Emmanuel Macron n’a pas encore gagné.

Mais son irruption dans le paysage idéologico-politique aura déjà eu une vertu.

Celle de provoquer, en quelques semaines, la plus foudroyante opération-vérité qu’ait connue notre pays depuis des décennies.

À droite, c’est un gaulliste autoproclamé (Nicolas Dupont-Aignan) qui, probablement en quête des moyens d’apurer ses comptes de campagne, fait son coming out pétainiste.

C’est cette éminence grise professionnelle (Marie-France Garaud) dont les initiés savaient qu’elle était l’incarnation même de ce que le Français libre Louis Vallon appela l’aile « anti-de Gaulle » du chiraquisme, mais qui décide de tomber le masque en adoubant l’héritière de ceux qui, naguère, tentèrent d’assassiner le Général.

Ou ce sont ces caciques de l’ancienne UMP dont on se doutait bien, depuis tel discours de Dakar pour l’un (Henri Guaino) ou telle déclaration sur la « race blanche » pour l’autre (Nadine Morano), qu’ils n’étaient pas exactement républicains : mais voilà que, privés de leur garde-fou sarkozyste, ils se lâchent et passent aux aveux en se demandant (M. Guaino) « si le danger de M. Macron n’est pas pire » que celui de la candidate frontiste.

À gauche, c’est le décidément étrange M. Mélenchon qui, à l’heure où j’écris ces lignes, ce lundi 1er mai, n’a toujours pas réussi à prononcer le nom d’Emmanuel Macron.

Ce sont ces battus du premier tour qui, pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, sont devenus très nombreux à ne plus savoir distinguer entre un adversaire politique (auquel il est de règle, au second tour, de se rallier sans allégresse, avec la ferme intention de commencer de le combattre dès le matin du jour d’après, mais de se rallier quand même) et une ennemie plus radicale (qui, si elle l’emportait, emporterait avec elle quelques-unes des digues à l’abri desquelles le différend, la querelle et, au fond, la vie démocratique sont possibles).

Et c’est la montée, partout, d’un « blanc bonnet-bonnet blanc » dont chacun a l’air de penser qu’il est la simple reprise d’un slogan marrant inventé par un tribun des années 1960 incapable de trancher entre Poher et Pompidou alors que sa généalogie remonte, en réalité, bien plus haut : n’était-ce pas déjà le raisonnement des staliniens et de certains trotskistes refusant, trente ans plus tôt, d’avoir à choisir entre nationaux-socialistes et sociaux-démocrates, puis entre nazis et gaullistes ? et n’est-ce pas le même calcul qui fit que, plus tôt encore, les insoumis de Jules Guesde, puis du révolutionnaire national Georges Sorel, s’abstinrent de prendre parti entre les deux factions rivales de la bourgeoisie se déchirant autour du cas Dreyfus et firent alliance avec Maurras ?

Et puis, du côté des intellectuels enfin, c’est l’un (Emmanuel Todd, dans Arrêt sur images) qui tient à faire savoir qu’il n’est pas plus « Macron » qu’il ne fut Charlie ; qu’il met un « signe d’équivalence » entre la « servitude » libérale et la « xénophobie » ; et que c’est donc « dans la joie » qu’il prendra le « risque » du ninisme et s’abstiendra de voter contre Le Pen.

C’est l’autre (Michel Onfray, sur LCP) qui nous refait le coup du Grand Complot pour, après avoir réglé leur compte à Freud-le-pervers, ou à Pie XII-le-nazi, ou aux anti-Daech qui feraient-mieux-de-pactiser-avec-le-djihad-plutôt-que-de-le-combattre, et s’en prend maintenant au candidat du « Système » dont « on découvrira un jour » qu’il n’était qu’un « être de synthèse » (il dit précisément : une « lessive ») sorti des « cabinets » où s’ourdissent les menées du « capital ».

Et c’est, hélas, Alain Finkielkraut, dont j’aurais tant aimé entendre les « hurlements » de « fils de déporté » quand la fille de Jean-Marie Le Pen a nommé un faurissonien président par intérim du FN – mais non ! c’est à Macron que, tout en confiant, du bout des lèvres, qu’il finira bien par glisser son nom dans l’urne, qu’il réserve, lui aussi, sur RCJ, son « hurlement » ! Et ce qui le fait « hurler », ce n’est pas que, comme sa rivale, Macron fraie avec les négationnistes, mais c’est qu’il ait jugé bon, en ce 21 avril qui est le jour consacré par la République à la célébration du Souvenir des victimes de la déportation, d’aller se recueillir au mémorial de la Shoah…

De cette suite de symptômes dont l’apparition d’Emmanuel Macron aura donc été le révélateur, il y a, je le répète, des raisons de se réjouir.

Et si j’étais homme de parti, si j’étais l’un des continuateurs des grandes traditions qui se sont coulées, à travers les siècles, dans la langue politique française, je me sentirais sans doute libéré́ ou, comme on dit de nos jours, dégagé de cette part du spectre politique en train de se recomposer autour de l’« Idéologie française ».

À une réserve près, tout de même – ou plutôt deux.

Le climat nauséabond où baigne cette fin de campagne : on a beaucoup moqué les accents naïvement enthousiastes et festifs des « no pasaran » de 2002 – mais il y avait plus de grandeur dans la colère du peuple de ce temps-là que dans le cynisme ricaneur et, à la fin des fins, nihiliste qui semble prévaloir aujourd’hui.

Et puis le risque, surtout, de voir ces renvois dos à dos répétés déboucher, à force, sur une abstention massive qui, compte tenu du fait qu’il y a un des deux électorats qui n’est pas du genre, lui, à s’abstenir, peut avoir, elle-même, deux conséquences : soit faire qu’à la surprise générale Marine Le Pen, comme Donald Trump, comme le Brexit, arrive finalement en tête ; soit, si elle n’y arrive pas, la hisser à un niveau tel qu’elle représentera, pour longtemps, le bloc d’opposition le plus solide face à un président tragiquement mal élu – et ce sera, pour elle, une autre façon d’avoir gagné.

Lecteur, abstiens-toi de t’abstenir.


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