Succès, sur France Télévisions, d’Une autre idée du monde.

Semaines passées à espérer, désespérer, prier, gronder, plaider pour mon cher Afghanistan.

Et envie, soudain, de parler d’autre chose.

Quoi ?

L’hallucinante affaire Céline qui a défrayé la chronique de l’été et que la rentrée littéraire a trop vite balayée.

Je ne connais rien de comparable, d’abord, à la réapparition, après trois quarts de siècle, de 6 000 pages d’inédits d’un écrivain majeur.

Pensez !

L’entièreté de Casse-pipe.

Le manuscrit de Londres, serpent de mer auquel plus personne ne croyait.

Un roman, sur la guerre de 1914, dont les céliniens n’avaient qu’une vague idée.

Mille feuillets d’une version complète de Mort à crédit.

Un conte médiéval, La Volonté du roi Krogold.

Des lettres à Robert Denoël, peut-être à Robert Brasillach.

C’est comme si un quart de La Recherche avait été oublié et retrouvé.

Ou comme si réapparaissaient les tragédies perdues d’Eschyle, Sophocle ou Euripide.

C’est une Atlantide de mots qui resurgit.

Une bouteille à la mer, qui dégorge ses secrets.

C’est toute l’œuvre célinienne et, par la force des choses, toute la littérature du XXe siècle qui, lorsque cette somme sera publiée, devront être réévaluées.

Et cette histoire n’a rien à voir, ni avec le nouveau Jean Santeuil de Bernard de Fallois, ni avec la publication du Journal intégral de Julien Green, ni avec la trentaine de Cahiers de Cioran mis aux enchères en 2005, ni avec rien.

Les circonstances de cette redécouverte, ensuite, sont très étranges.

Au cœur de l’affaire, il y a un homme, Jean-Pierre Thibaudat, non répertorié chez les céliniens officiels.

C’est l’époque, raconte-t-il, où il est critique théâtral au quotidien Libération.

Un inconnu lui remet deux cartons de manuscrits qu’il le charge de rendre publics (mais à une condition : pas avant le décès de Lucette, la veuve, qui partageait les idées infâmes de l’écrivain et qu’il ne veut à aucun prix enrichir).

Pourquoi lui ? D’où vient que le mystérieux inconnu l’ait choisi, lui, Thibaudat pour cette œuvre de transmission ?

Il ne le précise pas.

Et l’on en est réduit aux conjectures.

L’une, qu’il évoquait entre les lignes de son témoignage à Mediapart : l’inconnu n’en était pas tout à fait un et il y avait, entre eux, une obscure complicité remontant à la génération des pères et à l’engagement dans la Résistance.

Et l’autre, dont je m’étonne que ni lui ni personne ne l’ait encore évoquée : le critique Thibaudat est aussi l’auteur d’un article enthousiaste sur la création, par Jean-Louis Martinelli, du seul et unique texte théâtral, L’Église, jamais écrit par Céline.

Sauf que l’on est, dans ce cas, en 1992, à Nanterre.

Peut-être à Lyon, où Martinelli créa la pièce.

Or il y a dans la salle, ce jour-là, Lucette Destouches, la veuve.

Et, en fouillant dans mes archives, je découvre que Thibaudat signe, dans le même numéro du 11 octobre, non seulement une recension du spectacle, mais un portrait plutôt aimable de la dame.

Deux conséquences.

D’abord, donc, nous sommes en 1992, presque quinze ans avant la date admise par les commentateurs de l’affaire.

Mais surtout un amateur de Céline assez pieux pour avoir, un demi-siècle durant, pris soin de ces trésors ne peut pas ignorer que l’homme à qui il les remet et demande d’attendre la mort de la veuve n’est pas défavorable à celle-ci.

Ce qui rend plus étrange encore, plus mystérieux, plus romanesque, ce geste de confiance.

Quoi qu’il en soit, Thibaudat fait le travail.

Qu’il s’y mette il y a dix, vingt ou trente ans, il plonge dans ce paquet de mémoire et déchiffre, saisit, établit, les inédits.

Et le plus fascinant est, alors, la réaction du milieu littéraire.

Il y eut, heureusement, la part d’émerveillement.

Et je pense là, notamment, à l’article de Jérôme Dupuis, qui a lancé l’affaire dans Le Monde ou aux interventions de Me Emmanuel Pierrat sur Radio France,

Mais, à côté de ça, que de mesquineries !

Voici les céliniens professionnels qui redoutent qu’on ne découvre de nouveaux textes antisémites de leur grand homme.

Voici les anticéliniens pavlovisés qui, dans le droit fil de la nouvelle cancel culture, hurlent qu’on a mieux à faire, à l’heure où la planète brûle, que de faire toute une histoire des papiers d’une vieille canaille.

Et voici surtout les spécialistes et héritiers qui poussent des cris d’orfraie, craignent qu’on ne leur ôte le pain de la bouche et en appellent à la police des lettres et, hélas, à la police tout court pour convaincre Thibaudat de vol et de recel.

Où l’on s’avise – et c’est, pour moi, la plus importante leçon de l’affaire – qu’il y a deux façons de mourir.

Il y a ceux qui ont eu de la chance avec leurs légataires : Sartre et Arlette Elkaïm ; Aragon et Jean Ristat ; Malraux et Florence.

Et il y a les malchanceux : Barthes et François Wahl qui fit un procès à La Règle du jeu pour diffusion sauvage d’inédits ; Nietzsche et son affreuse sœur Elisabeth ; Péguy et son fils maréchaliste ; et, aujourd’hui, Céline.

Pouvoir des familles.

Abus de droit des ayants droit.

Le plus grand péril pour un écrivain ?


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