C’est la première fois depuis vingt-trois ans qu’il est donné à un écrivain français de s’adresser à un public afghan.

J’ai parlé, sous les bombes, aux combattants de Sarajevo.

J’ai parlé, après leur libération, aux amis de Belgrade, en Serbie.

Je suis heureux, et ému, de parler, aujourd’hui, au peuple libre de Kaboul. Et je voudrais, avant toutes choses, saluer les artisans de cette liberté.

Je salue mes amis, les ministres Fahim et Qanouni, que j’ai connus, dans les maquis du Panchir, auprès du Commandant Massoud, que nous avons pleuré ensemble.

Je salue le peuple de Kaboul, ses résistants de l’ombre, qui ont tenu bon sous la dictature des Soviétiques, puis sous la pluie de bombes des seigneurs de la guerre, puis sous la férule enfin, sanglante et absurde, de l’ordre taliban.

Je salue en particulier les femmes, celles qui sont ici et celles qui n’y sont pas encore – je les salue parce qu’elles furent doublement martyres, parce qu’elles furent doublement opprimées, et qu’elles sont en première ligne de votre combat pour la dignité et les droits humains.

Je salue ces autres Afghans enfin, rentrés d’exil, qui ont vécu, vingt ans durant, le Panchir et l’Afghanistan au coeur – et qui sont revenus bâtir, avec l’Alliance du Nord et les autres, un Afghanistan ouvert, tolérant, solidaire.

À tous ceux-là j’adresse mon salut, celui du Président et du Premier ministre français, et celui du peuple de mon pays.

Car il y a, entre votre pays et le mien, une longue et belle histoire d’amour.

De votre côté, un roi éclairé qui, au début du siècle dernier, dans le respect des traditions afghanes, ouvrit l’Afghanistan sur le monde et sur la modernité. Un autre roi, que vous attendez tous, Zaher Shah : il a fait ses études en France, il oeuvra pour que s’ouvrent, à Kaboul, deux magnifiques lycées français, il fit appel à des Français pour aider à la rédaction d’une constitution démocratique qui donnait, entre autres, le droit de vote aux femmes. Et puis Massoud enfin, ancien élève du lycée Esteqlâl, admirateur d’un autre résistant, Charles de Gaulle, dont je me souviens lui avoir offert un jour, dans le Panchir, les Mémoires de guerre et les Mémoires d’espoir – Ahmed Shah Massoud qui, lorsqu’il jugea venue l’heure d’alerter le monde sur la menace que faisaient peser les Talibans et Al Qaïda, choisit, comme vous savez, la France pour délivrer son message.

De notre côté, les archéologues de la Dafa, amoureux fous de votre pays et de sa culture, lui consacrant parfois leur vie et bâtissant avec vous, ici le musée de Kaboul, à Paris le musée Guimet, double volet d’un même patrimoine, aujourd’hui vandalisé, et que nous allons restaurer ensemble. Des médecins, venus de toutes les régions de France, dans les années 1960 d’abord, puis, de plus en plus nombreux, à mesure que la nuit tombait sur l’Afghanistan – admirables « French Doctors» qui, alors que les chancelleries se taisaient, tandis que diplomates et politiques consentaient au fait accompli de l’occupation soviétique, venaient, à travers les montagnes, secourir les populations du Panchir. Et puis les écrivains qui, depuis Joseph Kessel, n’ont cessé de rendre hommage à ce pays de l’insolence dont parle Michael Barry, ce Yaghestan, ce peuple de paysans, de guerriers indomptables, mais aussi de lettrés, de poètes, de théologiens, de mystiques : c’est dans cette tradition que, modestement, je m’inscrivais lorsque, en 1981, je vins, pour la première fois, au Panchir, livrer les émetteurs de Radio Kaboul libre au jeune Commandant Massoud ; c’est à ces écrivains, autant qu’aux résistants français qui peuplent ma mémoire et dont l’exemple m’a formé, que je pensais lorsque je revins, d’abord à Kaboul pendant la guerre civile, puis, avec Gilles Hertzog, en 1998, à Bazarak, apporter à Massoud le soutien répété de l’opinion française ainsi que l’invitation à se rendre en France de la part des autorités de la République ; et c’est à eux encore, à Kessel et aux autres, que je songe aujourd’hui, dans ce dernier voyage.

Mes impressions du nouvel Afghanistan ?

Ce furent mes premiers mots, l’autre semaine, au Président Ahmid Karzaï : un pays détruit mais libre.

J’ai parcouru Kaboul. J’ai visité Bamyan. J’ai traversé la plaine de Chamali. Partout, je n’ai vu que ruines, cendres, désolation. Partout, j’ai vu les cicatrices de ces guerres interminables dont nous ne savons pas encore tout, dont on mesurera un jour l’ampleur et l’horreur – et dont vous sortez à peine.

Mais, en même temps, j’ai vu, je vois tous les jours, le bouleversant spectacle d’un peuple libre qui, avec un courage inouï, presque sans exemple, entreprend de refermer ses plaies.

J’ai vu le beau regard des femmes quand elles retirent leur burqa et retrouvent leur visage.

J’ai entendu des responsables, mais aussi de simples habitants, dire que tous – Tadjiks, Pachtouns, Hazaras, Ouzbeks, Nouristanis – vous êtes, d’abord, des Afghans : comme si ces vingt-trois années de catastrophe avaient eu aussi pour effet de resserrer les liens de la nation afghane.

J’ai rencontré des mollahs qui, à Bamyan, pleurent la destruction des Bouddhas et aspirent à leur reconstruction – quelle gifle aux esprits faux qui associent islam et intolérance ! quelle preuve de ce que l’islam, quand il est vraiment lui-même, est une religion tolérante, ouverte aux autres religions, consciente de la fécondité du dialogue avec toutes les spiritualités !

J’ai admiré enfin la sagesse des vainqueurs de l’Alliance du Nord, au lendemain de leur entrée dans Kaboul, et jusqu’à l’heure où je vous parle. Nombreux sont ceux qui, en Occident, craignaient de voir se rééditer les erreurs et les divisions du passé. Nombreux, ceux qui croyaient que, comme en France après 1945, comme en Algérie après 1962, la génération des résistants ne serait pas celle des reconstructeurs et qu’elle devrait passer la main. Eh bien non. Les résistants afghans sont en train de devenir des hommes d’Etat. Les combattants de la liberté ont appris l’art du compromis, du partage du pouvoir, de la politique. Et cela aussi c’est le signe de la liberté retrouvée.

Que l’Afghanistan en soit là, que ce peuple dévasté renoue si vite avec le génie de la liberté, c’est un exploit – et pour cela aussi, vous faites l’admiration du monde.

Je veux vous dire un mot, pour finir, de ma mission ici. Et puisque je me trouve être, aussi, l’envoyé auprès de vous du Président et du gouvernement français, je veux vous confier dans quel esprit peuvent se renouer, selon moi, entre nos deux pays, les liens de fraternité anciens.

Sachez d’abord, chers amis, que nous vous devons beaucoup et que vous avez représenté un exemple pour le monde, bien avant que le monde ne songe à vous apporter son aide ou ses lumières. L’image de votre lutte contre les grands impérialismes russe et britannique, le spectacle de votre courage face à tous ceux qui, au fil des siècles, tentèrent de vous asservir, et cela à l’heure même où succombaient les autres peuples de l’Asie, ont forcé le respect des mouvements de libération du XXè siècle. Et puis l’Europe elle-même, la partie de l’Europe qui, en tout cas, vécut pendant cinquante ans sous la botte communiste vous doit une part de sa liberté : n’est-ce pas les moudjahidin qui, les premiers, ont montré que l’Armée rouge n’était pas si invincible qu’on le pensait ? n’est-ce pas le peuple afghan qui, le premier, au prix de sacrifices inouïs, a fait la preuve que l’on pouvait vaincre le soviétisme ? n’est-ce pas ici, dans vos montagnes, grâce à la ténacité des Afghans, que l’Empire soviétique a entamé son crépuscule ? Pour cela, oui, le monde occidental est en dette. Et pour cela aussi je crois que c’est justice de vous aider.

Comment ? Je ne peux pas dévoiler ici la teneur du rapport que je remettrai, dans quelques jours, au Président et au Premier ministre français.

Sachez simplement que je leur dirai ce que je viens de vous dire, ce que vous m’avez dit vous-mêmes et comment la France doit, par fidélité à ses valeurs, renouer le fil d’un dialogue qui ne s’est, en vérité, jamais interrompu – témoin, ici même, dans cette salle, la présence d’une délégation de la ville de Lyon venue relancer, à l’initiative du ministre Bernard Kouchner et du docteur Frédéric Tissot, la coopération médicale autour de l’hôpital franco-afghan Ali Abad.

Sachez aussi – car cela, le Président de la République française l’a déjà annoncé, lors de sa visite à Paris, à Ahmid Karzaï – que la France maintiendra vraisemblablement, comme l’a préconisé le représentant spécial des Nations Unies, Lakhdar Brahimi, l’essentiel de son contingent au sein de la force mul-tinationale et qu’elle participera à la formation d’un ou plusieurs bataillons de la future armée afghane.

Sachez encore – je ne résiste pas à la joie de vous l’annoncer – que j’ai appris, à Bamyan, l’existence d’un troisième grand Bouddha, un Bouddha couché, enterré depuis des siècles, dont témoignèrent jadis des pèlerins chinois : les Talibans, grâce au ciel, en ignoraient l’existence et le musée Guimet, que nous avons contacté, envisage une mission archéologique française destinée à le retrouver.

Et puis sachez enfin – car il s’agit d’un engagement que je prends, cette fois, à titre personnel – que je compte aider l’ONG française Aïna, éditrice du nouveau Kabul Weekly, à créer un journal en français, en dari et en pachto, qui verra le jour en mai prochain et qui, dans notre esprit, s’appelle déjà Les Nouvelles de Kaboul.

Un écrivain français disait que la France n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle l’est pour tous les hommes. Un de vos sages a dit, comme en écho, que l’Afghanistan n’est jamais aussi grand que lorsqu’il est fidèle à toutes les cultures qui le façonnent.

Puissions-nous, ensemble, illustrer ce double précepte.

Puissions-nous, malgré les larmes, la désolation, les ruines, oeuvrer à ce que nos deux pays se retrou-vent dans une idée commune de la démocratie, de la culture, du droit.

Vive l’Afghanistan libre ! Vive l’amitié franco-afghane !


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