Même ses détracteurs doivent lui reconnaître une constance sur l’Ukraine. Bernard-Henri Lévy était présent sur la place Maïdan en 2014. Il a rencontré les présidents Porochenko puis Zelensky, et alerté très tôt que la menace russe était à prendre au sérieux. Disponible sur le site d’Arte, son documentaire Pourquoi l’Ukraine, coréalisé avec Marc Roussel, montre l’horreur de la guerre poutinienne qui s’est abattue sur un pays aspirant à la démocratie, à la liberté et à l’Europe. 

Dans un grand entretien à L’Express, le philosophe met en garde contre la « lassitude grandissante » des opinions occidentales face à ce conflit. Il s’oppose aux « réalistes » ou pacifistes qui estiment que c’est l’expansion de l’Otan qui a provoqué la Russie, comme à ceux – souvent les mêmes – qui plaident pour une solution négociée en Ukraine. Critique de l’évolution de la gauche (« Mélenchon a gagné, mais la vraie gauche a perdu »), Bernard-Henri Lévy défend en revanche les positions diplomatiques d’Emmanuel Macron comme de Joe Biden. 

L’Express : Alors que la guerre en Ukraine s’annonce longue, craignez-vous une indifférence grandissante de la part des opinions occidentales ?

Bernard-Henri Lévy : Oui, bien sûr, c’est toujours le risque en démocratie d’opinion. Tocqueville l’a bien montré à la fin de De la Démocratie en Amérique. L’opinion est un géant fragile. Elle se fatigue. Se lasse. Et, finalement, chancèle. Poutine a compris cela. Je n’imagine pas qu’il ait lu Tocqueville. Mais il connaît cette loi des démocraties. Et je l’imagine, dans sa datcha, ou ses palais, ou ses bunkers, calculant, supputant, comptant les jours qu’il faut, dans une démocratie, pour que « l’Opinion » en ait marre et passe à autre chose.

Là, je sens que ça commence. Pas une hostilité, non. Mais une indifférence. Une lassitude grandissante face au spectacle de cette guerre en Europe qui était, au début, assez neuf mais qui commence à lasser. C’est terrible. Et c’est, d’ailleurs, l’une des raisons pour lesquelles nous avons, avec Marc Roussel, pressé le pas et fini si vite ce film sur l’Ukraine. L’indifférence croissante des opinions est, aujourd’hui, l’ennemie des Ukrainiens. Autant que les missiles. 

Henri Guaino a publié il y a quelques semaines une tribune dans Le Figaro s’alarmant d’une escalade du conflit. Ce point de vue prend-il de l’ampleur chez les intellectuels ? 

Il faut bien voir d’où vient ce point de vue. C’est un écho du grand débat, récemment relancé, sur les origines de la guerre de 1914. D’un côté, vous avez la thèse selon laquelle cette guerre eut des origines structurelles, géopolitiques, politiques, type choc des nationalismes et des empires, volonté de puissance allemande, etc. Et puis vous avez Christopher Clark, cet historien australien qui a fait scandale, il y a quelques années, dans un livre intitulé Somnambules. Eté 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre et dont la thèse était : guerre contingente, arrivée par accident ou par une série, en tout cas, d’effets papillon démarrés avec l’attentat de Sarajevo… J’en tiens, moi, pour la doctrine numéro 1 : on n’entre pas en dans une guerre comme ça, par somnambulisme, ce n’est pas vrai. Les intellectuels dont vous parlez sont pour la doctrine numéro 2 et, de là, tout suit – à commencer par cette idée qu’on entend de plus en plus : « arrêtons de livrer des armes à l’Ukraine, ça ne fait que prolonger les combats et, de là, les souffrances »…

N’est-ce pas vrai d’un point de vue factuel ? 

C’est comme si on avait dit aux Alliés en 1942 qu’à force de parachuter des armes aux résistants français, ils prolongeaient les combats et créaient de la souffrance. C’est comme si on avait dit au général de Gaulle qu’en entretenant la chimère d’une France libre, il perpétuait le malheur français. C’est un argument moralement ignoble et, de surcroît, factuellement idiot.

Pourquoi ?

Parce que l’alternative serait pire. Ces gens proposent quoi ? La paix de Poutine. Signée à ses conditions. C’est la garantie d’une guerre différée. C’est l’assurance d’une Russie victorieuse, arrogante, et poussant plus loin son avantage. Et c’est le désagrément de vivre avec, sur la tête, trois chantages au moins, trois épées de Damoclès : le chantage au gaz, au blé et au nucléaire. Non. Il y a des moments de l’Histoire où il faut savoir choisir entre un mal et un pire. 

Bien sûr que les 200 Ukrainiens qui meurent tous les jours, c’est monstrueux. Et, croyez-moi, je sais ce que j’ai dit : hier encore, j’ai appris la mort sur le front d’un personnage du film, la toute dernière scène, le moment de fraternité où nous chantons l’hymne ukrainien. Mais l’alternative, je vous le répète, c’est le chaos et, un jour ou l’autre, peut-être très vite, le retour de la guerre – en plus effrayant encore…

Pour vous, être réaliste, ce serait donc tout faire pour une victoire ukrainienne ?

Exactement. J’entends souvent dire « c’est bien gentil, l’idéalisme ; mais que faîtes-vous des réalités ? » Eh bien justement. La réalité c’est une puissance revanchiste, hostile à l’Europe et à ses valeurs, qui est prête à tout pour nous déstabiliser. Vous avez vu le cynisme avec lequel Poutine utilise l’arme de la faim ? L’Holodomor géant dont il menace la planète et, en particulier, les pays pauvres ? Veut-on que l’Europe, et le monde, vivent avec ce risque sur la tête ? 

Mais que serait une « victoire » ukrainienne ? La maîtrise de l’intégralité de son territoire ? 

La victoire, c’est quand le massacre s’arrêtera. Quand l’Ukraine pourra reprendre le chemin de son invention démocratique. Et quand elle et, au-delà d’elle, l’Europe n’auront plus ce pistolet poutinien braqué sur la tempe. Pour tout cela, un moyen : la victoire militaire, le recul de l’armée russe et, pourquoi pas, sa capitulation. 

Cette victoire ukrainienne n’est-elle pas de plus en plus chimérique, alors que l’artillerie russe gagne du terrain dans le Donbass ? 

Je n’en sais rien. Nous sommes tous focalisés sur le Donbass. Or il y a eu, avant la bataille du Donbass, d’autres batailles que tout le monde a l’air d’oublier et que les Ukrainiens ont gagnées. Ils ont repoussé les Russes au nord de Kiev, contre-attaqué à Mykolaiev, verrouillé Odessa et empêché, pour le moment, l’assaut sur Zaporijja.

Et puis, quand on parle du Donbass, on ne dit pas assez que ce sont des batailles terribles, horriblement sanglantes, mais qui se déroulent dans un mouchoir de poche et dont l’issue peut très bien, du jour au lendemain, se retourner. Pourquoi ne verrions-nous pas, après les Thermopyles, Salamine, puis Platées [NDLR : Trois des guerres médiques opposant les Grecs aux Perses, au Ve avant J.-C.] ? Et qui vous dit que les reculs ukrainiens dans le Donbass ne sont pas des reculs tactiques ? 

Dans le film, on vous revoit, en 2014, déclarer : « Nous savons que le sort de l’Europe se joue ici, sur Maïdan ». Contrairement à des réalistes comme Renaud Girard, vous aviez averti que la menace d’une invasion de l’Ukraine était sérieuse…

Oui. Je l’ai dit et répété. Sur le Maïdan et dans l’Est russophone. A Paris et à Washington. Partout. J’ai eu très tôt deux convictions. Primo : Poutine ne sait rien faire de mieux que la guerre, il confond l’art de gouverner et celui de guerroyer – cf. la Tchétchénie, la Géorgie, la Syrie. Secundo : sur l’Ukraine, son parti fut pris très tôt, il attendait juste son heure, le moment opportun, la fenêtre – et elle était là, tout à coup, cette fenêtre. C’était le départ des Américains de Kaboul.

Le retrait américain de l’Afghanistan aurait selon vous donné un feu vert à Poutine pour passer à l’offensive ? 

On saura un jour. Mais je pense, oui, qu’il y a eu deux dates clefs dans la perception, par ses ennemis, d’un retrait de l’Occident. La trahison des Kurdes, voulue par Trump puis Biden. Et le départ de Kaboul. Comment voulez-vous que la sainte alliance des « Cinq Rois » (Russie, Chine, Turquie néo-ottomane, Iran, talibans) voie cela ? Comment voulez-vous qu’elle considère cet arrêt brutal d’une intervention militaire qui durait depuis vingt ans ? Comme un feu vert… 

Quoi qu’on pense de cette intervention militaire, il est vrai que…

J’en pense, moi, du bien. C’était une intervention juste, qui sauvait des vies et dont je vous rappelle, au passage, qu’elle n’était plus, depuis sept ans, en mode « mission de combat ». Plus un Américain ne mourait en opération. Mais leur seule présence avait un effet dissuasif suffisant pour calmer les ardeurs des talibans et les garder en périphérie des villes… 

Avec le recul terrible des droits des femmes en Afghanistan, on redécouvre la véritable nature des talibans, tout comme les avancées en matière de scolarisation des jeunes Afghanes permises par la présence américaine… 

Il fallait, vraiment, être animé par une volonté d’ignorance insensée pour ne pas voir cela. J’étais en Afghanistan quelques mois avant le retour des talibans. Je suis allé dans le Panchir. A Kaboul. Ailleurs. Et partout, j’ai vu les progrès de cette société civile, de cette liberté d’expression, de cette libération des jeunes filles et des femmes. Quant aux talibans, il suffisait d’écouter. Ils n’avaient rompu ni avec l’obscurantisme religieux ni avec les buts d’al-Qaeda et même de Daech. 

Pour en revenir à l’Ukraine, des « réalistes », comme John Mearsheimer ou Henry Kissinger, assurent que la principale cause de ce conflit, c’est l’expansion de l’Otan. A leurs yeux, le péché originel a eu lieu au sommet de Bucarest en 2008, avec la promesse américaine faite aux Ukrainiens d’une adhésion à l’Alliance atlantique…

C’est exactement l’inverse ! La principale cause du conflit c’est que nous n’avons pas accepté l’Ukraine dans l’Otan ! J’ai publié, en 2008, avec André Glusckmann, un appel où nous demandions d’accueillir l’Ukraine et la Géorgie. Fin de non-recevoir de Merkel, de Sarkozy et du reste de l’Europe. C’est ça la réalité. C’est parce que l’Occident a eu peur, a reculé, s’est renié et a renoncé à sanctuariser l’Ukraine que la guerre a fini par éclater. Cette inversion de l’histoire, cette révision sont proprement ahurissantes ! Je la qualifierais de puérile si elle n’était aussi tragique…

Les partisans de cette théorie mettent en avant les interventions occidentales au Kosovo, en Irak ou en Libye, présentées comme relevant elles aussi d’une forme d’impérialisme. Vous avez largement soutenu ces interventions. N’avez-vous pas de regrets ? 

Déjà, la guerre en Irak, je ne l’ai jamais soutenue ! J’ai une théorie de la guerre juste. Librement adaptée de la doctrine de Saint-Augustin et de Grotius. Or « mes » critères n’étaient pas réunis, en Irak, en 2003. Et il y avait quelque chose que je trouvais absurde dans ce messianisme démocratique qui laissait croire que l’on pouvait passer de la dictature à la démocratie comme de la nuit au jour. Cela dit, je ne crois pas non plus que c’était une guerre impérialiste. Les Américains n’avaient pas l’intention de rester. Il n’était pas question de gouverner. Et, si l’objectif avait été une prise de contrôle économique, ils auraient été bien mieux servis en se mettant d’accord avec Saddam Hussein et en permettant à leurs compagnies pétrolières de prendre le marché.

Autrement dit, guerre absurde, oui. Menée sans cette « intention droite » qui est un des critères de la guerre juste, d’accord. Mais guerre impérialiste, non. Je connais certains des idéologues néoconservateurs qui, à l’époque, en défendaient le principe. Ce n’étaient pas des salauds. Ils voulaient vraiment libérer le peuple irakien. Ce n’étaient pas des impérialistes. 

Et le Kosovo ? 

C’est autre chose. Il fallait bloquer la mécanique du massacre ethnique. Arrêter les Serbes qui étaient en train de commettre des atrocités. L’intervention de l’Otan a été décidée après cet autre Boutcha que fut le massacre de Racak [le 15 janvier 1999]. Je trouve très étrange que l’on compare une intervention sans motif, criminelle, dont le premier geste est de tuer, bombarder, détruire des villes entières, piller – l’invasion de l’Ukraine – avec une intervention comme celle du Kosovo où il s’agit de réagir à un nettoyage ethnique larvé, qui est en train de s’emballer et dont l’arrêt suffit à arrêter, aussi, la guerre. Après, est-ce que les Kosovars, ou les Libyens, ont transformé l’essai ? Saisi la perche qu’on leur tendait ? Et construit le type de régime que nous espérions ? Non. Mais c’est aux peuples de décider. Ils font ce qu’ils veulent ou peuvent. Ce n’est plus de la responsabilité de ceux qui ont arrêté un massacre. Au Kosovo, je vous le répète, c’est ce qu’on a fait. Et on a aidé la Serbie, par ricochet, à se débarrasser d’une dictature épouvantable. 

La Serbie est aujourd’hui un allié de la Russie au coeur de l’Europe…

Elle l’est beaucoup moins que si Milosevic était resté. Elle a l’espoir de rejoindre la communauté européenne, et elle fait donc un peu attention. La géopolitique, c’est une histoire sans fin. C’est un bras de fer permanent interminable. On marque des points, on les perd. On affaiblit l’adversaire, il se renforce. Les victoires ne sont jamais définitives, et les défaites non plus.

Comme jugez-vous le bilan diplomatique d’Emmanuel Macron sur le dossier ukrainien ? Le « en même temps » semble permanent. D’un côté, une volonté de négocier avec Poutine – sans aucun résultat – et de ne pas « humilier » la Russie, quitte à ulcérer les Ukrainiens. De l’autre, l’assurance faite au G7 que « la Russie ne peut ni ne doit gagner et donc notre soutien à l’Ukraine et nos sanctions contre la Russie se maintiendront aussi longtemps que nécessaire »…

Tout le monde a tâtonné dans cette affaire. A commencer par Biden qui, au début de cette guerre offrait tout de même, je vous le rappelle, une exfiltration à Zelensky et, si les mots ont un sens, consentait donc à sa défaite. Alors, Macron, c’est pareil. Il a cru, dans la première phase, qu’il pouvait arrêter Poutine. En tout cas, il a essayé. Et cela n’était pas sans mérite. Mais, aujourd’hui, sa position est claire. La Russie ne peut pas, et ne doit pas, gagner. L’Ukraine ne peut pas, et ne doit pas, perdre. Et, à cette Ukraine, il offre un soutien qui, si, encore une fois, les mots ont un sens, est sans limite. Ceux que vous nommez « les réalistes », mais qui sont bien moins réalistes qu’on ne le pense, en ont pris pour leurs frais. Et quant aux Ukrainiens, sont-ils si ulcérés que cela ? Je viens d’apprendre que le bataillon que l’on voit à la fin du tournage du film, sur le front sud, entre Zaporijia et Marioupol, a décidé de se rebaptiser « bataillon Charles de Gaulle ». La France, là, n’est pas si impopulaire que vous semblez le dire…. 

Comme l’a rappelé L’Express, Jean-Luc Mélenchon appelait de ses vœux la « désagrégation » de l’Ukraine en 2014. Pourtant, ses positions prorusses, tout comme celles de Marine Le Pen, n’ont eu aucune conséquence électorale. Mélenchon est aujourd’hui le patron de la gauche française…

C’est vrai. Et c’est navrant. Mélenchon a gagné, mais la gauche a perdu. La vraie gauche. Celle qui avait intégré la culture antitotalitaire à son patrimoine idéologique antérieur. Ce n’est pas bon pour la France…

Pourquoi ? 

Parce que la France a aujourd’hui les cinq ennemis dont je vous parlais tout à l’heure et que j’ai décrits dans L’Empire et les cinq rois : la Chine, la Russie, l’Iran, la Turquie et les islamistes radicaux. Être aveugle au danger que représentent ces cinq puissances, ces cinq volontés d’empire, ces cinq revanchismes, être aveugle ne serait-ce qu’à l’un d’entre eux, ce n’est pas bon. Or c’est le cas de Mélenchon. Comme c’est celui de Le Pen. Ils se retrouvent là-dessus. Avec cette fascination commune, et bizarre, pour Poutine. 

Les États-Unis sont de plus en plus polarisés et clivés sur le plan intérieur, comme on l’a encore vu au sujet de l’avortement…

Oui. Encore que les extrêmes ne sont pas si clivés que ça et ont même tendance à se rejoindre. Vous observerez que, sur la question dont nous parlons, c’est-à-dire l’Ukraine, l’extrême gauche comme l’extrême droite sont d’accord pour envoyer les Ukrainiens se faire voir. C’est évident pour les trumpistes qui disent « America First » et, donc, « Que l’Ukraine aille au diable ». Mais ce n’est pas moins évident dans la gauche du parti démocrate qui tient que cette affaire est un conflit inter-impérialiste, un conflit entre peuples blancs, et qu’il ne concerne en rien la guerre aux règles blanches qu’a déclarée le wokisme et qui semble à celui-ci le vrai moteur de l’Histoire d’aujourd’hui.

Kissinger et Chomsky, au fond, sont d’accord. Ils se retrouvent sur le cas de la souffrante Ukraine. Ils prônent, pour des raisons opposées mais convergentes, le même repli des États-Unis. Et ils prônent la rupture avec la grande et belle ambition virgilienne qui fut l’honneur des États-Unis : de même que Rome recommençait Troie en mieux, puis l’Europe Rome en mieux, recommencer l’Europe, son universalisme, ses Lumières, en encore mieux. 

Joe Biden fait preuve de fermeté face à la Russie…

Il se conduit bien. Il y a eu cette hésitation au début. Il y a eu, avant cela, l’immense défaite morale que fut le retrait d’Afghanistan. Et puis il s’est repris. Il a eu ce sursaut, ce réflexe, ce renouement avec le geste fondateur de l’Amérique, son credo, son exceptionnalisme, ses valeurs. Pas plus qu’en France, cela ne sera payant électoralement. Et ce n’est pas comme ça qu’il augmente ses chances de gagner les midterms de novembre. Mais voilà. Il l’a fait. Et c’est le meilleur de l’Amérique qui se manifeste là. 


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