C’était couru.

Je me suis rendu à deux reprises dans la prison à ciel ouvert qu’était le camp de réfugiés de Moria, sur l’île grecque de Lesbos.

La première fois, en février, au début de l’épidémie de Covid, alors qu’Erdogan menaçait d’actionner l’« arme des migrants » que lui ont donnée les Européens et qu’il tient, depuis, braquée sur leurs têtes.

Une seconde fois, à la mi-mai, quand fut levé, en France, le confinement et que j’ai sauté dans le tout premier avion autorisé à décoller pour Athènes et, de là, pour Mytilène, la capitale de l’île.

Et j’ai dit, écrit, hurlé (Paris Match, 1 er juillet), que ce camp n’était pas un camp mais une indignité, une zone de quasi-non-droit, un Guantanamo sans coupables ni suspects ouvert, telle une plaie, au flanc de l’Europe grecque, romaine, juive, chrétienne et démocratique – j’ai dit, écrit, tonné qu’on ne ruse pas avec l’infamie et que, si ce camp n’était pas, de toute urgence, fermé, rasé, passé au bulldozer ou conservé, si l’on y tenait, mais comme un mémorial de l’inhumanité et de la honte, quelque chose de terrible allait arriver.

Eh bien nous y sommes.

Je regarde, sur les vidéos que m’envoient ceux des habitants de l’île avec lesquels je suis resté en contact, le camp livré aux flammes de l’incendie qui s’est déclaré dans la nuit de mardi à mercredi dernier – et, sur une autre vidéo, reçue le lendemain, je vois la petite école construite, de ses mains, en pleine pente, sur une assise de palettes et de détritus compactés, par le père jésuite Maurice Joyeux, réduite à un tas de cendres au-dessus duquel plane, comme dans un tableau de Chirico, un vol de corbeaux.

J’observe, sur FaceTime, le visage cireux de Massoud et Amir, les deux Afghans parlant français et ultra-lettrés qui m’avaient expliqué, citant Kafka, les arcanes d’une comédie pénitentiaire où l’on distingue, avec une savante cruauté, les gradés du malheur (en bas de l’échelle, le redouté tampon rouge qui vaut attente indéfinie à Moria ; en haut, les rares et magiques cachets bleus qui donnent droit à migrer vers le continent ; et, dans l’entre-deux, le cachet noir des mineurs ou des malades incurables qu’on appelle les « Vulnérables » et qui auront peut-être, un jour, à force d’avocats cher payés, le droit de sortir des limbes et de passer du rouge au bleu) – je les écoute m’expliquer, oui, que tout cela, toute cette mécanique misérable mais à laquelle on s’accrochait tout de même car elle laissait un semblant d’espoir, s’est vu balayé, oublié, jeté au dépotoir d’une vie uniment incendiée et désespérée : mi-hommes mi-bêtes, me disent-ils ; rebuts d’humanité ; Kafka, oui, mais comme Gregor Samsa, réduits à l’état de cancrelats ou de rats.

Je lis, dans la presse grecque, et dans les rapports des ONG encore sur place, que les 12 000 rescapés de l’incendie se trouvent, à cet instant, parqués sur une route, dormant à même le bitume, enfants croûteux et apeurés, femmes aux pieds nus et privées d’hygiène, hommes grièvement brûlés et, pour maintenir l’ordre et contenir des victimes que l’on traite comme des sauvages, rien moins que des escadrons de policiers antiémeutes.

Et, face à cette catastrophe que j’avais annoncée, face à la nouvelle calamité que l’on prépare en nous promettant, pour dans cinq jours, un nouveau camp flambant neuf qui sera une nouvelle décharge à humains sujette au même destin, j’hésite entre le chagrin, la honte, la colère – et le besoin, pour le moment, de rappeler quelques évidences. 1. On ne répare pas l’enfer, et ces 12 000 personnes dont le seul crime est d’avoir fui la persécution, la guerre ou la misère et d’avoir, dans leur fuite, cru dans l’Europe du droit et de l’asile doivent, sans délai, quitter Lesbos.

2. Il n’y a plus ni de « si » ni de « mais » qui tiennent ; il n’y a plus d’histoires de tampons bleus, rouges ou noirs ; et l’Europe, si elle veut être fidèle aux règles minimales, non de droit, mais d’humanité sans lesquelles aucune civilisation ne dure, leur doit assistance et refuge.

3. À ce devoir dont le poids, si l’on compte bien (500 millions de citoyens que divisent 27 pays auxquels s’ajouteront, en proportion de leur population, 12 000 Européens par vocation et aspiration), sera rigoureusement négligeable, aucune de nos nations, vraiment aucune, ne devrait avoir le droit de se dérober. 4. Si tel ou tel Premier ministre à la conscience de saurien (le hongrois Viktor Orban, l’autrichien Sebastian Kurtz) était tenté de finasser et de juger insoutenable l’accueil de quelques centaines d’âmes en souffrance, l’Union, dans la mesure où c’est son socle de valeurs qui est en jeu, devrait pouvoir réagir avec la même fermeté que lorsqu’on joue avec les déficits, les lois de la concurrence ou les règles du commerce communautaire.

5. Elle devrait pouvoir leur dire, en d’autres mots, et pour user d’une terminologie qu’ils affectionnent : « L’Europe, tu l’aimes ou tu la quittes – ces pèlerins d’Europe que nous avons traités comme des pestiférés là même où notre continent s’est inventé, tu les honores ou c’est toi qui t’en vas. »

Il sera toujours temps, après, de mener une réflexion claire, sereine, sur le sujet : combien de migrants, vraiment ? le chiffre comparé de ceux qui frappent à la porte et de ceux qui la prennent dans l’autre sens ? et continuera-t-on encore longtemps, sous prétexte de « contenir l’extrême droite » et d’éviter de « faire son jeu », de reprendre son discours et de céder à son chantage ?

La plus ancienne pensée de l’Occident : chaque nouveau migrant venu, non pas à dos de taureau, mais sur un frêle bateau, voilà peut-être la princesse Europe ; et gare à ne pas l’humilier car c’est alors que vient, dans le déshonneur et le mépris, l’empire du dernier homme.