Mes Mémoires, confie un grand nom de la littérature américaine… Je ne pourrai me mettre à mes Mémoires que le jour où je sentirai que l’aventure est terminée… Il n’y a que dans les testaments, en effet, qu’un homme, donc un écrivain, devient tout à fait libre… Mais en même temps, continue-t-il, rêveur : quand j’en serai là, pourquoi le ferais-je ? dans quel but stratégique ? il faut un calcul pour se raconter, une stratégie pour se mettre en scène, et le propre de ce moment de la mort annoncée, c’est que l’on n’y fait, sans doute, plus de stratégie. Aporie du mémorialiste.

De Nina Berberova, citée dans la biographie de Gérard Lebovici par Jean-Luc Douin (Stock) : « chacun, en ce monde, a son no man’s land où il est son propre maître ; chaque homme, de temps à autre, échappe à tout contrôle, vit dans la liberté et le mystère, seul ou avec quelqu’un, une heure par jour, un soir par semaine, un jour par mois ». Lebovici ? Le fondateur d’Artmedia. Le compagnon de Belmondo et de Truffaut. L’ami de Guy Debord achetant un cinéma pour projeter en boucle son Hurlements en faveur de Sade qui restera comme l’unique cas, dans l’histoire, d’un film sans images et presque sans son. L’éditeur, aussi, d’un Mesrine dont le spectre semble vouloir, ces jours-ci, refaire un tour de piste. Et, au bout, ces quatre balles dans la nuque définitivement énigmatiques.

Je ne suis pas toujours d’accord avec Joseph Macé-Scaron (L’homme libéré, Plon). Trop finkielkrautien, sans doute… Trop proche des thèses de Régis Debray… Un goût pour le « bon sens » (p. 58) ou la pensée qui « coule de source » (p. 74) que démentent, au demeurant, ses propres remarques (p. 152) sur la lecture fautive, par Gide, de la prétendue « improvisation » stendhalienne… Mais quand il dépeint, en moderne Tocqueville, les pièges de l’individualisme, quand il exhorte à libérer la personne d’un personnalisme qui s’est compromis, via Mounier, avec le double visage, pétainiste et stalinien, du pire, quand il évoque son « regretté maître » Jean-Marie Benoist ou qu’il raconte ce grand moment de « perestroïka intellectuelle » que fut l’aventure des nouveaux philosophes, quand il dépeint le bourdivisme comme un néobabouvisme mâtiné d’occultisme tendance X-Files et qu’il montre comment ce néoprogressisme peut reproduire, sur le dos, un jour, des « Palestiniens », un autre des « jeunes des banlieues », un autre encore des déshérités de la « mondialisation », le dispositif historiciste que la réflexion antitotalitaire de la fin du dernier siècle pensait avoir démonté, alors, là, en revanche, je me sens soudain très proche. Un « conservateur ouvert » (puisque c’est ainsi qu’il se définit) ne crachant pas sur Mai 68, quel régal ! Un chrétien orthodoxe (voir, à la fin, le très beau récit du pèlerinage à l’Athos) qui parle avec tant de justesse de la leçon iconophile du Shoah de Claude Lanzmann, quelle surprise ! Un aronien, enfin, qui se révèle si bon lecteur de Foucault (souci et construction de soi, exhortation à se déprendre du mauvais langage de l’identité), de Lacan (mais attention ! celui de Jacques-Alain Miller plutôt que de l’expert en psychiatrie sociale Tony Anatrella, cher à la droite intellectuelle !), un libéral, en un mot, qui refuse le discours convenu des nouveaux « briseurs de censure » exhortant à « tout dire » et à récuser l’intimidation par les diktats de la « pensée unique » et du « politiquement correct », voilà qui, sur une scène intellectuelle digne de ce nom, devrait faire avancer le débat et, peut-être, bouger quelques lignes. Anniversaire de la mort d’un ami. Et sentiment, déjà, de cette ritualisation du deuil et de la mémoire qui est l’exact envers de l’hommage que l’on aimerait lui rendre. Il faudrait imaginer quelque chose d’autre. Il faudrait pouvoir faire, par exemple, comme ces amis de Proust dont Jacques-Emile Blanche raconte qu’ils se réunissaient, chaque année, non pour le pleurer, mais pour, simplement, l’imaginer vivant : l’Académie ? Le Figaro ? de nouveaux amis ? de nouveaux ennemis ? une suite à La Recherche ? des dîners ou définitivement enfermé ? Cabourg ? quel éditeur ? la vie, quoi ! la vie, non seulement dans le cœur, mais dans l’imagination des survivants. Penser après Auschwitz ? Mais oui. Justement. C’est parce qu’il y a eu Auschwitz qu’il faut continuer de penser. La grande frivolité des mourants, insiste Proust à propos de Bergotte. Et puis cette autre idée, plus insistante encore, que la mort ne coïncide presque jamais avec la fin de l’existence terrestre et qu’il y a une mort avant la mort, des pans entiers de soi qui commencent à disparaître de son vivant. L’inverse, donc. Pourquoi se gêner ? Il y a trente-cinq ans, l’admirable « nous sommes tous des juifs allemands » d’une extrême gauche qui savait encore à quelle dette elle était tenue. Aujourd’hui, chez les mêmes ou chez ceux qui, plus exactement, se croient leurs héritiers, cet antisémitisme à visage à peine déguisé en islamoprogressisme, altermondialisme, bourdivisme encore. Quelle régression !


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