Je vais commencer par un aveu.

Quand Jacques-Alain Miller m’a appelé, quand j’ai compris qu’il se remettait en mouvement, quand j’ai réalisé que, pour la seconde fois depuis quarante ans que je connais son existence, il sortait de son silence studieux pour appeler à la mobilisation générale et quand j’ai réalisé, enfin, qu’il s’agissait de partir en guerre, cette fois, contre le « chiffrage », le règne de la « quantité » et de la « bureaucratie », le triomphe sans partage d’une « technique » qui serait en train d’achever son travail d’« arraisonnement » du monde au sens de Heidegger, en un mot le « cognitivisme », je n’ai pas tout de suite compris – et j’ai même eu une petite, toute petite, réticence.

Car je vais être franc.

Je n’ai rien, en soi, contre la technique.

Je pense même, comme Levinas, que, dans le vieux débat entre la nature et la technique, c’est la technique qui a raison ; c’est la technique qui, en tout cas, libère ; et elle libère, d’abord, de cet esprit des lieux, de ce goût de l’enracinement et de la magie, de cette fixation aux sources, de ce mystère, de ce paganisme, que Freud, votre Freud, appelait aussi l’occultisme et qui est un autre nom de la servitude.

Sur la question Heidegger, j’ai une position plus nuancée que mon ami Sollers : bravo à lui, naturellement, d’avoir tenu bon contre la part de haine de la pensée qu’implique, le plus souvent, l’antiheideggérisme ; mais il y a dans la vulgate adverse, il y a dans l’heideggérisme irréfléchi, il y a dans la nostalgie de la présence et du lieu, dans l’image d’un monde désenchanté, démystifié, dépoétisé par l’arraisonnement technicien, quelque chose qui, à mes oreilles, a toujours consoné avec le pire.

Sur le mot même de raison… Je sais, bien sûr, quels monstres la raison peut engendrer. Je connais, comme tout le monde ici, la face d’ombre de ces Lumières dont, dès mes premiers livres, dès La Barbarie à visage humain, j’instruisais moi-même le procès. Mais, face à la montée des obscurantismes, face au déchaînement des fanatismes, face à ceux qui condamnent Ayaan Hirsi Ali à mort parce qu’elle plaide pour la laïcité et entend mener sa vie selon les seuls préceptes que lui dicte sa propre raison, c’est vrai que, comme le dernier Foucault, comme ce Foucault un brin dégrisé qui signe et prononce les fameuses leçons de 1979 sur la « gouvernementalité libérale », j’en arrive à dire : « la déraison, croyez-moi, peut être aussi oppressive que la raison. »

Sur l’idée même de bureaucratie, sur l’idée que la bureaucratie serait devenue, comme telle, le plus terrible de nos ennemis, sur cette idée d’un combat pour la liberté qui serait, par nature, un combat contre les bureaux, le vieil hégélien en moi, ce qui subsiste en moi d’hégélianisme, a aussi d’expresses réserves – est-ce que la bureaucratie ce n’est pas l’Etat ? et est-ce que l’Etat n’est pas, dans certaines circonstances, ce qui fait obstacle à la barbarie ? et est-ce qu’il n’y a pas, à l’inverse, et pour parler encore comme le même dernier Foucault, une « phobie d’Etat » qui serait le mauvais réflexe ou, ce qui revient au même, le mauvais concept par excellence (un concept dont le principal et plus nuisible effet serait de créer l’illusion d’une « parenté génétique » – c’est toujours Foucault qui parle – entre les diverses formes d’Etat, despotique et libéral, fasciste et social-démocrate, Etat-providence et Etat totalitaire, qu’il deviendrait impossible de distinguer) ?

Je connais bien ces périls.

Je connais, dans l’espace français au moins, le type de configuration discursive qu’ils induisent.

Je sais comment ces motifs conjoints, ou croisés, de la guerre au quantitatif, de la critique de la bureaucratie ou de la réduction de tous nos maux à la domination par la technique, peuvent se résumer, et exploser, dans ce que j’ai appelé « l’Idéologie française ».

Je sais, autrement dit, qu’on touche là à une matière hautement fissile, instable, inflammable, à manier avec précaution et qui, en un clin d’œil, sans que l’on y prenne garde, peut exploser à la figure des meilleurs d’entre nous en les ramenant dans les zones éminemment suspectes de ce que l’on a appelé, par exemple, le « non-conformisme des années 30 ».

Bref, ma première réaction fut un mixte de surprise, d’incompréhension et de méfiance.

J’ai commencé par me dire : attention à ne pas tomber dans je ne sais quel bergsonisme politique, ou péguysme, ou sorélisme, qui sont mes ennemis de toujours et dont la postérité est toujours très équivoque.

Et puis, j’ai réfléchi.

Je savais bien que ce n’était pas cela, que ce ne pouvait être cela, que Jacques- Alain Miller avait en tête en me conviant à ce nouveau forum.

Je le connais trop, et depuis trop longtemps, pour imaginer que l’auteur du Neveu de Lacan, l’inventeur du concept de « suture », l’un des intellectuels que, depuis quarante ans, j’observe avec le plus de curiosité puisse tomber dans ce piège grossier.

Donc, j’ai repris son interview dans Libération contre l’imposture cognitiviste.

J’ai lu attentivement la dernière livraison du Nouvel Ane qu’il a conçue, sur le même thème, avec Agnès Aflalo.

Et je les ai lus comme il faut lire – à la lumière de la conjoncture et, dans cette conjoncture, d’un certain nombre d’événements ou de traits d’époque qui m’avaient, comme vous tous, et sur le moment, frappé mais qui prennent, à cet instant, un relief et un sens particuliers.

L’affaire, par exemple, de l’évaluation des ministres. Cette proposition sortie droit d’Ubu Roi et qui, pourtant, n’a pas fait rire grand monde et, surtout, n’a suscité, de la part des intéressés, aucune espèce de réaction : pas un pour protester ! pas un pour refuser ! pas un, pas une, pour dire : « on n’est pas à l’école maternelle ! on n’est ni des cancres ni des fayots ! on est des serviteurs de l’Etat et le seul juge habilité à évaluer les serviteurs de l’Etat c’est, tous les cinq ans, les électeurs ! »

Moins drôle, mais non moins significatif, ce spectre de l’évaluation généralisée que nous pensions avoir terrassé avec l’amendement Accoyer mais dont nous découvrons qu’il revient, légion cette fois, Gorgone, Méduse, Hydre à mille têtes – plus vigoureux, mieux ramifié, avec des institutions ad hoc, des agences spécialisées, une surtout, une en particulier, cette « Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur » (l’Aeres), créée par la loi du 18 avril 2006 et dont l’objectif est, véritablement, de faire de la santé mentale une affaire d’Etat.

Moins drôle encore, et dépassant le cas des seuls praticiens ou usagers de la clinique freudienne, cette obsession de l’évaluation qu’est la pratique permanente, l’obsession, la manie, du sondage : vieille idée, d’accord ; mais parvenue, chacun le sent bien, au terme de sa folie ; et produisant, en cette fin de parcours, une image quand même assez spéciale de ce que l’on appelait jadis le peuple – les Anciens avaient un mot pour cet autre peuple ; ils avaient le mot de turba chez les Latins, ou de laos chez les Grecs, pour désigner ce mauvais peuple, cette caricature de peuple, cette pure addition, ce pur nombre qui ne forme plus cette belle chose que la démocratie appelle le peuple, ce ramassis d’» idiots », à la lettre d’» idiots », qui ne sont pas encore, ou qui ne sont plus, rassemblés dans le populus, ou dans le demos, c’est-à-dire dans le corps politique ; nous n’avons, nous, pas l’équivalent de cette distinction entre le bon demos et le mauvais laos, le bon populus et la hideuse turba ; nous n’avons pas de mot pour cette insulte au peuple qu’est l’opinion prétendument exprimée par les sondages ; il y a là quelque chose, un désastre quotidien, une honte qui dure, une cochonnerie qui n’a, comme on dit, pas de nom.

Pas de mot non plus, pas de nom, pour cette affaire hallucinante que fut l’affaire des comptes de Monsieur Hortefeux : cette directive, inédite dans l’histoire de la République, qui, voici quelques mois, assigna aux préfets des objectifs chiffrés en matière d’expulsion d’immigrés en situation illégale ; ce rappel à l’ordre, sous autorité présidentielle, et lors d’une réunion, sinon secrète, du moins honteuse et tenue en catimini, de ceux des préfets qui n’avaient pas atteint les objectifs – de nouveau, peu de protestations ! de nouveau, tout le monde, ou presque, pour trouver apparemment normal que l’on puisse traiter des êtres humains comme des bestiaux, des grands nombres ! et, de nouveau, un processus qui est en cours, là, à cet instant, pendant que nous sommes en train de colloquer !

Je passe, dans le genre inédit, sur les élucubrations d’Etat à propos du dépistage précoce de la violence et des troubles de conduite, de la prévention de la délinquance ou du caractère inné, quasi génétique, de telle ou telle « déviance » – grotesque, là aussi ! on se frotte les yeux, on n’y croit pas et pourtant si, c’est bien cela, c’est bien ainsi que l’on s’exprime au plus haut niveau de l’Etat et ce serait grotesque, cela prêterait à rire ou à sourire si ce n’était d’abord redoutable car reposant sur un déterminisme biologisant, prétendument scientifique lui aussi, aux connotations sinistres et aux conséquences déjà catastrophiques : voyez l’affaire, qui repose sur les mêmes prémisses, de la « détention de sûreté ».

Je passe aussi, puisque j’en suis au Président de la République, sur ces deux autres traits inédits, ces deux autres événements, oui, ce sont bien des événements, ce sont des événements politiques et idéologiques à part entière – je passe donc, premièrement, sur l’apparition de ce qu’il faut bien appeler un anti- intellectualisme d’Etat dont j’ai été l’un des premiers, au moment de la visite de Kadhafi à Paris, à faire personnellement, et nommément, les frais et je passe, deuxièmement, sur la tentative sans précédent, ce matin même, à la suite de la publication par un hebdomadaire qui, par parenthèse, aurait été mieux inspiré de s’abstenir et de s’en tenir à ses règles déontologiques habituelles, d’un SMS douteux et touchant à la zone inviolable pour chacun et donc, aussi, pour un Président, de la vie privée et du secret (cf., cher Jacques-Alain, l’un de nos précédents colloques, ici même, il y a deux ou trois ans), je passe, dis-je, sur la tentative d’intimidation, de chantage, que constitue le fait de traîner le journaliste fautif devant la justice pénale c’est-à-dire, en termes clairs, de demander à ce qu’il soit jeté en prison.

Je passe sur tout cela et me concentre sur les histoires de chiffre, de comptes et d’évaluation. Mais, puisqu’il est question, ces temps derniers, de « politique de civilisation », puisque d’aucuns semblent n’avoir qu’elle à la bouche et à l’esprit, je dis que nous sommes peut-être en train de pénétrer, en effet, dans une sorte de civilisation nouvelle, fondée sur une nouveau rapport à la science produisant des aberrations de ce genre – je dis que, exactement comme le prévoyait Freud quand, dans les Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, il diagnostiquait une prise de contrôle par la science des pratiques de sociabilité et, issue de cette prise de contrôle, opérée, justifiée, légitimée par elle, l’apparition de pratiques despotiques, voire terroristes et meurtrières, dont on n’aurait pas eu l’idée sans cela, je dis, donc, que, comme l’annonçait Freud, nous sommes peut-être à l’orée de quelque chose de complètement nouveau : l’homme deviendrait une chose meuble, docile, évaluable et manipulable à volonté, contrôlable ; on commencerait, à force d’évaluations et de mises en équations, de rêver de lui implanter des affects, de lui en délocaliser d’autres, de détourner les troisièmes de leur fonction traditionnelle, de faire de son cerveau l’équivalent d’un terminal électronique dont on ferait ce que l’on veut ; l’heure serait venue où des savants, pas totalement fous, envisageraient de le télécommander à distance, de le boguer, déboguer, hacker, hijacker, parasiter ; nous serions à l’aube d’une civilisation caractérisée par la mobilisation de la science au service d’un programme qu’il ne faudrait plus craindre de dire, au moins en intention, tendanciellement totalitaire ; et, là encore, c’est Foucault qui avait raison quand il prévoyait le triomphe d’un Etat médical fermé qui ferait son affaire de la gestion des âmes et des consciences – ou quand il annonçait un nouvel Hôpital Général mais dont nous serions tous les patients.

Alors, quelles ripostes ?

Face au péril, quel contre-feu ?

Face à ce déferlement de techniques dont on ne voit pas bien ce qui pourrait l’empêcher d’aller, spontanément, au bout de ses possibles, quelles digues, quelles résistances ?

Face à ces perspectives qui peuvent paraître relever de la science-fiction mais dont des signes, de plus en plus nombreux, attestent que, pour la première fois, elles sont devenues plausibles, quelle sorte de réplique ?

C’est pour répondre à cette question que vous êtes, aujourd’hui, réunis.

Et je voudrais participer de cet effort de réflexion partagée en proposant, comme il y a cinq ans, au moment de la bataille contre l’amendement Accoyer, quelques pistes, quelques idées simples mais auxquelles je tiens – je voudrais énoncer les propositions (il y en a sept !) sur lesquelles, comme en 2003, j’engage à ne pas céder si l’on veut se donner les moyens de résister pour de bon.

Première proposition. L’âme n’a pas de siège. On ne peut pas la contrôler. On ne peut pas aller y dépister ceci ou en éradiquer cela. On ne peut pas envisager d’y implanter tel affect ou d’en télécommander tel autre. Ça ne sert à rien de se pencher sur ses prétendues prédispositions à telle infraction ou déviance. Et ça ne sert à rien non plus de s’inquiéter de ceux qui élucubrent sur le caractère inné de la pédophilie. Car il n’y a pas de « in » où serait l’« inné ». Il n’y a pas de « lieu » où l’on pourrait aller fourrer les doigts. Et c’est une illusion de croire – pour l’investir ou pour, au contraire, le sanctuariser – en l’existence d’un espace qui serait le siège de l’âme. Il faut revenir, sur ce point, aux classiques. C’est-à- dire, si vous le voulez bien, à la préface à la cinquième partie de l’Ethique où Spinoza détruit l’hypothèse cartésienne d’une âme logée dans la « glande pinéale ». On arrête avec les glandes, dit Spinoza ! On arrête avec les localisations burlesques et, même, avec les localisations tout court ! On cesse, une fois pour toutes, de croire que l’âme serait ce petit lieu, bien ou mal fortifié, que les uns voudraient arraisonner et les autres soustraire à l’arraisonnement. Spinoza prévoyait-il le temps des préfets de l’âme ? Des policiers des affects et des mauvaises névroses ? Evidemment pas. Mais il nous donne le premier principe qui permet de les mettre en échec : l’âme est comme l’Eglise catholique – sans territoire.

Deuxième principe. Le corps n’est pas un organisme. Le corps, mon corps, n’est pas cette articulation de matières, de cellules, de neurones, d’ADN, de ce que vous voudrez, dont on pourrait prévoir, calculer, maîtriser le fonctionnement et sur lequel il serait possible et souhaitable, possible donc souhaitable, qu’interviennent les ingénieurs du vivant. Là aussi, les arguments existent. Les armes. Toutes les armes. Et elles sont là, disponibles, à la portée de qui veut bien nous accompagner dans cette guerre. C’est Diderot contre La Mettrie. C’est « l’homme machine » de La Mettrie, d’un côté. Et c’est, de l’autre, le génial Rêve de d’Alembert où Diderot oppose à l’horrible image de la machine celle du clavecin. Ah ! le clavecin… Lisons Diderot. Lisons Crevel lisant Diderot et en tirant son merveilleux Clavecin de Diderot. Ce qui est bien, avec un clavecin, c’est qu’il fait de la musique. Ce qui est bien avec la musique c’est que, même quand la note est juste, elle n’est jamais deux fois la même. Ce qui est bien avec les notes justes c’est qu’il leur arrive, même chez les meilleurs musiciens, d’être coupées par une fausse note. Diderot, ne l’oubliez pas, est aussi un merveilleux critique d’art. Eh bien je vous propose d’opposer sa jouissance de l’art à l’art de jouir selon La Mettrie. Et vous verrez que vous aurez là une deuxième belle et bonne digue contre la ruée des crétins qui veulent réduire notre corps, notre chair, notre désir, à de la matière évaluable et machinisée.

Troisième principe. Ce qui est intéressant, de toute façon, ce n’est pas le corps. Ce n’est pas l’âme. C’est leur mixte. Leur bâtard. Leur rencontre improbable. Leur nouage. Leur capture l’un par l’autre. Leur nouage dans ce bassin de capture (Desanti) qu’est la langue. Le coup de dés permanent (Mallarmé) qu’est la naissance, chaque fois, de ce que l’on appelle un sujet. Or ce nouage est un accident, toujours un accident ; et nous savons, depuis Aristote, qu’il n’y a de science que des substances, jamais des accidents – nous savons que le sujet c’est cela même qui, par conséquent, résiste à la science du vivant. Un coup de dés jamais, absolument jamais, n’abolit le hasard ; et nous savons qu’un sujet est toujours, par conséquent, un événement, un miracle, une trouée incalculable, un tracé imprévisible, une occurrence non quantifiable, un innombrable – pas de science possible, là non plus. A supposer même que la science parvienne à bafouiller un énoncé adéquat à mon fonctionnement génomique ou neuronal, à supposer que, de mon corps ou de mon âme, elle réussisse à dire quelque chose de sensé – de leur articulation improbable, de leur enfant naturel, de leur mixte, elle n’a, par définition, rien à dire.

Principe numéro 4. Plus intéressant encore que « le » sujet, est le « entre- deux-sujets ». Oui, ce qui compte, ce à quoi nous avons, dans la vie, réellement et concrètement affaire, ce qui marche, ce qui foire, ce à quoi, d’ailleurs, tous ces gens, tous ces cognitivistes, s’intéressent et qui leur donnerait, s’ils y avaient accès, une vraie maîtrise du vivant, c’est cette zone intermédiaire, ce territoire interstitiel, dont Levinas, encore lui, faisait le territoire même de l’éthique. Or qu’est-ce que l’éthique, selon Levinas ? C’est l’autrement qu’être. C’est l’au- delà de l’être. C’est ce « contre-être » qui, seul, explique-t-il, donne accès à ce qu’il appelle le visage – lequel visage n’est jamais, comme vous savez, réductible à cette somme de traits, cette addition de bouche, nez, et autres phénoménalités, bref, cet étant composé avec d’autres étants, que l’on qualifie ordinairement ainsi. En sorte que, de cela non plus, il ne saurait y avoir science – de ce non-être, de ce contre-être, de ce mixte de visible et d’invisible, de cette expérience métaphysique et des troubles qui s’y produisent, de ce faux face-à- face de deux ou de plusieurs visages qui est la trame même, l’intrigue, de l’aventure interhumaine et des ratés qui la menacent, il ne peut, par définition, pas y avoir non plus de science…

Parlons-en, de ces troubles. Parlons-en, de ces ratés. Et parlons de ce trouble, notamment, que vous appelez, vous, les analystes, une névrose. La cinquième thèse sur laquelle il convient de tenir, le cinquième principe sur lequel il est essentiel de s’arc-bouter, le cinquième énoncé qui sera en mesure, si vous ne cédez pas, de tenir à distance les cognitivistes et les canailles qui s’en inspirent, c’est l’énoncé selon lequel la névrose n’est pas une maladie et que ce n’est pas la peine qu’ils viennent faire les malins avec leurs fébrifuges, leurs remèdes, leurs diagnostics impeccables ou fautifs, leurs protocoles thérapeutiques, leur arsenal médico-légal, puisque le malaise que l’on appelle névrose n’est pas du ressort de tout ça. Il faut, là-dessus, que les choses soient claires. Il faut, plus exactement, que nous donnions clairement le choix à ce que Jacques-Alain Miller appelait naguère l’opinion éclairée et qui, en la matière, arbitrera. Le médicalisme – nous le savons, ici aussi, depuis Foucault – est l’essence même du totalitarisme. La transformation du mal en maladie – c’est mon dada depuis La Barbarie à visage humain – est une façon de dire : « ça va pas, la société ? c’est pas grave ; c’est pas fatal ; c’est juste une idiotie de microbe qui s’est mis au mauvais endroit et qu’on va localiser, identifier, éliminer, expurger. » Le moment où Céline par exemple devient vraiment nazi c’est le moment – ça, c’est Philippe Muray qui l’a découvert – où il se souvient que, avant d’être Céline, il s’appelait Destouches ; que Destouches n’était pas écrivain mais médecin ; et qu’il suffit à Céline de redevenir un peu, un tout petit peu, Destouches pour comprendre que bon sang mais c’est bien sûr, la société est malade des juifs, c’est des juifs qu’il faut la guérir et c’est les juifs qu’il faut exterminer pour la sauver… Donnons le choix, donc. Mettons aux gens le marché en main. Ou bien vous tirez toutes les leçons de la révolution totalitaire et aussi, naturellement, de la résistance antitotalitaire que nous sommes un certain nombre à avoir menée avec énergie – et vous prenez vos jambes à votre cou dès que vous entendez un dingue vous ressortir ce couplet sur le malaise qui n’est pas un malaise mais juste une maladie que de bons guérisseurs vont vous traiter vite fait. Ou bien vous consentez à ce que la névrose soit une maladie ; vous laissez transformer le malaise, le malentendu consubstantiel à la rencontre entre deux parlêtres, le manque, le mal, en une forme de maladie ; et alors, bonjour les dégâts, vous ouvrez les vannes à la prophylaxie sociale, aux épurations diverses et variées, et, de proche en proche, à la catastrophe.

Sixième principe. Les psys ne sont pas des psys. Il faut en finir avec cette catégorie fourre-tout qu’est la catégorie des psys et dont vous seriez, vous, praticiens d’obédience freudienne, une sorte de sous-groupe. C’était le sens du combat à l’époque de la lutte contre l’amendement Accoyer. C’était tout l’effort de ceux qui, ici même, souvent les mêmes qu’aujourd’hui, travaillaient à élucider ce qui distingue la pratique freudienne de tout ce avec quoi on a tendance à la confondre. Je croyais qu’on avait gagné. Je pensais qu’on avait renvoyé ces apprentis sorciers à leurs moutons électoraux. Eh bien non. Pas du tout. Ou, plus exactement, pas tout à fait. Car c’est cette sottise qui revient par la fenêtre avec l’idée que la névrose est une maladie évaluable qu’on va essayer de calculer, mettre en équation et, à terme, guérir. C’est ce mythe du bon thérapeute qui fait retour quand on se laisse glisser sur la pente du médicalisme politique, c’est-à-dire de cette transformation du Mal en maladie dont je viens de vous rappeler à quel point elle est dangereuse. Alors, l’inverse est vrai. Si on ne veut plus le médicalisme, si on veut en finir une bonne fois avec l’idée que la névrose est une maladie, si on veut être bien certain de ne plus tomber dans le piège qui fait loger l’âme dans une glande et transformer le corps en machine, si on veut rompre avec tout cela et avec la « civilisation » qui va avec, alors il faut et il suffit de tenir bon, contre le confusionnisme ambiant, sur la spécificité d’une pratique, la vôtre, dont l’originalité est, justement, qu’elle refuse la loi de la série, du comptage, du nombre et de la prophylaxie guérisseuse – il suffit de dire

et répéter, que vous n’êtes pas des « psys », qu’il y a aussi peu de rapport entre « les » psychanalystes et vous qu’entre, selon Spinoza de nouveau, le chien animal aboyant et le chien constellation céleste.

Et puis, dernier principe enfin : la science ce n’est pas le chiffre. C’est le point essentiel. C’est celui dont dépendent tous les autres. Car si on arrive à montrer que ces gens que nous avons en face de nous, ces cognitivistes, ces ennemis du clavecin et du coup de dés, ces évaluateurs forcenés, ne sont pas des gens de science, que ce sont des charlatans, que leur religion du chiffre et leur façon de tout mettre en équation est le contraire même de l’esprit scientifique, alors on aura gagné ! Eh bien on a gagné, chers amis. Car, d’abord, je suis désolé, mais le chiffre, jusqu’à nouvel ordre, c’est le principe des sectes, des occultismes, des suggestions spirites, des ésotérismes, des théosophies, en un mot, de l’antiscience. Et puis, surtout, nous avons eu les mêmes maîtres, Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner et moi – et, parmi ces maîtres, il y en avait un qui s’appelait Georges Canguilhem et dont l’enseignement tenait en trois thèses. Première thèse : il n’y a aucune raison, franchement, de faire aveuglément confiance aux savants (c’est ce fameux chapitre 72 du volume I de L’Homme sans qualités de Musil, intitulé « La science sourit dans sa barbe » : il y a là, réunis chez Diotime, un groupe de scientifiques dont l’auteur nous dit qu’ils sont « des hommes chez qui grondait une terrible tendance au mal » – Canguilhem adorait citer cette histoire ; il y voyait l’illustration du peu d’estime où il tenait certains savants). Deuxième thèse : la science est une machine bizarre qui ne repose pas sur le lien que l’on croit, simple, impeccable, toujours égal à lui- même, assuré de soi, mécanique, entre la vérité et l’erreur (l’erreur, enseignait-il, peut être l’ancêtre de la vérité ; la vérité, à l’inverse, peut être une forme déguisée de l’erreur ; il arrive que le faux soit le fruit de la volonté de vérité ; il arrive que le vrai, à l’inverse, ne soit pas issu, du tout, de la volonté de vérité). Et puis troisième thèse enfin – la plus importante et celle qui, en tout cas, nous touche aujourd’hui de plus près : les savants, les vrais, ne sont pas des hommes qui ont le fétichisme du chiffre ; la science, la vraie, est affaire de poème, oui, je dis bien de poème, autant que de mathème et de théorème.

Ah ! la formation du concept de réflexe, dans le premier grand livre de Canguilhem… Toutes ces histoires de feu, briquets à feu, nerfs conçus comme des cordeaux Bickford, embrasements, explosions, toutes ces métaphores invitant à penser la vie comme de la lumière et son mouvement comme une optique, sans quoi, prétendait-il, l’inventeur du concept, Thomas Willis, serait resté enfermé dans les clichés préscientifiques des iatromécaniciens italiens et, au fond, dans Descartes… Et la théorie cellulaire ! Et cet autre livre génial, La Connaissance de la vie, montrant que, si la théorie cellulaire est née, si des savants ont fini par comprendre, primo que le corps est fait de cellules, secundo qu’il n’est fait que de cellules, c’est parce qu’il y a eu un homme, Lorenz Oken, qui, au début du XIXe siècle, en pleine époque Novalis, alors que les romantiques allemands tenaient le haut du pavé politique avec leur théorie de la société « organique » et « holiste », a pris le contre-pied de ladite théorie, a posé au démocrate fidèle à l’idéal contractualiste de la Révolution française et a eu l’intuition folle, farfelue, a priori complètement antiscientifique, d’appliquer sa théorie contre-pied, son obsession contractualiste et démocrate, à ses recherches biologiques en cours et de comparer le corps humain à une société faite d’éléments, d’atomes, de petites cellules, toutes identiques les unes aux autres ! Et ces « études d’histoire et de philosophie des sciences » (autre titre, encore, d’un autre livre de Canguilhem) dont la leçon était, presque toujours, que ce qui fait progresser la science c’est l’imagination, la fantaisie, les idées loufoques, le rêve… !

Cette science dont je vous parle, et dont parlait Georges Canguilhem avec un brio inégalé, c’est celle qu’invoque Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, dans son ode aux « mathématiques sévères » dont les « savantes leçons » sont « plus douces que le miel » et semblables à une « onde rafraîchissante » qui vous entraîne « vers la voûte sphérique des cieux ».

C’est celle à laquelle songe Jacques Lacan quand il s’intéresse à Cantor, à Gödel, à Soury le suicidé, à Guilbaud, et quand, avec eux, après eux, dans leur langue qui est devenue la sienne, il s’intéresse à l’image du ruban de Möbius et y trouve le levier qui lui permet de soulever, sinon le monde, du moins la chape que font peser, sur la définition du sujet, tous les siècles de métaphysique avec leurs oppositions binaires entre l’intime et l’extime, le dedans et le dehors.

C’est celle qu’il a en tête quand, à la toute fin, dans un moment de sa pensée trop souvent sous-estimé, il nous livre, sur fond, lui aussi, de mathématiques « sévères » et « rafraîchissantes », son « testament borroméen » et ses trois, puis quatre, « nœuds » du même nom – et c’est celle, par parenthèse, qu’avait déjà en tête son contemporain et ami Roman Jakobson quand il reconnaissait des « affinités fondamentales », des « convergences », entre les arts, les sciences de la nature et la nouvelle science linguistique dont il était, après Saussure, le continuateur fécond.

Vous aurez compris que, à la manière d’un autre de nos maîtres communs, Louis Althusser, plaidant, dans un célèbre « Cours » de 1967, pour une unité rêvée des « scientifiques » et des « philosophes », je suis venu, ici, plaider, contre les charlatans, contre les scientistes et leurs élucubrations redoutables, contre une politique de civilisation dont il apparaît, chaque jour plus clairement, qu’elle n’est qu’un autre visage de ce néopositivisme épais, niais, qui a toujours été l’ennemi juré de la civilisation véritable et de ses pratiques de liberté – vous aurez compris, dis-je, que je suis venu plaider pour la grande alliance des poètes, des psychanalystes et des vrais savants.


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