscou et de Russie.


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