Ce fut un tsunami de joie. Une liesse immense qui submergea tout sur son passage. 

Au point que l’on n’eut même pas droit – c’est dire ! – aux râleurs de service grognant contre le côté opium du peuple, pain et jeux, etc., de la nouvelle religion footballistique. 

Alors, face à un tel unanimisme, on a le choix entre deux attitudes. 

Celle d’Alceste et, en la circonstance, des surréalistes trouvant si étouffante l’extase patriotique des lendemains de la Première Guerre mondiale que l’un d’entre eux, Michel Leiris, ne craignit pas, lors du fameux dîner Rachilde, à La Closerie des lilas, d’ouvrir grand la fenêtre et de hurler « A bas la France ». 

Ou celle de jouir au contraire, sans arrière-pensées ni réserve, de ce moment si rare et, par les sombres temps qui courent, si précieux où exulta, par la grâce d’un beau match où le perdant fut presque aussi glorieux que son adversaire, le bonheur d’être français et la fraternité symbolique retrouvée de tous les citoyens. 

Le Leiris de « L’âge d’homme », devenu si sévère à l’endroit d’un dandysme politique où il voyait soudain l’aveu, sinon d’une faute, du moins d’une faiblesse, aurait probablement choisi la seconde option. 

Mais à une condition. 

Que l’on n’oublie pas qu’un symbole est, originairement, la poterie cassée en deux que les messagers grecs se transmettaient pour se reconnaître et dont on attendait, avant de finir de se réjouir, que les deux moitiés se soient rejointes. 

Et que l’on ne perde pas de vue que le symbole reste vide, qu’il sonne désespérément creux, tant qu’il n’a pas rencontré le reste du réel et n’a pas su, en se recollant, produire le miracle d’une réalisation et d’une refonte

Fraterniser un soir, autrement dit, s’adresser des sourires et des chansons à la terrasse des cafés, transformer la fan zone du Champ-de-Mars en théâtre d’une fête de la Fédération retrouvée, communier dans la fierté d’une France dont on redécouvre, de Bondy aux Champs-Elysées, qu’elle est riche de ses différences autant que de son histoire et peut redevenir une nation de gagnants – c’est bien. 

Mais ce qui serait encore mieux, ce serait que ce moment d’intensité où l’on put dire « la France » sans entendre qu’elle « s’ennuie » ou qu’elle sombre dans la « déprime » ou qu’elle n’a à partager que la haine ou l’envie, ces « passions tristes », dure davantage que ce que durent ces crises à l’envers que sont, au fond, les grands matchs.

On rêve d’une nation se souvenant plus longtemps qu’en 1998 de l’instant béni où, devant les caméras du monde, Lloris, Griezmann ou Pogba s’embrassaient comme des frères. 

On rêve d’un pays n’oubliant pas trop vite que ceux qu’il appelle « les migrants » peuvent avoir aussi le visage des parents de Kylian Mbappé (sacré meilleur jeune joueur du Mondial) ou celui de Samuel Umtiti (à qui la France dut, face à la Belgique, sa qualification en finale). 

On rêve d’un président Macron auquel ce triomphe (qui n’est peut-être pas, après tout, sans ressemblance obscure avec le sien) donnerait l’élan de devenir le champion qui manque à une construction européenne en train de s’enliser dans les marécages du populisme, du défaitisme et de la médiocrité. 

On rêve que l’étrange image de son « dab » façon hip-hop, celle de Didier Deschamps porté en triomphe par ses joueurs sur la pelouse encore sèche du stade Loujniki, ou celle du « On a gagné » entonné, d’une seule voix, par des millions de concitoyens, on rêve, oui, que tout cela lui donne les ailes dont il aura bien besoin pour s’imposer à Poutine et à Trump et leur opposer, chaque fois qu’il le faudra, la voix de la mesure, de la raison et, pourquoi pas, de la grandeur. 

Et l’on aimerait tellement, enfin, voir cette vague joyeuse et douce qui emporte les Français les conduire vers l’une de ces belles aventures politiques, historiques ou morales dont ils ont parfois le secret et qui ferait d’eux, au cœur de l’Europe, un pays réconcilié avec lui-même et avec la part noble de sa mémoire. 

Il ne faut pas trop rêver, naturellement. 

Et il faut, comme toujours, se garder du funeste piège des lendemains qui chantent. 

Mais attention, tout de même, à ce qu’ils ne déchantent pas trop. 

Parce qu’il y a pire que les chimères ou les mirages – c’est la gueule de bois. 

Et il y a plus triste qu’une défaite en finale – et c’est la déconvenue d’un peuple se couchant au son des cloches de Notre-Dame et se réveillant, quelques matins plus tard, à nouveau seul avec ses fantômes. 

Il faudra donc, pour conjurer ce risque, que le symbole se recolle. 

Il faudra, pour que l’événement perdure et que nous nous tenions, le plus de temps possible, à la hauteur de ce qu’il a produit, que fructifie le « nouvel optimisme » abondant, telle une ondée heureuse, sur la « France unie » et « qui gagne ». 

Et il faudra que le même « rêve français » qui a permis cette apothéose retrouve la réalité d’un monde, ici en folie, là en gésine ou en train, ailleurs encore, de voir tourner à toute allure des pages entières d’une Histoire redevenue pareille à un tohu-bohu tétanisant tous nos anciens réflexes. 

Mais il conviendra, pour cela, que l’esprit reprenne la main. 

Car c’est là, dans les œuvres de l’esprit, que sont les plus sublimes réussites d’une nation. 

Alors, et alors seulement, le sacre des Bleus sera, vraiment, celui du peuple qui a inventé les droits de l’homme et l’anticléricalisme, l’alexandrin et la tirade, l’insolence de Gavroche et de Raimu, de Scapin et de La Fontaine – et, bien sûr, la devise républicaine. 

Victoire oblige.