Yovan Diskin est le patron du Shin Bet, la mythique et redoutable Agence de sécurité intérieure d’Israël. Il n’a, à ma connaissance, jamais parlé. En tout cas pas depuis le début de cette guerre. Il a une quarantaine d’années. Il est grand. Massif. Une allure militaire que démentent un jean, des baskets et un T-shirt. Il me reçoit, aux aurores, dans son bureau, au nord de Tel-Aviv, qui, avec ses meurtrières en largeur, ressemble à un blockhaus. Tout cela pour Sderot ? commencé-je. Ce déluge de feu, ces victimes, pour arrêter les Qassam sur Sderot et les autres villes et kibboutzim du sud du pays ? « Oui, bien sûr, me répond-il, excédé. Il n’y a pas un Etat au monde qui tolérerait de voir des obus tomber ainsi, tous les jours, sur la tête de ses citoyens. » Puis, comme je lui réponds que je sais cela, comme je lui dis que je vais à Sderot, par principe et solidarité, chaque fois que j’arrive en Israël, et comme je lui dis aussi qu’il y avait peut-être des moyens, en négociant, d’éviter d’en arriver là, il s’interrompt, hausse drôlement les épaules et, sur le ton de celui qui, puisque l’on y tient, va entrer dans les détails techniques, reprend : « Il faut que vous compreniez, dans ce cas, qui sont les gens du Hamas. Nous les connaissons, ici, mieux que personne. J’ai l’impression, parfois, d’être capable de suivre en temps réel, parfois de précéder, leurs moindres décisions. Or nous avons pris conscience de trois choses. » On lui apporte un gobelet de café qu’il boit d’un trait. « Leur stratégie, déjà, qui est celle des Frères Musulmans dont ils sont l’émanation et qui vise à la prise du pouvoir, sur longue durée, au Liban, en Jordanie, en Égypte, en Israël… » Je fais signe que je sais. « Bon. Cette alliance, ensuite, avec l’Iran, qui peut sembler contre nature tant est lourd le contentieux entre sunnites et chiites, mais dont nous avons tout l’historique. » La date : 1993. Le théâtre : un conseil d’oulémas syriens, saoudiens, cisjordaniens, gazaouis. L’inspirateur : l’Egyptien El-Karadaoui, importateur en terrain sunnite de la stratégie chiite des attentats- suicides. « Et puis, enfin, l’essentiel : ce réseau de trois cents tunnels, creusés sous la frontière égyptienne avec l’accord tacite de Moubarak qui, chaque fois que nous lui en parlions, jurait qu’il allait s’en occuper mais ne faisait malheureusement rien tant il craignait de contrarier ses Frères Musulmans nationaux… » On peut – comme les pacifistes israéliens – se dire que la destruction desdits tunnels aurait suffi. On peut – c’est mon cas – estimer que, cette guerre ayant déjà eu pour effet de faire découvrir à la planète leur existence et de mettre donc les Égyptiens au pied du mur, Israël pourrait s’en tenir là et, dès aujourd’hui, 11 janvier, cesser le feu. Ce que l’on ne peut pas ignorer c’est ce fait – ce contexte : Gaza qui, évacué, devient, non l’embryon de l’Etat palestinien tant espéré, mais la base avancée d’une guerre totale contre l’Etat juif.

Je suis à Baka el-Garbil qui est, près d’Oum al-Fahim, l’une de ces villes d’Arabes israéliens qui ont choisi, en 1948, de rester chez eux et forment, soixante ans après, 20 % de la population du pays. La ville, cet après-midi, est dans la rue. Ce sont 15 000 personnes qui protestent contre le « génocide » de Gaza. Il y a là des militants, coiffés du keffieh à damier du Fatah. D’autres, qui agitent le drapeau vert du Hamas. Je vois même, en tête de cortège, des jeunes en cagoule qui hurlent, au cœur d’Israël donc, des appels à l’Intifada, au jihad, au martyre. « Cet Israël que vous vomissez n’est-il pas votre Israël, demandé-je à l’un d’entre eux ? N’est-ce pas l’Etat dont vous êtes les citoyens, au même titre et avec les mêmes droits que ses autres citoyens ? » Le garçon me considère comme si j’étais un fou. Il me répond qu’Israël est un Etat raciste qui le traite comme un sous-homme, l’interdit d’université et de night-clubs et n’a, en conséquence, aucune fidélité à attendre de lui. Sur quoi il rattrape ses camarades – m’abandonnant à ma perplexité : belle solidité d’une démocratie qui s’accommode, en temps de guerre, d’un citoyen sur cinq au bord de la sécession politique – et vertigineuse fragilité d’un lien social dont on voit bien comment il pourrait, du dedans, se dénouer. Autre contexte ? Non. Mais situation d’Israël.

« Rien ne justifie la mort d’un gosse, m’a dit Asaf, 33 ans, patron d’un restaurant à New York et, dans ses périodes de “réserve”, pilote d’hélicoptère Cobra. Rien. Et c’est pourquoi, lorsque le risque existe, lorsque je m’aperçois, dans mon cockpit, que je peux, en visant un objectif militaire, toucher aussi des civils, je démonte et rentre à la base. » J’ai mis Asaf au défi de m’apporter la preuve de ce qu’il dit. Et c’est ainsi que je me retrouve ici, dans le Néguev, sur la base de Palmachim, saint des saints de la technologie israélienne, où ont été notamment testés les fameux missiles antimissiles Arrow. Vidéos de bord d’Asaf. Enregistrement de sa conversation, le 3 janvier, avec un interlocuteur au sol qu’il informe de sa décision de tout arrêter car le « terroriste » qu’il a en ligne de mire est rejoint par un enfant. Et incroyables films – j’en visionne quatre – de ces missiles déjà lancés que le pilote, voyant qu’un civil apparaît dans son écran ou que la jeep ciblée entre dans le garage d’un immeuble dont on n’a pas, comme c’est l’usage, alerté les occupants, détourne en pleine course et fait exploser dans un champ. Que tous n’aient pas les mêmes scrupules, je m’en doute bien (car comment expliquer, sinon, les trop nombreux et inacceptables bains de sang ?). Mais qu’il y ait des Asaf dans Tsahal, que les procédures commandent d’agir plutôt à la façon d’Asaf, bref, qu’Asaf ne soit pas l’exception mais la règle, il est important de le dire (et tant pis pour le cliché qui veut réduire Tsahal à un ramassis de brutes s’acharnant sur les femmes et les vieillards…).

Ehud Barak chez lui. Je l’ai vu, hier, à Palmachim, entouré de ses généraux. Et je le retrouve, aujourd’hui, dans ce salon, tout en longueur, qui semble construit autour des deux pianos dont il joue en virtuose. Il évoque, lui aussi, le dilemme moral auquel son armée est confrontée. Il décrit le calcul d’un Hamas qui, précisément parce qu’il sait que tel est le mode de fonctionnement des Israéliens, installe ses dépôts d’armes dans une cour d’école, une salle d’hôpital, une mosquée. « De deux choses l’une, m’explique-t-il sur un ton où pointe, j’en jurerais, une curiosité de stratège face à une tactique inédite. Ou bien nous en sommes informés et ne tirons pas – ils ont gagné. Ou bien nous l’ignorons et tirons – ils filment alors les victimes, envoient les images aux télévisons et ont aussi gagné… » Je m’apprête à lui demander comment l’homme de Camp David, la Colombe qui offrit à Arafat, il y a neuf ans, les clefs d’un Etat palestinien dont celui-ci ne voulut pas, vit personnellement ce dilemme – et je suis sur le point de lui objecter, aussi, qu’Israël n’en serait pas là sans la série d’occasions manquées, de faux pas, d’aveuglements, des gouvernements qui ont suivi. Mais le téléphone sonne. C’est Condoleezza Rice qui appelle pour le presser, justement, de conclure très vite un cessez-le-feu. Pourquoi très vite, à votre avis ? Le ministre-pianiste sourit… Parce que, à dix jours près, le même cessez-le-feu sera son œuvre à elle, Condi, ou celle de l’autre Barack (Obama) qui lui volera sa « legacy ».

Amos Oz est effondré. Le grand écrivain, conscience du pays et, en particulier, du camp de la Paix, l’auteur d’Aidez-nous à divorcer, que je retrouve, à Jérusalem, chez notre ami commun Shimon Pérès et à sa table, se rappelle comment Tsahal a dû traiter, il y a sept ans, l’affaire du « génocide de Jénine » (66 morts, dont 23 Israéliens). Puis, au moment de la guerre du Liban, le cas du drame de Cana (remake, selon certains, de l’assaut sur le ghetto de Varsovie). Nous parlons, aussi, des armes terrifiantes qu’utiliserait Tsahal (et dont l’effet serait d’« avaler » l’oxygène autour du point d’impact). La rumeur du jour, pourtant, cette histoire de maison où l’on aurait, dans la zone de Zeitoun, attiré cent personnes avant de tirer dans le tas lui semble si insensée qu’il ne sait, ni par quel bout la prendre, ni comment elle a pris corps. Tout a commencé, semble-t-il, par un vague témoignage recueilli par une ONG. Puis quelques journalistes : « qu’on laisse la presse entrer – comment, si nous ne sommes pas là, démentir les on-dit ? » Puis c’est le village médiatique planétaire qui s’est emballé : « Tsahal aurait… Tsahal pourrait… le docteur X confirme que Tsahal serait à l’origine de… » Ah le poison de ces conditionnels subtils et soi-disant prudents ! Dans deux jours, on ne parlera plus de la rumeur de Zeitoun. Mais qu’en conclura le monde ? Que c’est parce qu’elle était absurde ? Ou parce qu’une horreur chasse l’autre et que Tsahal aura gravi un degré de plus, entre- temps, sur l’échelle de l’abomination et du crime ? Oz, le Camus d’Israël. La désinformation, ou le mythe hébreu de Sisyphe.

Autre rumeur dont j’ai pu, moi-même cette fois, vérifier le caractère infondé : celle du « blocus humanitaire ». Je passe sur le cas du Shiba Hospital de Tel-Aviv dont le directeur adjoint, Raphi Walden, m’explique que 70 % des patients sont des Palestiniens. Je passe sur l’affaire des ambulances touchées par erreur par Tsahal mais bloquées, à dessein, par le ministère de la Santé du Hamas qui prend ses civils en otage et ne veut surtout pas les voir soigner à l’hôpital Soroka de Beer-Sheva. L’information décisive c’est ce mercredi, 14 janvier, que je la recueille – au terminal de Keren Shalom, extrême sud de la bande de Gaza, où une centaine de camions passent, comme chaque matin, sous l’œil vigilant des représentants des ONG. Farine… Médicaments… Aliments pour bébés… Couvertures… Rien, personne, et surtout pas l’habituel pansement humanitaire, n’atténuera, ici comme ailleurs, la souffrance des familles qui ont perdu l’un des leurs. Mais les faits sont les faits. Et le fait est que ce sont plus de 20 000 tonnes qui sont entrées, depuis le début de l’opération, sous pavillon de l’Unicef ou du World Food Program… Comme me le dit le colonel Jehuda Weintraub qui fut, dans une autre vie, l’auteur d’une thèse sur Chrétien de Troyes et qui rempile, à 60 ans, dans la « coordination » de l’aide : « la guerre est toujours horrible, criminelle, pleine de fureur ; pourquoi faut-il, à son atrocité, ajouter encore le mensonge ? »

Le ton monte à Paris. Jean-Marie Le Pen déclare que Gaza est un camp de concentration. D’autres, du côté de la gauche radicale, tonnent qu’il n’y a pas eu, depuis longtemps, pire massacre de musulmans que celui des Gazaouis. Et les 300 000 Darfouris, camarades ? Et les 200 000 Bosniaques ? Et ces dizaines de milliers de Tchétchènes que Poutine alla « buter jusque dans les chiottes » et qui ne vous arrachèrent pas une larme ? Soucieux, contrairement à vous, d’essayer au moins d’aller y voir, je suis, ce mardi 13 janvier, entré, à la nuit tombée, dans les faubourgs de Gaza City, quartier Abasan al-Jadida, un kilomètre au nord de Khan Younès – « embedded » dans une unité d’élite Golani. Je sais, pour l’avoir évité toute ma vie, que le point de vue de l’« embedded » n’est jamais le bon point de vue. Et je ne vais pas prétendre, en quelques heures, avoir capté l’esprit de cette guerre. Mais, cela étant dit, je donne mon témoignage. Les combattants de Varsovie n’avaient pas, hélas, de mines antichars du type de celle qui vient d’exploser sous les roues du véhicule passé vingt minutes avant le nôtre. Leurs assaillants n’avaient pas la lassitude, le dégoût profond de la guerre, qu’expriment le commandant Guidi Kfirel et les quatre réservistes qui nous accompagnent. Et puis, enfin, je peux me tromper mais le peu, très peu, que je vois (buildings plongés dans l’obscurité mais debout, vergers à l’abandon, la rue Khalil al-Wazeer avec ses commerces fermés) indique une ville sonnée, transformée en souricière, terrorisée – mais certainement pas rasée au sens où purent l’être Grozny ou certains quartiers de Sarajevo. Peut-être serai-je démenti quand la presse entrera enfin dans Gaza. Mais pour l’heure c’est, encore, un fait.

Ehud Olmert à Jérusalem. Il raconte, non sans drôlerie, le ballet des médiateurs trop pressés. Il revient sur le double jeu d’un Moubarak que la communauté internationale devra bien finir par forcer à fermer sa frontière aux contrebandiers bédouins. Mais voici qu’il change de ton. Et, d’une voix plus sourde, comme en confidence, il entreprend de me raconter la dernière visite d’Abou Mazen, il y a trois semaines, dans ce bureau, à la place même où je me trouve. « Je lui ai fait une offre. 94,5 % de la Cisjordanie. Plus 4,5 % sous forme d’échange de territoires. Plus un tunnel, sous son contrôle, reliant la Cisjordanie à Gaza et équivalant au 1 % manquant. Et, quant à Jérusalem, une solution logique et simple : les quartiers arabes pour lui ; les quartiers juifs pour nous ; et les Lieux saints sous administration conjointe saoudienne, jordanienne, israélienne, palestinienne, américaine. Abou Mazen m’a demandé de lui laisser la carte sur laquelle j’avais dessiné mon schéma. Je ne l’ai pas fait car je le connais et je sais comment il aurait, la prochaine fois, pris mon papier comme point de départ d’une contre-négociation. Mais bon… L’offre est là… J’attends… » Trop beau pour être vrai ? Se pourrait-il que l’on soit passé, si récemment, si près de la paix ?

Abou Mazen n’est pas à Ramallah, capitale des Palestiniens modérés. Non plus que Yasser Abdel Rabbo avec qui nous portâmes, naguère, le plan de paix de Genève et qui est, lui aussi, au Caire. A leur place, dans un immeuble du centre-ville, je vois Mustapha Barghouti, président de la Palestinian Relief Society – ainsi que Mamdouh Aker, médecin, autorité morale et vétéran du dialogue israélo-palestinien. Ni l’un ni l’autre ne croient au sérieux d’une offre de paix portée par un Premier ministre sur le départ. L’un comme l’autre parlent avec sévérité d’un Abou Mazen coupable d’instaurer un « Etat policier ». Et je sens surtout comme ils prennent garde de ne surtout rien dire qui paraisse accabler un Hamas dont la rue palestinienne, ils le savent, est solidaire. Et pourtant… En y réfléchissant bien, en écoutant le premier me dire sa nostalgie du « plan saoudien » de coexistence des deux Etats, en voyant le second s’animer à la seule évocation de sa « Lettre à Yitzhak Rabin » publiée, en 1988, par le Jerusalem Post parce que les journaux arabes l’avaient refusée, en observant enfin, au retour, l’allure des jeunes gens et le visage dévoilé des jeunes filles qui font la queue, avec moi, pour entrer à Jérusalem, au checkpoint de Kalandiya, je me surprends à y croire à nouveau. Ils sont là, bien sûr, les interlocuteurs d’Israël. Ils sont là, les partenaires de la paix future. Une paix en dépit de tout. Une paix par-delà les dévastations et les larmes. Une paix de raison, sans effusion ni enthousiasme – mais peut-être, pour cela, plus que jamais à portée de main. Deux peuples, deux Etats. Une paix sèche.

Ce texte a été publié dans les journaux suivants : Le Journal du Dimanche, 18 janvier 2009. The Huffington Post, 20 janvier 2009, Corriere della Sera, 20 janvier 2009. El Mundo, 21 janvier 2009. Frankfurter Allgemeine Zeitung, 24 janvier 2009. Haaretz, 23 janvier 2009.


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