Il a repris le flambeau de la résistance. Alors que les talibans affirment vouloir s’emparer de la vallée du Panchir, forteresse montagneuse restée inexpugnable, le fils du légendaire commandant Massoud clame sa détermination. À la veille d’un terrible baptême du feu, le chef de guerre de 32 ans se confie à Bernard-Henri Lévy. Et dément les rumeurs de reddition. 

Cet entretien a eu lieu samedi 21 août dans la soirée, par téléphone.

Ahmad Massoud, le fils du légendaire commandant Massoud, est retranché dans le Panchir, d’où il a, quelques heures plus tôt, alors que Kaboul finissait de tomber, lancé un appel à la résistance.

Il est coupé du monde.

Les talibans l’assiègent.

Tantôt leurs responsables suggèrent que cet héritier sans expérience, sans moyens ni arrières, n’est pas de taille.
Tantôt, sur les réseaux sociaux, la rumeur court qu’il serait en pourparlers avec eux et sur le point d’annoncer sa reddition.

Et tantôt ils annoncent que l’assaut est donné et lui adressent un ultimatum.

Qu’en est-il vraiment ?

Quelles sont les intentions de ce jeune homme, que j’ai interviewé, il y a pile un an, pour Paris Match déjà, dans le même village où il a aujourd’hui son quartier général ?

Et peut-on, quand on fait la guerre malgré soi et qu’on aime rien tant, en ce monde, que planter des jardins et observer les étoiles, s’improviser le Churchill, le de Gaulle, le Mustafa Barzani ou, simplement, le nouveau Massoud d’un Afghanistan lâché par le monde ?

C’est le commandant Muslem Hayat, vétéran des guerres antisoviétiques et rencontré, en 1998, alors qu’il était à la tête de la garde rapprochée de Massoud père et que j’étais en reportage pour « Le Monde », qui a organisé le contact.

La ligne est sécurisée mais instable.

La voix du jeune « lion du Panchir » est claire, bien timbrée, mais hachée. Et je dois, quand ça coupe, rappeler et faire répéter.

De toute façon, il pèse ses mots.

Parfois le jugement fuse.

Mais, souvent, il prend son temps, s’y reprend à plusieurs fois, réfléchit.

Et il passera de longues heures, ensuite, dans la nuit, à relire ses propos sur une messagerie cryptée.

Tant de choses, ici, se jouent. Son destin. Sa vie. Mais aussi le sort d’un peuple dont il incarne, presque seul, l’indomptable soif de liberté.

Tout cela, sur ses épaules.

Bernard-Heni Lévy : Cher Ahmad ! Enfin… J’essaie désespérément de vous joindre, depuis plusieurs jours.

Ahmad Massoud : Je sais. Je suis dans un lieu reculé du Panchir. Et la connexion, ici, est très mauvaise.

D’abord, comment allez-vous ?

Bien. Je vous l’ai dit le matin de la chute de Kaboul, la dernière fois que nous avons pu nous parler : nous avons perdu une bataille, mais pas la guerre ; et je suis plus déterminé que jamais.

Des informations circulent, en Europe et aux États-Unis, disant que vous vous préparez à cesser, vous aussi, le combat.

C’est de la propagande. Et il y a, apparemment, des défaitistes chez vous qui prennent leurs désirs pour des réalités. Eh bien non. Faites-le savoir. Il n’est pas question de cesser le combat. Notre résistance, ici, dans le Panchir, ne fait que commencer.

Haqqani, le leader taliban, vient de déclarer, sur Twitter, que vous étiez “withdrawing” (en train de vous rendre). C’est donc faux ?

Je vous répète que c’est de la désinformation.

Donc, c’est clair : pas de reddition ?

Bien sûr, pas de reddition ! Je préférerais mourir que me rendre. Je suis le fils d’Ahmad Chah Massoud. Reddition est un mot qui ne figure pas dans mon dictionnaire.

Malgré le départ des Américains ? La trahison de vos alliés ? L’effondrement de l’État ?

Quand vous êtes venu me voir, dans mon fief du Panchir, il y a un an, je vous ai dit que mon père était plus qu’un père : mon mentor. Il n’accepterait pas que je me rende.

Les gens, en Europe, doutent. Ils disent que vous n’êtes pas un chef de guerre, que vous n’y arriverez pas.

Mon père m’a appris une chose. Ce qui fait la force d’un peuple, c’est, par-delà le déséquilibre des forces, l’esprit de résistance. C’est ça qui compte. Il faut croire de toutes ses forces en sa mission. Et, pour moi, elle est irrévocable, quel qu’en soit le prix. Mon père avait cette force en lui. Il n’a jamais douté. Je ferai tout pour me montrer digne de son exemple, de sa résolution et de son courage tranquille.
Mon père a toujours parlé avec ses ennemis

Pardon d’insister, cher Ahmad, cher ami. Mais la ligne est vraiment mauvaise. Je veux être sûr de bien comprendre. Les rumeurs disant que vous parlez avec les talibans sont donc fausses ?

Parler est une chose. On peut parler. Dans toutes les guerres, on parle. Et mon père a toujours parlé avec ses ennemis. Toujours. Même au plus fort de la guerre. Mais se rendre est une autre chose. Et je vous répète qu’il n’est pas question, pour mes commandants et moi, de nous rendre. Il n’en est pas question.

Pourquoi parler, alors ?

Parce que je suis un homme de paix et que je veux le bien de mon peuple. Imaginez des talibans qui se mettraient à respecter les droits des femmes, ceux des minorités, la démocratie, les principes de la société ouverte, etc. Pourquoi ne pas essayer de leur dire que ces principes bénéficieraient à tous les Afghans, y compris eux-mêmes ? Mais, encore une fois, et au risque de me répéter, je n’accepterai jamais une paix imposée dont le seul mérite serait d’apporter la stabilité. La liberté et les droits de l’homme sont des biens infiniment trop précieux. On ne peut pas les échanger contre la stabilité d’une prison.

Donc, si je vous ai bien compris, vous êtes sur la même position que la semaine dernière, quand vous avez quitté Kaboul pour rejoindre votre fief du Panchir. Vous n’acceptez pas le discours qui dit que tout est fini, que la guerre est perdue, que prolonger le combat est inutile…

Mon père, quand j’étais enfant, me parlait du général de Gaulle dont vous lui aviez donné les Mémoires. À l’académie militaire de Sandhurst, où j’ai fait mes études, j’ai aussi lu les Mémoires de Churchill. À la même époque que de Gaulle, il s’est adressé à son peuple : “Je n’ai à vous offrir que du sang et des larmes ; jamais nous ne nous rendrons.” Je ne sais pas encore ce que nous réserve notre lutte et je n’oserai pas nous comparer à ces exemples glorieux. Mais je vous affirme qu’ils sont présents en moi et qu’ils m’inspirent le plus grand respect.

À l’heure où nous parlons, craignez-vous un assaut des talibans ?

Les talibans sont redoutables. Ils ont fait main basse sur les stocks d’armes américains. Et je ne peux d’ailleurs pas oublier l’erreur historique de ceux à qui, il y a huit jours encore, à Kaboul, je demandais des armes. Ils me les ont refusées. Et ces armes, cette artillerie, ces hélicoptères, ces tanks de fabrication américaine sont aujourd’hui aux mains des talibans ! Mais les montagnes du Panchir ont une longue tradition de résistance. Ni les talibans avant 2001 ni les Soviétiques avant eux n’ont réussi à violer leur sanctuaire. Je pense qu’il en ira de même aujourd’hui.

À la veille de la chute de Kaboul, vous avez, à travers ma revue La Règle du jeu, lancé un appel aux Afghans afin qu’ils vous rejoignent. Cet appel a-t-il été entendu ?

Absolument. Des milliers d’hommes sont en train de nous rejoindre. Il y a parmi eux des activistes, des intellectuels, des politiques, des officiers de l’armée afghane. Et ce n’est qu’un début.

Comment, concrètement, les choses se passent-elles ?

Ils arrivent à pied, à cheval, en motocyclette, dans des voitures privées. Ils bravent tous les dangers. Et ils nous rejoignent. Ils sont très aguerris. Ce sont d’anciens membres des forces spéciales. C’est un grand atout pour notre mouvement.

Une guérilla peut-elle survivre en étant coupée de ses arrières ? Votre père avait le Tadjikistan. Il lui restait, jusqu’à la fin, des hélicoptères. Vous n’avez pas d’hélicoptères et…

Si. J’ai des équipements. Mais je vais avoir besoin de moyens pour les garder opérationnels.

Je peux donc dire, dans mon pays, aux États-Unis, ailleurs, que vous gardez espoir ?

Oui. Si nous restons fermes dans la tempête, le vent tournera. Et encore plus si nous recevons de l’aide.

De qui ?

De qui veut. Et, j’espère, de votre pays. J’ai, avec vous, quand je suis venu à Paris, rencontré le président Macron. J’ai été impressionné par ce jeune président qui admirait mon père et le général de Gaulle. Je ne peux pas imaginer qu’il nous laisse tomber. Il sait que les résistants du Panchir sont un bouclier contre la barbarie. Pas seulement pour le peuple afghan. Pour tous les libres citoyens du monde entier.


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