Kyiv Post : Vous serez de retour en Ukraine, jeudi prochain, 28 mai, pour interpréter vous-même, sur la scène de l’Opéra de Lviv, votre pièce de théâtre, Hôtel Europe

Bernard-Henri Lévy : Oui. Ce sera la troisième fois. Je l’ai fait à Odessa, ville d’Isaac Babel, d’Eisenstein et d’une des communautés juives les plus légendaires d’Ukraine. Je l’ai fait à Kiev, le 21 février, jour anniversaire du Maidanqui est, pour moi, l’une des plus belles révolutions de l’histoire contemporaine. Et je vais donc réinterpréter ma pièce, je vais rejouer ce monologue sur l’Europe et son génie, dans cette ville symbole de la grande culture mittleeuropéenne qu’est, aux côtés de Vienne, Prague ou Budapest, Lviv. C’est une grande émotion pour moi. Je ne me sens jamais si Européen que quand je suis dans ces villes où l’Europe est une nostalgie, un combat et une espérance. Vous voulez une confidence ? Mon rêve serait d’aller jouer cette même pièce, prononcer ces même mots, faire entendre ce même hommage à Dante, Goethe, Chevtchenko, et Nadia Savtchenko, jusqu’à Donetsk, Louhansk, Debaltsevo ou Marioupol. A bon entendeur, salut !

Vous vous êtes beaucoup battu pour la cause de l’Ukraine en Europe. Où en sommes-nous ? 

Je vous avoue que je suis perplexe. Je ne veux pas inquiéter outre mesure vos lecteurs. Mais je sens un vent mauvais souffler sur les capitales européennes. Comme si retombait, pour de bon, l’élan de solidarité que l’on a senti au moment du Maidan. Comme si les capitales européennes étaient, face à l’arrogance russe, en train de se dire que le prix à payer est peut-être trop élevé. Je ne parle pas des opinions publiques qui, dans leur grande majorité, continuent d’être écœurées par les frasques, les provocations et les menaces de Poutine. Mais je vous parle des cercles dirigeants, des élites, des gouvernants qui sont peut-être en train de vous lâcher. 

Même la France ? 

Non. La France fait encore exception. Je crois savoir que tant votre Président que, plus récemment, votre Premier Ministre ont été plutôt satisfaits de leurs conversations avec le Président François Hollande. Et vous savez d’ailleurs comme moi que le même Hollande n’a absolument pas cédé sur cette affaire hautement sensible qu’était l’affaire des Mistral. Faire passer les principes avant le commerce, et la solidarité avec un peuple frère avant les intérêts bassement financiers, ce n’est pas si fréquent. Ce n’était, en l’occurrence, pas si facile qu’il y paraît. C’était même, si vous voulez mon avis, un vrai et rare geste d’homme d’Etat : on a reproché à Hollande de mettre, en ne livrant pas les Mistral, la signature de la France en péril – je pense, au contraire, que c’était lui faire honneur et que c’est en refusant de livrer qu’on rassurait nos partenaires sur notre détermination et notre puissance… Mais la France n’est pas l’Europe. Et si le Président Hollande jouit d’une autorité considérable il n’a pas pour autant les leviers pour entraîner, seul, une Europe défaitiste, frileuse et qui a peur, comme je le dis dans la pièce, d’être privée de gaz russe pour passer l’hiver prochain. 

Jusqu’où, d’après vous, pourrait aller cet accommodement avec Moscou ? 

Tout est dit dans la pièce. Car j’avais, hélas, anticipé le cours de ce néo munichisme dont l’Ukraine fait les frais. Les diplomates et, en particulier ceux de Bruxelles sont des gens bizarres – sans mémoire et, parfois, sans dignité. Il y a quelques jours encore, on a eu droit, dans la presse française et britannique, à de drôles de fuites, savamment organisées. On était à la veille de la conférence annuelle sur l’élargissement. Et on a tenu à nous faire savoir qu’un grand nombre des Etats membres de l’Union mettaient désormais l’accommodement avec Poutine et la reprise du « business as usual » au-dessus de la fidélité aux engagements politiques et moraux pris au moment de la chute de Yanoukovitch. Un exemple : il semble qu’une majorité soit en train de s’affirmer pour trouver « naturel » et presque « souhaitable l’adhésion à l’Eurasie de tels ou tels pays de la région. Laquelle Eurasie, je vous le rappelle quand même au passage, a deux caractéristiques. 1. C’est un projet géopolitique basé sur une idéologie fascisante qui date des années 1930 – je l’ai expliqué en long, en large et large et en travers dans une conférence donnée à Kiev l’année dernière et dont vous avez publié le texte. 2. C’est une machine de guerre contre l’Union européenne : une façon de lui faire équilibre – et, à travers le soutien aux partis populistes, xénophobes et antieuropéens qui y pullulent, de la déstabiliser, voire, si possible, de la faire exploser.

Vous êtes proche du président Poroshenko. Vous en êtes-vous ouvert auprès de lui ?

Laissez-moi vous dire d’abord que, plus je vois le président Petro Poroshenko, plus je suis frappé par son calme, sa détermination et sa souveraineté. La dernière fois, c’était à Paris, il y a trois semaines. Chez moi. J’avais convié, autour de lui et pour l’écouter, quelques-uns de celles et ceux qui font l’opinion en France. Eh bien tous ont été impressionnés par l’homme, par sa certitude de l’emporter et par le caractère visionnaire des réformes qu’il entend accomplir. Quand le personnage d’Hôtel Europe, à la toute fin de la pièce, compose le gouvernement idéal de l’Europe et qu’il donne à Poroshenko le ministère de la grandeur, ce n’est pas une figure de style ! Alors, après, pour répondre à votre question, je crois, oui, qu’il est conscient de la fragilité du soutien international à son pays. Il voit le sale petit jeu de ceux qui ont le culot de mettre leur lâcheté sur le dos d’une Ukraine qui serait trop lente à se réformer, trop récalcitrante à engager la lutte contre la corruption etc… Et c’est une raison supplémentaire qui fait que, pour ma part en tout cas, je plaide plus que jamais pour que l’Europe et la France le soutiennent ; pour que les Etats-Unis débloquent les armes dont il a besoin et que réclament un nombre grandissant de sénateurs et de congressmen américains; et que, tous ensemble, nous continuions de tenir tête à ce néo impérialisme russe dont l’Ukraine est la première mais sûrement pas la dernière victime.

A quoi une pièce comme Hôtel Europe peut-elle servie dans cette conjoncture ? 

C’est une pièce très largement consacrée, comme vous le savez, à l’Ukraine. C’est un hymne aux défenseurs de Donetsk, aux héros de Debaltsevo et à la centurie céleste de celles et ceux qui sont morts sur le Maidan. Et c’est un appel à la libération de Nadia Savchenko, la courageuse aviatrice qu’ont kidnappée les séparatistes dans l’Est du pays et que Poutine détient au mépris de toutes les lois de la guerre. Alors, venir jouer cela à Lviv c’est déjà, pour moi, un geste de solidarité concret et une manière de dire à ces frères en Europe que sont, pour moi, les Ukrainiens : « vous n’êtes pas tout à fait seuls ; vos amis de la première heure sont toujours à vos côtés ; nous sommes nombreux, encore, à savoir que vous êtes nos sentinelles, notre bouclier, face aux héritiers de Staline et de Nicolas 1er ». Mais vous verrez que c’est aussi une adresse sans concessions ni prudence à cette Europe veule qui, s’il ne restait pas des intellectuels, des journalistes et des consciences honnêtes pour la rappeler à l’ordre de ses propres valeurs, aurait déjà retrouvé le chemin de Moscou et renié ses engagements d’il y a un an. J’irai, d’ailleurs, lire aussi ma pièce à Berlin, à Bruxelles et, j’espère, à New York. Pour, chaque fois, tenter de faire entendre la voix de l’Ukraine libre, démocratique, indivisible et européenne.

Quel plaisir avez-vous à jouer ? 

Un grand plaisir. Quand Jacques Weber a créé la pièce à Sarajevo, puis à Paris, et qu’il y a donné tout son génie de grand maître d’un théâtre nourri par Cyrano, Don Juan et les tragédies d’Ibsen ou de Racine, c’était une émotion immense. Mais reprendre à mon tour le texte, là, dans ces trois lieux de la conscience européenne et de la résistance à l’anti-Europe que sont Odessa, Kiev et, maintenant, Lviv, c’est encore autre chose. Vibration sans égale. Impression d’être immédiatement et absolument compris. Miracle d’une parole qui, en même temps qu’elle se dit, semble être l’écho de la parole intérieure d’un public en train de jouer sa vie, son destin et son espérance. Un sentiment de communion et de fraternité que j’ai rarement éprouvé.


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