Si je devais résumer le sentiment de malaise que me donne la guerre annoncée en Irak, je dirais : moralement justifiée, politiquement désastreuse. Moralement ? Personne ne regretterait de voir mis hors d’état de nuire un dictateur sanguinaire, gazeur de Kurdes, massacreur de chiites – et que l’on ne puisse réserver le même sort à tous les massacreurs du monde, que l’on ne puisse universaliser cette guerre et l’ériger en règle de conduite et maxime, n’est un argument que pour le kantisme de bazar qui fait les bataillons pacifistes. Politiquement ? C’est là, en revanche, que le bât blesse. Car faire une guerre au terrorisme dont on sait que le premier effet sera d’en relancer la machine, prétendre instiller dans le monde musulman le bon virus démocratique quand on ne fait qu’attiser le conflit des civilisations et des mondes, se focaliser sur un ennemi, enfin, qui n’est plus, depuis longtemps, qu’un leurre, voilà de la mauvaise politique et voilà pourquoi je ne parviens pas à être favorable à cette guerre.

Peut-être ai-je raté un épisode. Mais je ne comprends pas au nom de quelle logique on nous serine que la France s’est déconsidérée dans la gestion de la crise ivoirienne. Car enfin voilà un ministre qui a du panache et de la voix. Voilà une France qui, sous son impulsion, a tenté de faire de la politique, de la vraie, et de la faire à visage découvert. Voilà une politique qui, autrement dit, rompt avec la sale pratique des petits arrangements entre amis du temps de Foccart et Mitterrand. Que cette politique ait échoué, qu’elle ait eu pour seule vertu, jusqu’ici, de révéler le vrai visage de Gbagbo, que quelques-uns des masques africains soient tombés et que Dominique de Villepin ne l’ait apparemment pas prévu, c’est vrai. Mais cela prouve quoi ? En quoi cela plaide-t-il contre la méthode et son auteur ? Et sommes-nous certains, surtout, que cette politique de la parole donnée ait dit, réellement, son dernier mot ?

Poutine, Quai Conti. Le kagébiste, le massacreur, le Saddam Hussein slave, cet homme qui, tandis que l’on défile contre une guerre qui n’a pas encore eu lieu, achève, lui, tranquillement la sienne, ce personnage infâme qui rêve d’aller « jusque dans les chiottes » finir de « buter » les « terroristes » et qui, en attendant, rêve à voix haute de « spécialistes » de la circoncision qui fassent que « ça ne repousse plus », cet homme-là, donc, reçu en grande pompe dans une enceinte où l’on se souvient de Zola, Hugo, François Mauriac : quelle honte ! quelle pitié ! et, vu depuis Grozny, quelle dérision ! Quelques-uns (Rouart, Revel, Orsenna, Poirot-Delpech, j’en oublie) ont sauvé l’honneur. Mais les autres ? L’Institution ? La France ? Pardon, Maurice Druon : mais on entendait, ce mardi noir, tandis que votre invité paradait sous la Coupole, des voix de partisans, dans la neige des montagnes, ami entends-tu le vol noir des corbeaux sur la plaine – sauf que c’étaient des voix tchétchènes.

Étrange époque où, quand une fille prend la plume pour rendre hommage à un père disparu, quand elle lui consacre un livre de mémoire et de pudeur où tout est dans la distance tenue et maintenue, quand elle dit combien elle l’a aimé et comment il l’a préférée, on sort son revolver, non plus kantien, mais freudien (mais un freudisme à deux sous, tellement ignare !) pour dire, sûr de son effet : « inceste… le livre d’un inceste mal déguisé… » Ce livre, c’est celui que Marie-Claire Pauwels consacre à l’auteur de Saint-Quelqu’un. Nous fûmes, de son vivant, adversaires et amis. Nous avons durement polémiqué, avant, dans les derniers temps, de nous rapprocher beaucoup. De ce récit qui le ressuscite, de ces pages où on le retrouve dans sa gloire et sa vanité, sa souveraineté et ses faiblesses, des scènes où on le voit, par exemple, essayer son habit d’académicien avec l’œil du fils de tailleur qu’il fut aussi, pourquoi ne pas juste dire qu’elles sont émouvantes, belles ? De la littérature comme art du tombeau.

Reprendre ce bloc-notes pour dire la peine que m’inspire la mort si soudaine, et si parfaitement improbable, de Daniel Toscan du Plantier. Trente ans que nous étions amis. Trente ans que, à Arte et ailleurs, nous défendions, ensemble, une idée de la culture et de l’Europe. Daniel n’était pas un producteur, mais un artiste. C’était l’artiste des artistes. C’était un cinéaste de talent qui avait fait le choix, un jour, de ne rien garder, de tout donner. Ce personnage haut en couleur et flamboyant, cet homme que l’on nous présente, partout, comme un beau parleur et un éloquent était un silencieux, un vrai, si parfaitement secret que sa prodigalité même donnait le change : quelqu’un qui avait choisi de se taire pour que d’autres parlent à sa place ; un auteur dont l’œuvre existe, mais cryptée, clandestine, passée en contrebande dans celle de ses aînés, puis de ses cadets. Je rêve d’un jeune biographe qui, se penchant, un jour, sur l’aventure de ce passeur hors pair, écrirait quelque chose comme : « De l’œuvre secrète de Daniel Toscan du Plantier à travers les films de Rossellini, Losey, Pialat et quelques autres ».


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