Un tiers des voix, en Pologne, pour les populistes, ultranationalistes et autres militants du parti Droit et Justice : chagrin ; pitié ; et pour les amis de l’autre Europe, pour ceux qui attendaient de l’Europe captive, au sens de Kundera, qu’elle nous soit comme une réserve, une ressource, d’esprit européen, quelle gifle !

La voix de François Hollande, le soir de la victoire, empruntée, presque fausse, flottant autour de lui comme s’il l’avait prise à un autre : c’est celle, soudain, de François Mitterrand !

La mémoire, dit Cocteau dans le Journal d’un inconnu, c’est un peu comme des grottes ou, mieux, des villes enfouies. Elles sont obturées. Occultées. Mais voici que l’on perce un petit trou. Et hop ! Un nuage de poussière ! Et nous voilà dans une enfilade de salles qui sont comme une Atlantide retrouvée, insoupçonnée. Ce trou, c’est un visage. Un geste. Une lettre retrouvée. Ou une inflexion de voix et un mot.

Ray Charles sur France 3. Voix d’or. Génie pur et sophistiqué. Et, revenu à sa chambre d’hôtel, seul avec son manager français, cette banalité fascinante, captée par la caméra, des occupations, préoccupations, conversations de chaque soir. Version moderne de la toujours si vraie leçon de Chateaubriand : « les princes, au fond, n’ont rien à dire ».

Et si ce n’était que cela, un grand penseur, un grand artiste : quelqu’un qui écoute autrement ?

Ce soupçon, parfois, qu’un intellectuel puisse n’être qu’un écrivain manqué. Cette idée a peut-être moins d’influence que l’auteur d’un vrai, d’un grand, parfois d’un seul livre opérant son autre travail de taupe dans les esprits. Ulysse, par exemple, dont on célèbre aujourd’hui, à Dublin, l’anniversaire.

J’avais oublié que c’était lui, Arthur Cravan, le « colosse mou » qui servit de modèle au Lafcadio des Caves du Vatican.

J’avais oublié cet admirable Bagne de Genet, mis en scène par Antoine Bourseiller à Nice et qui, avec cinquante ans d’avance, nous dit déjà tout de Abou Ghraib.

Un écrivain, ce serait donc sa vie. Les péripéties, toutes les péripéties, d’une biographie soumise à la grande violence hystérique du sens. Conception policière de l’Histoire. Obsession du complot, de l’occulte, de l’envers du décor, de la combine, du double jeu. Écrivains, vos papiers. Votre casier judiciaire, pas vos livres.

Et puis, à l’inverse encore, André Breton répondant, dans Nadja, à ceux qui, n’ayant rien compris à rien, s’inquiéteraient d’une littérature trop subjective, trop prise dans le vif de la vie, et dont on reconnaîtrait trop aisément les modèles (la gêne très étrange qui, aujourd’hui, accueille le Je te laisse de Jean-Marc Roberts) : « je persiste à réclamer les noms, à ne m’intéresser qu’aux livres qu’on laisse battants comme des portes, et desquels on n’a pas à chercher la clef ».

Les hommes dont on subit le regard avant même qu’ils ne vous fixent.

Cette façon qu’ont les politiques, les soirs d’élection, de vous fixer, vous regarder, mais parler, en fait, pour ne rien dire – juste se justifier d’exister.

Mais n’y a-t-il pas deux Bagne de Genet, l’un comme l’autre inachevés ? La pièce, oui. Mais encore sa version scénario (éditions de L’Arbalète) qui lui faisait dire en substance, à la façon de Beckett avec Film : quand je fais des livres ce sont des livres ; quand je ferai des films ce seront des films et ils ne devront presque plus rien aux mots – retour, chez un écrivain, du rêve du grand cinéma muet.

Refuser les honneurs, ce rite funéraire pour vivants. Mais cette jolie statuette remise, l’autre samedi, aux vingt parrains survivants de l’aventure SOS Racisme ?

Un baron de l’UMP préférant voter pour un UDF proche de Massoud (Morillon) que pour une UMP ayant soutenu Saddam Hussein (Bachelot). Un grain de vérité, tout à coup. Noblesse retrouvée de la politique.

Quel est votre secret ? Mais avoir une âme, c’est avoir un secret.

Barthes, dans ses conversations de 1977 avec Jean- Marie Benoist et moi, telles que les réédite, ces jours-ci, France Culture – quelle émotion… Si j’écrivais mes Mémoires ? Je choisirais des événements. Quelques rares événements. Ils seraient comme des objets flottants, déliés de ce qui fit leur contexte – un nom sans le visage qui allait avec, un visage sans le nom qui le portait, un nom sans les autres noms qui faisaient sa circonstance : des ofnis, oui, des objets flottants non identifiés ou, à la façon de Naipaul (Pour en finir avec vos mensonges, éditions du Rocher), « des petits cailloux jetés dans un étang d’eau claire et provoquant de grandes ondes concentriques » – ici une lumière ; là une ombre ; et là, soudain très nette, une silhouette, un visage, puis, enfin, une scène qui revient.

Littérature ? Politique ? Guerre ? La littérature est un art martial.