Comme de coutume désormais, c’est une photo twittée qui a déclenché la haine. Bernard-Henri Lévy se baladant à gauche de Maxim Marchenko, un homme en treillis, blond et baraqué, gouverneur d’Odessa que la propagande russe a transformé en une sorte de centurion. Puis, quelques semaines plus tard, juste avant leur reddition à Marioupol, long entretien via Zoom reproduit le 15 mai dans le JDD avec un des gradés de la 18e brigade d’Azovstal, parmi lesquels quelques irréductibles du régiment Azov, ces hommes de fer qu’on appelait naguère « les hommes en noir ».

Comment un Juif, mondialement connu pour son libéralisme et son antitotalitarisme, ardent partisan des droits de l’homme et de l’État d’Israël, qui n’hésite pas à traiter Zemmour de fasciste, peut-il se retrouver embarqué dans une aventure périlleuse au côté d’un régiment d’Ukrainiens que leurs adversaires prétendent « dénazifier », héritiers et vétérans du bataillon Azov fondé en mai 2014 par Andriy Biletsky, lieutenant-colonel de police connu pour ses opinions ultranationalistes ?

Les médias français et internationaux, les observateurs américains ont beau certifier que l’ancienne milice est « purgée » de ses éléments extrémistes depuis qu’elle a été intégrée à l’armée régulière, un doute peut persister, d’autant que leur chef historique, ce même Biletsky, mis à l’écart d’Azov, a pris position en faveur de ses anciens camarades. Sur une vidéo YouTube (reprise sur le site Ukrainskaïa Pravda, le dimanche 22 mai), il affirmait que les séquestrés d’Azovstal, ces héros nationaux, n’avaient jamais pu être ravitaillés depuis le 14 avril par hélicoptère malgré trois tentatives, toutes infructueuses. Fidélité ou récupération ?

Bernard-Henri Lévy aurait en ce moment trois contrats sur la tête

Quarante-cinq ans après son lancement, le 27 mai 1977 à Apostrophes, l’émission de Bernard Pivot, le missile intellectuel BHL n’a rien changé, ni de parti pris, ni de silhouette, ni de garde-robe, ni de cette capacité supérieure, presque provocatrice, à susciter la haine ou le soupçon, en défendant parfois des causes dangereuses. Trop beau, trop riche, trop sûr de lui, trop parisien, trop juif, trop atlantiste, trop ami des champs de bataille, il déchaîne depuis un demi-siècle de principat médiatique les sarcasmes ou, plus sérieusement, les menaces de mort… des Brigades rouges, à la fin des années 1970 (affiches Lévy = une balle dans la bouche), aux Iraniens, affaire Hassan Sayyad Khodaï, colonel du corps des Gardiens de la révolution islamique, qui projetait, d’après le Wall Street Journal, d’assassiner Lévy et qui a été éliminé par le Mossad le 22 mai à Téhéran. Bernard-Henri Lévy aurait en ce moment trois contrats sur la tête, à commencer par celui de 1 million de roubles (somme qu’il semble trouver médiocre) offerts sur les réseaux sociaux par un groupe de « patriotes russes ». Insultes, fatwa ou contrats mafieux, il s’en fiche, il se veut invulnérable. À 73 ans, le Malraux des années postmodernes a gardé son charme et un humour à la Byron, arme si bien cachée qu’on ne peut l’évaluer avant de l’avoir approché, et force est de lui reconnaître qu’il a du panache, de l’énergie et du courage. Pourtant, pour certains c’est avéré, même cap à droite, BHL a toujours tort.

Préjugé que confirme le journaliste et écrivain suisse d’origine serbe Slobodan Despot, fondateur de la lettre d’information numérique Antipresse, adversaire russophile et droitier de BHL, géant placide de près de 2 mètres qui a débattu avec le philosophe sur le plateau d’une radio helvétique au moment de la représentation, à Genève, de sa pièce de théâtre Looking for Europe : « C’est extraordinaire et presque touchant de le voir choisir les mauvaises causes à répétition, après l’islamisme bosniaque, ces hooligans paramilitaires qui sont le fer de lance et le bras armé de l’ultranationalisme ukrainien. »

« Ces accusations de néonazisme sont fausses. Et fabriquées, encore une fois, par un vrai néonazi : Poutine »

Lorsque je le rencontre, à Paris mi-juin, l’auteur de La barbarie à visage humain et de L’empire et les cinq rois porte des lunettes de soleil, les yeux fatigués par des dizaines d’heures de montage de son dernier film. Titre : Pourquoi l’Ukraine. Dès que je lui pose la question qui me brûle les lèvres, « Pourquoi les croix gammées ? », il m’affirme avec son énergie coutumière : « Je récuse absolument cette histoire. Ce sont les éléments de langage de l’extrême droite russe et de Poutine. Et je trouve ça franchement dégueulasse. Une des choses qui m’impressionnent au contraire, chez les Ukrainiens, c’est qu’ils ont, comme la plupart des nations d’Europe, un passé criminel sur la question mais qu’ils ont travaillé là-dessus, mené à bien un travail de mémoire colossal et font un deuil plutôt exemplaire. C’est vrai de l’Ukraine en général, qui a porté au pouvoir un président juif nommé Zelensky ; qui se reconnaît massivement en ce président juif et non en je ne sais quel hooligan ; et où l’extrême droite fait, à toutes les élections, des scores dérisoires. Mais c’est vrai, aussi, des hommes d’Azov qui n’ont plus aucun lien avec Biletsky et qui, pour les plus jeunes d’entre eux, ne savent même plus qui il est. Azov, en gros, a été purgé de ses éléments néonazis depuis 2014. Je connais Denis Prokopenko par exemple, le commandant de la brigade d’Azovstal. Je l’ai rencontré dans les tranchées du Donbass il y a deux ans. Ce n’est pas un homme de gauche, je vous l’accorde. Mais ces accusations de néonazisme sont fausses. Et fabriquées, encore une fois, par un vrai néonazi : Poutine. »

Dans son documentaire, très fidèle à son style volontiers rétro, parfois poétique, images d’archives mêlées à des plans de BHL au milieu des ruines, le tout commenté par le maître d’une voix lente et pédagogique, la longue partie consacrée aux combattants d’Azov se veut une réfutation des accusations forgées par les trolls du Kremlin. Ce qui donne la plus jolie scène du film, une jeune desperado blonde de l’armée maudite chantant un hymne patriotique dans les corridors noirs de l’enfer d’Azovstal. Qu’elles soient kurdes ou slaves, vivantes ou mortes, Bernard-Henri Lévy et son vieux complice Gilles Hertzog aiment les guerrières, les amazones modernes.

Plus loin, interview pleine de noblesse d’un autre soldat perdu, le sous-chef d’Azov, un barbu nanti d’une prothèse à la main gauche, que BHL me dit ne pas connaître autrement que par cette unique rencontre via Zoom et qu’il appelle affectueusement « le capitaine crochet ». À voir cette blessure bien réparée, on le suppose vétéran des combats du Donbass et, donc, potentiellement ancien criminel de guerre aux yeux des Russes. Lui non plus n’a pas l’air d’un nazi, on dirait un barbier du Marais sans tatouage, un peu fatigué. Suivent en voix off des considérations sur l’Ukraine pays des « Justes », où malgré le massacre antisémite de Babi Yar (33 771 morts), le peuple ukrainien s’est bien comporté pendant l’occupation allemande, information certes rassurante mais qui ne semble pas avoir grand rapport avec l’histoire toute fraîche du bataillon Azov, à ses débuts une poignée de hooligans à barre de fer, supporters du Dynamo Kiev, sans foi ni loi, embrigadés politiquement par Andriy Biletsky.

« Un fasciste courageux, même héroïque, je ne peux pas l’admirer »

BHL m’affirme qu’il sait reconnaître un fasciste au premier coup d’œil et qu’il n’est pas question pour lui une seule minute de céder à la fascination. Nous parlons de Berlin en 1945 et des combats désespérés livrés par d’autres chiens de guerre dans d’autres caves contre l’ours russe, par ailleurs libérateur d’Auschwitz. Je lui dis qu’au fond peu importe qu’il y ait des néonazis dans les troupes d’Azov, puisqu’ils se comportent en héros, donnant leur vie pour la cause occidentale. Puis il rompt les chiens, tranchant : « Un fasciste courageux, même héroïque, je ne peux pas l’admirer. » Celui qui donne sa vie pour une belle cause n’est donc pas sauvé s’il n’a pas la bonne carte… Soudain j’ai l’impression d’entendre mes amis communistes d’autrefois. BHL continue de refuser toute couleur brune aux porteurs de l’insigne Azov qu’ils soient ukrainiens ou étrangers : « Si vous regardez, dans le film, la séquence d’entraînement avec les hommes de cette opération Mozart, orchestrée par un groupe de vétérans de l’armée des États-Unis pour soutenir les troupes ukrainiennes, c’est très clair. L’instructeur américain, un barbu à cheveux longs qui a une tête de DJ californien, n’a franchement pas l’air d’un suprémaciste blanc… »

Puis, esprit de l’escalier, il ajoute : « Quant aux libérateurs d’Auschwitz, je vous rappelle tout de même que c’est le premier front ukrainien qui a libéré Auschwitz et que, si vous voulez aller au bout du symbole, c’est un officier ukrainien de l’Armée rouge, Anatoliy Shapiro, à qui revint, le 27 janvier 1945, à la tête de son unité de chars, d’entrer le premier dans le camp d’extermination et d’en libérer les derniers naufragés. »

À l’heure où j’écris ces lignes, un mois après la reddition, le sort des survivants des sous-sols d’Azovstal inquiète le philosophe, qui dit ne pas dormir depuis plusieurs jours à cause d’eux. « Je reviens toujours bouleversé d’un reportage de guerre. Éprouvé nerveusement. Là, ce fut particulièrement dur. Et j’ai du mal à me remettre de ce tournage. Pourquoi ? La proximité avec l’Europe, à nos portes ? Je ne sais pas… » Je lui raconte ce que m’a dit Slobodan Despot (que BHL traite au passage de « facho serbe ») à propos du triage sinistre opéré par les Russes à la sortie de la souricière entre tatoués et non-tatoués, il me répond que les tatouages ne signifient rien et que si on faisait déshabiller des soldats de la Légion étrangère française on en trouverait autant. Nous tombons d’accord sur le constat que si ce triage avait eu lieu et si des dizaines de croix gammées et de sigles SS avaient été découverts sur la peau des prisonniers, il est étonnant que, tout en gardant leur silence officiel, les Russes n’aient pas laissé filtrer les photos des tatouages sur Internet. BHL en profite pour enfoncer le clou : « S’il y a des néonazis parmi eux, c’est totalement marginal. Et, je vous en supplie, entendez ceci : en quoi cela justifie-t-il de détruire une nation, de tirer sur les maternités, de violer, de tuer les journalistes et de transformer Marioupol en un nouvel Alep ? »

Seconde question qui me vient à l’esprit : pourquoi cette reddition sans gloire, le 16 mai, des combattants d’Azovstal alors qu’il était question de négocier avec les Russes pour les exfiltrer ? « Oui, c’était mon idée, j’en ai parlé à un président européen qui était d’accord, mais cela n’a pas abouti, j’ignore pourquoi. » Officiellement les Russes étaient en train de les emmurer vivants dans les sous-sols du complexe industriel et Zelensky aurait agi en urgence pour épargner ses garçons : selon l’adage américain bien connu « Save the boys ».

Après enquête, il semblerait que le président en question soit Emmanuel Macron et qu’Erdogan ait été mis à contribution, mais que Zelensky s’y soit opposé. Peut-être pour éviter de donner le beau rôle à Macron. D’après BHL, les conditions négociées avec l’armée russe (échange de prisonniers) seront inopérantes, les Russes n’ayant toujours, d’après lui, aucun souci des morts ou des soldats capturés. « L’autre problème, c’est que les hommes de Poutine ont remis les prisonniers aux séparatistes du Donbass, ce qui était le pire scénario. Avec, en plus, cette conséquence politique : une sorte de reconnaissance de fait des séparatistes, ce que le gouvernement ukrainien n’avait jamais consenti à faire. Et puis, il y a encore autre chose. Je suis en contact avec les familles. Je parle avec les mères, les épouses qui seront là, pour certaines, à Paris, le jour de la sortie de mon film. Elles reçoivent des coups de fil leur demandant comment rapatrier les corps de tel ou tel, morts en détention. »

Après avoir noté ce désaccord avec Zelensky, je reviens sur l’étiquette de « fasciste » qu’il applique à Vladimir Poutine. Je relève que, par ailleurs, dans son film il le traite de « forcené ». Il hésite sur « forcené » mais maintient fermement l’autre épithète. « Non je ne pense pas que Poutine soit fou, il a un projet idéologique qui est d’affaiblir, déstabiliser, détruire les démocraties libérales, il écoute des idéologues comme Douguine. » Alexandre Douguine, né en 1962, mystagogue inspiré, chantre de l’eurasisme, fameux pour ses positions antioccidentales, qui a déclaré récemment à Causeur : « Nous ne faisons pas la guerre à l’Otan, nous faisons la guerre contre BHL. » Il existe un curieux document sur YouTube où les deux hommes s’affrontent courtoisement, lors d’un débat organisé par le Nexus Instituut à Amsterdam. Dans leurs propos on voit clairement et parfois un peu schématiquement se développer deux visions du monde incompatibles, le libéralisme se voulant lumineux de BHL face aux forces obscures d’un ésotérisme ultraréactionnaire de Douguine, voix de basse, tête de personnage dostoïevskien.

À en croire le parti des Lumières, assis en face de moi sur son canapé, dans un rayon de soleil propice, il y aurait plus que jamais deux camps à s’opposer pour l’hégémonie mondiale, les démocraties libérales et la force atlantique d’un côté, dont le fer de lance serait aujourd’hui l’Ukraine, et de l’autre l’obscurantisme moyenâgeux, antisémite, anti-LGBT, constitué pêle-mêle par la Russie de Poutine, l’islamisme radical et les Chinois.

Lorsque je lui demande si, à son avis, la troisième guerre mondiale est commencée, comme l’ont annoncé Jacques Attali ou l’ancien Premier ministre Villepin, BHL hausse les épaules : « Oui, elle est peut-être commencée ; mais c’est Poutine qui l’a voulue, Poutine qui la mène et Poutine qu’il faut arrêter. » Il réfléchit une seconde et ajoute : « Mes amis ukrainiens me disent ceci : “L’armée russe est démotivée, découragée. Leurs armes fatiguent. Leurs systèmes électroniques se détraquent et ont du mal à être réparés à cause des sanctions occidentales. Il y a toute une partie du matériel qu’il faut mettre hors d’usage car on y prend des pièces détachées qui vont servir à réparer le reste.” »

Zelensky est devenu un véritable homme providentiel

Puis d’évoquer Poutine, rusé, farouche mais isolé, muré dans le regret de l’Empire soviétique qu’il a vu détruire par deux anciens comédiens : Jean-Paul II et Ronald Reagan et maintenant victime d’un troisième, Zelensky, dont BHL concède, hors micro, qu’il a peut-être, au début de la guerre, en bon acteur, saisi l’occasion de jouer « le rôle de sa vie » mais est aujourd’hui devenu un véritable homme providentiel. « J’aime les gens comme Massoud ou Zelensky qui n’étaient pas faits pour le rôle, qui n’étaient pas prédestinés à être des héros et qui, lorsque cela advient, se hissent au-dessus d’eux-mêmes et deviennent de vrais Grands. » Suit un éloge du staff des proches conseillers, les hommes du président, de jeunes types « formidables » de 30 ans à peine, « une idée par minute, au courant de tout ce qui se passe dans le monde ». Je lui demande où Zelensky les a trouvés : « C’étaient les gens qui lui écrivaient ses sketchs », me répond l’aventurier de la liberté d’un ton mi-naïf mi-ironique.

Curieux contraste entre le maître du Kremlin, que l’on sait conseillé par une sorte de Raspoutine new age épris de métaphysique, et le comique juif à la Cyril Hanouna, coaché par ses scénaristes, usant de tous les artifices techno. Soudain amusé, un brin joueur, BHL me confie qu’il a assisté à de bonnes scènes, notamment lorsque, Sean Penn tardant à répondre à un appel, un conseiller du président a menacé l’agent de la star de « donner le rôle » à DiCaprio. Jamais, malgré le courage incontestable du leader ukrainien qui engage sa vie dans le combat, la politique spectacle n’a été aussi loin. Un des jeunes martyrs d’Azov, héros anonyme blackboulé entre ces souterrains infernaux où se terraient 2 500 damnés sous le feu des orgues de Poutine, n’a-t-il pas eu ce mot désespéré et visionnaire : « Ça va donner une belle série Netflix ? » Le pire, c’est qu’il a sûrement raison. Dernière question : sera-t-il encore ici-bas pour la suivre ?


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