Je voudrais vous parler du désastre des Abruzzes.

Je veux vous en parler « en soi », car je ne conçois pas de prendre la parole, aujourd’hui, en Italie, sans commencer par rendre hommage à ces trois cents victimes, ces dizaines de milliers de sans-abri, qu’a faits le tremblement de terre.

Mais je veux aussi vous en parler parce que vous nous avez réunis, Monsieur le Ministre des biens culturels, cher Frédéric Mitterrand, pour parler de « la crise » et que je me suis aperçu, ce matin, en rassemblant ces quelques notes, que je n’ai pas de meilleur « angle » pour aborder cette question.

Il y a toute une tradition, comme vous savez, de réflexion philosophique sur les désastres naturels et, en particulier, les tremblements de terre.

Il y a ce dialogue de Platon où on voit le poète Simonide qui a été prévenu par un ange, en plein banquet, de l’imminence d’un séisme et qui, parce qu’il a réussi, à la toute dernière seconde, à s’échapper, sera seul en mesure d’identifier les morts et de les honorer.

Il y a Benedetto Croce, natif des Abruzzes, et qui a souvent dit, notamment dans son Curriculum, que toute une part de sa philosophie provient de l’expérience véritablement initiatique qu’il connut, à 17 ans, lors du tremblement de terre qui engloutit, sous ses yeux, et sous ceux des sauveteurs impuissants, l’essentiel de sa famille et, d’abord, son père.

Et puis vous avez, entre les deux, en novembre 1755, le fameux « désastre de Lisbonne » qui inspira à Goethe une pièce de théâtre ; à Kant, trois de ses textes de jeunesse les plus importants ; et à Voltaire son célébrissime Poème sur le désastre de Lisbonne qui est l’une des formulations les plus cohérentes de sa métaphysique et le vrai coup d’envoi, au passage, de sa polémique avec Rousseau.

Je voudrais, modestement, m’inscrire dans les pas de ces très grands et vous livrer, à partir de trois observations simples, et qui n’ont pas échappé aux commentateurs italiens et européens, les trois leçons philosophiques que je tire du désastre des Abruzzes.

La première observation, la toute première chose qui a stupéfié et terrifié le monde, c’est la brutalité de la catastrophe, sa rapidité foudroyante – le fait qu’une ville entière, L’Aquila, ait pu, en en un temps si court, devenir ce tas de ruines où d’héroïques secouristes cherchent, aujourd’hui encore, comme à l’époque de Benedetto Croce, les dernières traces de vie.

C’est le cas de tous les tremblements de terre, vous me direz.

C’est vrai.

Sauf que nous parlons d’un pays qui a un rapport particulier aux ruines.

Sauf que nous parlons de l’Italie, c’est-à-dire du pays qui a généré, chez tous les écrivains du monde et, en particulier, de France (je pense, entre autres, à Chateaubriand), un type spécial de méditation sur le concept de ruine : la ruine lente ; la ruine qui prend son temps ; la poétique d’une ruine pensée comme promesse ou, si vous préférez, comme monition d’une décadence que l’on envisage avec tendresse et mélancolie.

Or là, soudain, tout se renverse.

La ruine, d’abord, n’est plus du tout poétique.

La ruine, ensuite, n’est plus affaire de futur mais de présent et même de présent très immédiat.

Et le présent, inversement, devient le temps, non plus où la ruine s’annonce et se rêve, mais où elle se produit.

C’est la défaite de Chateaubriand, si l’on veut, et de son « secret attrait » pour des ruines de pierre qui sont toujours, pour lui, l’analogue des ruines de l’âme.

Et c’est comme si triomphait, sur Chateaubriand, et sur le Diderot des Salons, et sur le Hubert Robert du Temple d’Antonin et de Faustine, un écrivain qui a révolutionné notre regard sur les ruines et qui s’appelle Walter Benjamin.

Je parle du Benjamin des Thèses sur la philosophie de l’Histoire.

Et je parle, en particulier, de la neuvième de ces Thèses – le Benjamin qui met en scène son fameux ange de l’Histoire, inspiré de l’Angelus Novus de Klee et avançant vers le futur à reculons, le regard tourné vers le passé, les ailes gonflées par un vent qui l’aspire inexorablement vers l’arrière et voyant s’amonceler, à ses pieds, sous ses pas, un tas de ruines qui monte, dit-il, vers le ciel et qui est ce en quoi se transforme, constamment, incessamment, j’ai presque envie de dire à jet continu, ce que l’on a coutume d’appeler le présent.

C’est Walter Benjamin qui a raison, nous dit le désastre des Abruzzes,

Car le présent, c’est la ruine.

Car le présent ne s’accumule que dans la forme de la ruine.

Car nous vivons sous un régime nouveau du temps qui fait que le présent ne parvient plus à se produire que comme monstrueux empilement de ruines.

Le vent du futur ? Tu parles ! Le vent de la ruine. Le souffle de la catastrophe. Cette idée réactionnaire du progrès que je fustigeais, dès mon premier livre, il y a trente ans, et qui est en train de trouver, aux temps modernes, son incarnation définitive. Ou encore ce désastre ontologique, ce désêtre, dont un des pensionnaires de cette maison, Yannick Haenel, dirait qu’il traduit le triomphe sans partage du nihilisme. Nous en sommes là. C’est la première leçon de ce désastre qui vient d’endeuiller l’Italie et, au-delà de l’Italie, l’Europe.

La deuxième chose qui a frappé les observateurs c’est que le devenir-ruine, le désastre, n’a pas frappé tout à fait à l’aveugle.

Il a choisi ses cibles.

Il en a épargné certaines autres.

Il a évité, grosso modo, je dis bien grosso modo, les palais les plus anciens de L’Aquila, ses antiques demeures, ses portes de la Renaissance, ses églises médiévales comme l’église Anime Sante, la basilique Santa Maria di Collemaggio qui n’a perdu que des morceaux de toit et vu se lézarder quelques piliers, ses tombeaux de papes, ses remparts.

Et, à L’Aquila donc, mais aussi dans les villages voisins qui, comme Onna, ont été complètement rasés et ont vu ensevelis un cinquième ou un quart de leurs habitants, il a fait disparaître, en trente secondes, comme autant de châteaux de cartes, les architectures orgueilleuses et fragiles, futuristes mais qui se sont révélées terriblement précaires, des bâtiments construits dans les années 60 et 70.

Comme s’il nous était dit, là, que le futur est plus dépassé que le passé. Comme si nous était signifié, à L’Aquila, que c’est la modernité, pas l’archaïsme, qui est le vrai passé.

Comme si se voyait instruit, dans les ruines, le procès à ciel ouvert d’une modernité imbécile, c’est-à-dire non seulement sotte, non seulement sans force et faible d’esprit – mais in-bacillum ; proprement, sans bacillum ; au sens étymologique (le vrai…), sans bâton : le bon bâton qui protège, qui défend et qui est le bâton du passé bien pensé.

Cette critique de la modernité, cette idée d’une modernité qui ne doit plus être le nec plus ultra de notre représentation, de notre volonté et de notre goût, elle ne peut pas ne pas éveiller un écho familier à des oreilles comme les vôtres.

Car elle est l’écho, en vérité, de la pensée d’un autre écrivain, mais italien celui-là, et qui a passé toute la dernière période de son existence à dire ce dégoût d’un temps sans mémoire et qui, parce qu’il est sans mémoire, ne peut qu’engendrer absence de style et laideur.

Cet écrivain c’est Pier Paolo Pasolini.

C’est le Pasolini amoureux des argots romains, des parlers frioulans et des corps qui vont avec.

C’est le Pasolini qui, en 1965, dans un beau film produit par Rossellini et projeté à l’Unesco, appelle à sauver « les murs de Sanaa », la capitale historique du Yémen.

Et c’est le Pasolini qui, en Italie même, voit progresser avec terreur cet abominable esprit de « spéculation immobilière néocapitaliste » qui défigure le monde et produit, dit-il, une forme de « génocide culturel ».

Eh bien le désastre des Abruzzes c’est la preuve que Pasolini avait raison.

C’est la victoire posthume du poète, parti en guerre contre l’idolâtrie du moderne.

C’est la confirmation que seules peuvent faire échec à ce règne du mauvais moderne ce qu’il appelle dans son film sur Sanaa la « grâce des siècles obscurs » et la « scandaleuse force révolutionnaire du passé ».

Triomphe de la technique ou vertu des siècles obscurs ? C’est la question pasolinienne. C’est la question, plus que jamais, qui se pose au monde postmoderne. Et c’est à quoi répond, deuxièmement, le désastre des Abruzzes – en opposant donc, j’y insiste, la mémoire de l’obscur à la transparence du moderne.

Et puis troisième leçon.

Si ces immeubles se sont effondrés c’est parce qu’ils étaient mal construits.

S’ils étaient mal construits, c’est parce qu’on les avait faits, bien souvent, avec du béton mal armé et composé, lui-même, d’un mélange mal dosé de sable et de ciment.

Et si on a pu imposer un pareil béton, si on a pu aller chercher, pour le composer, du mauvais sable de mer ou pioché dans le Volturno, si tout le monde, enfin, a choisi de laisser faire et de n’y voir que du feu, c’est en vertu d’un sale pacte scellé entre des donneurs d’ordre peu regardants et des entrepreneurs peu scrupuleux.

Ce pacte, de nouveau, ne peut pas ne pas vous rappeler quelque chose.

Et vous avez un écrivain, un autre écrivain italien, à qui ça a, tout de suite, en effet, rappelé quelque chose.

Cet écrivain, c’est Roberto Saviano.

Et il l’a dit dans un texte retentissant qui a suivi une visite à L’Aquila dévasté et dont le thème était, en gros : ce qui a frappé L’Aquila, ce qui menace toujours la ville aujourd’hui et qui, en vérité, la menacera davantage encore quand il s’agira de reconstruire, ce ne sont pas les légions du diable des tremblements de terre – c’est le parti du béton.

Le parti du béton ?

Un nom de code, naturellement.

Une manière littéraire de suggérer l’emprise sur la région de gens que Saviano connaît bien et qui le connaissent, eux aussi, fort bien.

Un euphémisme pour ces familles que l’on avait déjà vues à l’œuvre, il y a presque trente ans, lorsqu’il fallut évaluer les sinistres liés au tremblement de terre de l’Irpinia, près de Naples, puis déblayer les décombres, puis reconstruire – et qui ne sont autres que les familles de la Mafia.

Saviano ne veut pas dire, naturellement, que tous les promoteurs coupables de n’avoir pas respecté, à L’Aquila, les normes antisismiques étaient des mafiosi.

Mais il veut certainement dire, en revanche, que les familles de la Camorra et de la N’Draghetta ont achevé leur lente montée vers le Nord, commencée au début des années 60.

Il veut attirer notre attention sur le fait que le phénomène mafieux qui fut longtemps cantonné aux zones rurales du pays a terminé la mue qui lui a permis d’investir ses zones industrielles.

Et il met le doigt sur le changement de paradigme qui s’est opéré depuis que la Mafia, qui a longtemps prospéré aux marges du système, en a investi le centre et participe pleinement, désormais, de son développement.

Le désastre des Abruzzes dit cela.

Il dit l’apparition d’un nouvel esprit du capitalisme qui n’est plus celui de Schumpeter mais celui des Familles.

Il dit son triomphe tranquille, non seulement en Italie, mais dans l’ensemble de l’Europe et, peut-être, qui sait ? du monde.

Et il le dit à la fois au sens réel et, ce qui est peut-être plus grave encore, au sens métaphorique.

Au sens réel : voyez, au-delà des Abruzzes, au-delà même de l’Italie et de l’Europe, la place qu’ont prise, dans l’économie contemporaine, les paradis fiscaux ; voyez, dans les flux financiers planétaires, dans les masses d’argent qui se sont déversées, depuis vingt ans, sur les bourses mondiales, l’importance de l’argent sale blanchi ; et voyez le cas de ces nouveaux acteurs, Poutine par exemple, qui sont incontestablement au cœur de la machine et qui sont, non moins incontestablement, les représentants d’une machine purement mafieuse.

Au sens métaphorique ou, si vous préférez, symbolique : posez-vous la question de savoir ce que sont les caractéristiques du nouveau système ; interrogez-vous sur ce qui, pour être précis, le distingue du système ancien et, donc, le spécifie ; et pensez surtout, puisque c’est, aussi bien, le thème de ces Rencontres, aux grands dysfonctionnements dont chacun s’accorde à dire qu’ils l’ont mené à la crise et, même, au bord du gouffre.

Vous avez la dérégulation d’une économie ne se reconnaissant plus aucune loi et transgressant les pauvres règles qu’avaient tenté de fixer les gendarmes du monde d’hier – c’est-à-dire, en fait, les Etats : n’est-ce pas l’un des traits de la Mafia ?

Vous avez le primat, sur l’économie réelle, d’une économie que l’on appelle, au choix, financière, virtuelle, immatérielle ou titrisée mais qui est, dans tous les cas, une économie parasitaire et qui ne produit rien : c’est un autre trait de la Mafia.

Et vous avez ces centres de décision hors d’atteinte, dérobés aux regards, soustraits à toute espèce de contrôle démocratique ou autre, opaques – à la lettre, inassignables : c’est une autre des caractéristiques de la Mafia et c’est une autre preuve du caractère structurellement mafieux de l’économie contemporaine.

Telle est, de nouveau, la leçon du désastre des Abruzzes.

Et c’est une leçon qui – là aussi, j’y insiste – dépasse infiniment le cadre de L’Aquila martyre et devenue, depuis le 6 avril 2009, si tout ce qui précède est exact, l’épicentre des désordres du monde.

Quand le président de la République, Giorgio Napolitano, exhorte chacun à faire son « examen de conscience », quand le pape Benoît XVI retrouve les mêmes mots pour, debout au milieu des ruines de la caserne de Coppito où se réunira, en juillet prochain, le Sommet du G8, formuler un appel identique, il faut en être conscient : ils s’adressent, non pas à l’Italie, mais au monde.


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