Voici ce que je comprends de la réforme des retraites et du tohu-bohu qui l’accompagne.

1. La IVe République, sous l’autorité du général de Gaulle et dans le sillage de la Résistance, a doté la France d’un système unique au monde, sorte de chef-d’œuvre social et politique, qui a fait les riches heures du pays.

2. Ce chef-d’œuvre est en péril. Il a été plusieurs fois ravalé, restauré, réformé, et il a tenu soixante-quinze ans. Mais chacun sait qu’il est en péril et que trois phénomènes au moins sont en train de le miner : l’allongement de la durée de la vie ; le fardeau d’un endettement public qui réduit la marge de manœuvre de l’Etat et sa capacité à voler au secours d’un système bientôt failli ; l’évolution de la notion même de travail dont la place dans nos vies a changé avec, primo, la robotique, secundo, le chômage de masse et, tertio, l’obligation écologique de rompre avec l’impératif de croissance à tout prix – si le travail change à ce point de sens et de prix, s’il n’a plus la même place dans nos existences, comment la notion de retraite, ou de retrait, qui en est le miroir et était au fondement de l’ordonnance de 1945, n’en serait-elle pas affectée à son tour ?

3. Nous avons un gouvernement qui, fidèle aux promesses de campagne du président, a décidé d’affronter ce changement forcé de paradigme. Il l’a fait plus ou moins bien ; il lui est arrivé de tâtonner, de se tromper, de revenir en arrière ; il a commis, chemin faisant, des erreurs de communication fâcheuses ; mais que pèsent des erreurs de communication face à l’enjeu immense qu’est le sauvetage d’un chef-d’œuvre social et politique ? et le reproche qui lui est fait d’avancer dans le brouillard, de ne pas abattre clairement son jeu, de reprendre son coup, d’atermoyer, ne devrait-il pas être mis au crédit, au contraire, de ce mode de gouvernance que l’on appelle démocratique et dont le principe est qu’il n’y a jamais de solution toute faite et prête à sortir, tout armée, de tel cerveau fertile ? Quand les gouvernants hésitent et changent d’avis, quand ils tergiversent ou reculent, ferment une porte ou la rouvrent, ils ne font rien d’autre, en fin de compte, que délibérer face aux gouvernés, débattre avec eux (fût-ce par BFM interposé) et ajuster leurs propositions au fil de ce corps-à-corps idéologique et, aujourd’hui, cathodique qu’est aussi une négociation sociale…

4. Nous avons des syndicats dont on devrait saluer le retour sur le devant de la scène publique mais qui, à l’exception notable de la CFDT et de l’Unsa, ont réagi à cette offre de discussion, somme toute plutôt loyale, de la plus étrange façon qui soit : est-ce volonté de revanche sur la séquence gilets jaunes ? incrédulité vis-à-vis d’un régime de retraites qu’ils jugeraient, au fond d’eux-mêmes, plus corrompu encore qu’on ne le pense et impossible à réformer ? est-ce une version populaire de cet « après moi le déluge » qui est la devise des régimes à l’agonie et dont on ne cherche plus qu’à tirer, chacun pour soi, la meilleure part ? Toujours est-il qu’ils se sont opposés à la réforme avant de savoir ce qu’il y aurait dedans ; au lieu de négocier un meilleur régime pour leurs enfants, ils ont aussitôt dit n’avoir d’autre objectif que de faire rendre gorge aux puissants ; et ils se conduisent comme ces « derniers hommes » qui, dans les récits de science-fiction, sont si intimement convaincus que la partie est finie qu’ils ne connaissent plus qu’une loi, celle du « point de lendemain » et du « sauve-qui-peut » généralisé.

5. Ce que l’on voit, dès lors, c’est un état de détresse sans précédent depuis soixante-dix ans. Pas la détresse, bien sûr, des damnés de la terre qui frappent aux portes de l’Europe et ont, eux, tout perdu. Mais une détresse par anticipation. Un découragement de principe et sans issue visible. Le ressentiment de grévistes qui, plutôt que d’être portés par l’intensité d’une lutte, par la vitalité de l’espérance réformatrice qui a fait la grandeur de la classe ouvrière ou par la radicalité d’un projet qui refuserait le meilleur des mondes postcapitaliste et numérique en proposant de vraies alternatives, s’en prennent aux non-grévistes, ou aux refoulés de la rame du RER, avec la rage des desperados du no future. Ce que l’on voit c’est la passion triste d’une jeunesse qui semble entrer dans la vie avec pour unique souci de se projeter dans son propre troisième âge. Bref, une France qui, oublieuse de sa hardiesse, de son inventivité politique et, pour tout dire, de son génie, offre tous les symptômes d’une société gagnée par le nihilisme et malade.

Le Léviathan hobbesien, même lorsqu’il grondait, avait l’unité rassurante des corps bien formés. Mais quand le peuple devient foule, quand cette foule n’est plus faite que de communautés mutuellement exclusives, voire mutuellement dénonciatrices, quand la parole devient cri et le cri tirade haineuse et insulte, quand chacun tire dans les pattes de chacun et en perd le souci du bien public, ne se rapproche-t-on pas de cet état prépolitique que les contemporains de Hobbes nommaient état de nature et où les loups (pour l’homme) étaient au cœur de la Cité ? Cette maladie de l’âme, ce désabusement d’une France lasse d’elle-même comme de l’Univers, de ses gouvernants comme de ses syndicalistes, de sa langue comme de son histoire, de son prolétariat comme de sa bourgeoisie, cet épuisement d’une nation qui ne veut plus ni de son roman, ni de ses écrivains, ni de ce qui fit, au temps de l’invention de son système de santé, son exception et sa grandeur, tout cela est si profond qu’il faudra, pour en sortir, plus qu’une réforme des retraites : c’est à une réforme intellectuelle et morale que nous sommes, en vérité, appelés et c’est chacun de nous, en tant qu’il pense et veut vivre, qui sera, ici, requis.