Bleu sur blanc… Jaune du temps… Les douanes du hasard comme des portes ouvertes sur le ciel… J’ai découvert François Sureau ici, dans Le Point, il y a un quart de siècle, alors qu’il venait de publier, sous la houlette de Jean Schmitt, notre directeur de la rédaction d’alors, un reportage sur les Balkans qui précéda de peu mon propre premier voyage à Sarajevo. Je le retrouve aujourd’hui avec ce livre étrange, mi-poème mi-récit, où l’on se souvient de civils apeurés forniquant à froid dans les caves des immeubles bombardés, de tireurs à l’affût du moindre signe de vie, de morts jamais vraiment enterrés et d’une Europe commençant de crouler sous le poids de ses abandons et de ses lâchetés.

Que reste-t-il d’une ville quand nul ne songe plus à la raconter ? Que reste-t-il du lieutenant de vaisseau Passavant des Baleines, sinon cette légende incertaine dont l’auteur s’ingénie, de livre en livre, et dans celui-ci plus que jamais, à déposer et, dans le même geste, effacer les rares traces ? Et qui est cet écrivain passé, en trente ans, d’un art du roman juvénile qui faisait roucouler les vieux académiciens au goût des mystères évangéliques, des ascèses à perdre le souffle ou, comme ici, des chansons de geste oublieuses de toute odyssée ? Peu de contemporains, en tout cas, semblent aussi prodigues en vies que lui. Avocat dans l’une. Officier de la Légion étrangère dans la deuxième. Fondateur, dans une autre, d’un centre d’accueil pour réfugiés en France. Amateur, dans une autre encore, de combats spirituels et de vies de saints. Et, ici (Sur les bords de tout, Gallimard), cet énigmatique écrivain dans la lignée d’un Cendrars qui se serait frotté au Crabe-Tambour et à la Double Vie de Gottfried Benn.

Dandy sarcastique

Autre amateur, autre praticien de cette double vie, mon « petit camarade » Renaud Girard, comme on disait dans le folklore de l’École normale dont nous sommes, l’un et l’autre, des produits irréguliers. Dans la première de ses deux existences, il a sa dégaine de dandy sarcastique qui fait la leçon, depuis trente ans, à tous les ministres des Affaires étrangères de la République ; qui épate, avec sa géopolitique d’état-major, les habitués des grandes conférences du Figaro ; et qui, dans son nouveau livre, Le Monde en guerre (Carnets Nord/Montparnasse), disserte sur l’« humiliation de la Russie », les « pièges » de l’ingérence en Libye ou la « nouvelle hégémonie américaine ». Dans la seconde, en revanche, il est ce grand reporter au même Figaro, agrégé en charniers, technicien de tous les coups d’État de la planète et dont le goût de l’aventure, l’intelligence des corps et du terrain, le sens du temps sans Histoire, le mépris souverain d’un danger qu’il m’a toujours paru tenir pour quantité négligeable et ne le concernant finalement pas, l’audace, pourraient en remontrer à la plupart de ses confrères, y compris anglo-saxons.

Alors, qui est, au juste, cet homme ? Est-il, dans la première de ces deux vies, une sorte de Barrès qui, considérant qu’on ne peut pas courir les guerres toute la journée, passerait ses après-midi au Cercle de l’Interallié ? Ou est-ce dans la seconde qu’il est comme un James Brooke qui aurait perdu son royaume de Sarawak mais aurait eu le temps de lire L’homme qui voulut être roiLord Jim ou le texte de Jacques Rivière marquant, bien avant celui de Roger Stéphane, la naissance de l’aventurier moderne ? Normalien et baroudeur… Énarque et fantassin de la vérité… Le mixte n’est pas banal.

Sulfureux

Et puis, vivant « au carré » s’il en est, il y a le cas de Pierre Leroy. Les initiés connaissent le très discret patron d’un groupe de communication mondial dont les performances défraient la chronique du CAC 40. Les amateurs de littérature, qui sont d’autres sortes d’initiés, ne vont pas tarder à découvrir, dans une grande exposition qui se tiendra à la bibliothèque de l’Arsenal du 21 avril au 24 mai, le sulfureux collectionneur de tel dessin original de Philippe Chéry pour le frontispice de la Justine de Sade ; de telles lettres à Fouché réclamant la mise en liberté du seul écrivain moderne à avoir passé, pour crime de volupté, le plus clair de sa vie en prison ; ou de telle épître à son épouse qui venait de lui demander de faire sortir de la Bastille son « vieux linge sale ». Qui est alors, et de nouveau, ce « voyageur du temps » dont Philippe Sollers décrit, dans la belle préface qu’il donne au catalogue de l’exposition, le « pessimisme très informé » ?

Comment ce bibliophile fantasque et précis que l’on devine prêt à se damner pour tel manuscrit d’Albert Camus, telle lettre autographe de Diderot ou la dernière note d’honoraires adressée par Freud, au lendemain de la mort du musicien, à la famille de Mahler cohabite-t-il avec l’ancien lieutenant de Jean-Luc Lagardère promu, au décès de celui-ci, maréchal de son empire ? Est-ce l’histoire, classique encore, de l’aventurier compensant ce que peut avoir d’aliénant, c’est-à-dire de soumis au temps d’autrui, la part convenable de sa vie ? Ou est-ce celle, au contraire, du Wakefield de Nathaniel Hawthorne qui avait besoin d’une vie normale pour, sinon dissimuler, du moins refroidir ce que sa vraie passion pouvait avoir de dévorant ? Ou celle, ce qui revient au même, de Georges Bataille expiant, au cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale, le crime d’avoir écrit Histoire de l’oeil et Madame Edwarda ? Autre façon d’être soi tout en étant un autre. Ou de vivre, comme voulaient les pythagoriciens, ce mélange de plusieurs vies simultanées. À l’Arsenal !