C’est une polémique étrange, sournoise et, à vrai dire, assez minable qui se développe, depuis des semaines, sur le dos des massacrés du Darfour.

Il y a les ratiocineurs qui consacrent une folle énergie à chipoter sur la justesse ou non du mot de génocide : comme si c’était la question ! comme si ce n’était pas assez de voir le siècle s’ouvrir sur un massacre qui se solde, de toute façon, par la bagatelle d’au moins 300 000 morts ! et comme si cela faisait une telle différence, du point de vue des victimes elles-mêmes, de savoir s’il s’agit là de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre à grande échelle ou, en effet, d’un génocide…

Il y a les épiciers de l’horreur qui nous expliquent, une calculette à la place du cœur, qu’on est entré – sic – dans un autre régime de violence et que, le rythme des tueries s’étant, et pour cause, ralenti, il conviendrait de refroidir les ardeurs d’une opinion exagérément attendrie : pardon de la simplicité un peu rustique de la remarque mais je crois, moi, que l’on n’est, face à la cruauté des hommes, jamais exagérément attendri ; et je crois que c’est, toutes proportions gardées, comme si l’on avait plaidé, en 1944, que, le rythme des déportations ayant faibli dans une Pologne et une Allemagne devenues quasi Judenfrei, il était urgent de se calmer et de négocier avec Hitler.

Il y a cet ancien médecin sans frontières mué en géostratège de salon qui se donne un mal de chien pour, dans Le Journal du Dimanche de la semaine dernière, expliquer aux partisans d’une pression politique sur les maîtres de Khartoum et, donc, sur leurs protecteurs chinois que ce sont, au Darfour, des Soudanais qui tuent d’autres Soudanais et que, dans ces massacres intersoudanais, Pékin n’est « en rien impliqué » : c’est faire bon marché, cette fois, de toutes les résolutions bloquées, au Conseil de sécurité, par l’abstention ou le veto chinois ; c’est réethniciser une tragédie dont il importe de voir, au contraire, la dimension profondément politique ; c’est réalimenter la sale petite musique, alibi de toutes les inactions, des guerres intertribales, locales, pour ne pas dire raciales, dont l’Occident n’aurait d’autre devoir que de se laver les mains…

Cette polémique, je le répète, est aussi vaine que nauséabonde. Et l’on se garderait d’y entrer si, outre l’effet démobilisateur qu’elle ne peut manquer d’avoir sur une opinion qui commençait à se réveiller (l’europétition lancée par Urgence Darfour et demandant l’envoi immédiat d’une force internationale de protection – www.europetition-darfour.fr – est en train de passer le cap des 300 000 signatures !), elle ne posait de vraies et préoccupantes questions de fond.

L’incontestable recul d’abord, masqué par le remue-ménage qu’a provoqué la nomination de Bernard Kouchner au Quai d’Orsay, de ce grand et beau principe qu’est le devoir d’ingérence : est-ce l’effet boomerang de la catastrophique guerre en Irak ? le résultat de l’échec des néoconservateurs américains ? toujours est-il que, aux États-Unis comme en Europe, l’époque est au repli, à l’indifférence bavarde et satisfaite, à la realpolitik relookée droit-des-peuples-à-disposer-d’eux-mêmes, c’est-à-dire, comme toujours, des dictateurs à disposer de leurs peuples.

La lente dérive, ensuite, d’une action humanitaire qui est, on ne le répétera jamais assez, l’honneur de notre génération mais qui a de plus en plus souvent tendance à se vouloir, comme en Bosnie déjà, ou comme au Rwanda, le dernier mot du souci de l’autre : se méfier de la politique, c’est bien ; interdire aux politiques de se mêler des opérations de secours, c’est très bien ; mais se substituer à eux ? tenir l’alimentation des camps de déplacés pour une fin en soi ? et, quand un ministre propose de sécuriser des corridors, donc de mandater une force internationale, donc de commencer de s’interposer entre les martyrs et leurs bourreaux, protester qu’il met en péril la machine à aider ? il y a des belles idées qui deviennent folles, des pitiés dangereuses – il y a aussi, parfois, une bureaucratie de la misère et du Bien…

Et puis enfin la difficulté de certains à penser et même concevoir une tragédie qui n’entre plus, tout à coup, dans le bon vieux schéma des affrontements Nord-Sud : il est vrai que ce sont des Soudanais qui, au Darfour, tuent d’autres Soudanais ; il est vrai que ce sont des musulmans (partisans de la charia) qui s’acharnent sur d’autres musulmans (partisans d’un islam laïque) ; il est vrai, en d’autres termes, que le grand méchant loup impérialiste-riche-et-blanc qui passe, habituellement, pour coupable de tous les maux du monde n’a pas de responsabilité directe dans ce carnage-ci ; et cette idée, cette évidence d’un affrontement Sud-Sud, cette image d’un possible génocide commis par des Africains sur d’autres Africains, suffisent à paralyser, désarmer, les intelligences…

Il faudra revenir sur tout cela.

Il faudra tenter de déconstruire cet avatar particulièrement pervers du tiers-mondisme.

Pour l’heure, je veux simplement dire une chose.

Je me fiche de savoir si la cadence des tueries a, ou non, diminué. Je veux juste qu’elle s’arrête tout à fait. Et je crois qu’il ne serait pas mauvais que, pour cela, s’arrêtent déjà les querelles indécentes.


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