Je voulais parler, avant que ne s’achève la saison, du dernier livre de Gérard Genette, ce maître de ma jeunesse, ce formaliste, ce sémiologue, cet expert en métalepses et autres diégèses, cet inventeur d’une narratologie au théoricisme légendaire, qui semble, ces derniers temps, se libérer de lui-même et qui, ici, dans Codicille, donne une sorte de post-scriptum au savoureux Bardadrarc paru il y a trois ans. De l’abécédaire qui constitue ce nouveau livre je citerai l’article sur Lénine et l’amour. Celui sur Samuel Beckett répondant à un imbécile que sa langue maternelle, c’est le silence. Les propos définitifs de Zola sur l’inanité du genre de l’interview. La méditation sur un temps qui, comme chez Barthes, passe moins qu’il ne repasse, s’enroule autour de soi, revient sans cesse sur ses pas, se tord. Ou la recherche de la page de La Comédie humaine où il est dit qu’arrive toujours, dans la vie d’un homme, le moment où tout ce qui a fait sa fortune se retourne contre lui et conspire à sa perte. Un régal.

Je voulais parler de Fariba Hachtroudi, cette intellectuelle iranienne exilée, récidiviste du voyage clandestin dans un pays dont elle pleure, de livre en livre, le funeste destin, la souffrance. Je l’ai rencontrée lorsqu’elle m’a confié, récemment, pour que je la diffuse via le Net, une vidéo clandestine d’Ahmadinejad entouré de ses ayatollahs et prophétisant, d’une voix douce et glaçante, la victoire mondiale de l’islam radical. De ce livre-ci (Le douzième imam est une femme ?, éditions Koutoubia) je n’ai plus le temps, et la place, que de dire une chose et une seule – mais j’y tiens : sur la maladie de l’esprit que l’auteur nomme l’« imamat », sur le mythe infantile selon lequel le douzième imam serait sur le point de revenir afin d’embraser l’Iran et le monde, sur le poison du fanatisme dont le président non élu iranien est le symbole, sur les charlatans qui l’entourent, sur le climat digne d’Ubu qui règne à Qom ou Djamkaran, on ne lira, par les temps qui courent, rien de plus insolent, de plus drôle, de plus fantaisiste, donc de plus efficace. De l’art de la sotie appliqué à la guerre idéologique.

Je voulais parler de Derrida d’ici, Derrida de là – actes du colloque tenu, il y a six ans, à l’université Paris-VII, et qu’ont pieusement rassemblés les éditions Galilée. Trop tard, là encore, pour faire plus qu’évoquer telle communication sur le non-lieu de la déconstruction. Telle autre, sur les rapports secrets – mais derridiennement percés à jour – entre une phrase de « Bartleby » et la politique de George Bush. Telle autre sur le lien entre le côté bien « anglé » d’une philosophie et son affinité avec l’« anglais » et, donc, les États-Unis. Ou encore ces pages où, dans un entretien inédit en français, l’auteur de La Double séance donne la version finale de son amour pour Rousseau, Sartre, Gide (mais oui !), la littérature en général et ce qui, en elle, fait dialogue ou, mieux, polylogue avec la philosophie. Portrait croisé d’un homme qui mit son point d’honneur intellectuel (seulement intellectuel ?) à ne renoncer à rien.

Je voulais parler du no 22 de l’excellente revue Outre-Terre consacré, cette fois, à Gaza. L’Égypte et Gaza. L’Iran et Gaza. L’axe Téhéran-Gaza-Caracas et la légitime terreur qu’il inspire aux tenants d’un islam démocratique et modéré. S’il y a une identité gazaouie et laquelle. L’histoire et la géographie de Gaza. Depuis quand Gaza est-elle une bande ? Quand, comment, est né le Hamas ? Pourquoi, en quel sens, peut-on dire que les Frères musulmans, auxquels le Hamas est affilié, sont un mouvement d’inspiration fasciste ? Si l’on verra, dans la région, éclater la guerre entre sunnites et chiites. Pourquoi les leaders palestiniens sont, eux aussi, responsables du malheur infligé à leur peuple. Voilà. C’est à peu près dit. Grâces soient rendues à Richard Rossin, ancien responsable de Médecins sans frontières, cofondateur de Médecins du monde, baroudeur et auteur, dans ce recueil, d’une très précise Histoire de Gaza, pour avoir attiré mon attention sur ces textes : tout y est.

Et puis je voulais parler, enfin, du livre d’Alexandre Diego Gary, S. ou l’espérance de vie (Gallimard). Là, en revanche, c’est plus dur. Car le portrait du père, Romain Gary, est d’une richesse qui semble inépuisable (comment, en quelques lignes, décrypter ce que dit l’auteur quand il confie que c’est pour lui, son fils, que Gary a fait Ajar ?). Car le portrait de Jean Seberg, la mère, est d’une nouveauté proprement sidérante (quel biographe saura jamais brosser, comme ici, le véridique portrait d’Ahmed Kemal, ce membre des Panthères noires qui partagea, et ruina, la vie d’une actrice « maladivement généreuse » ?). Sans parler de l’auteur lui-même qui est, lui aussi, un écrivain de bien belle allure : héritier et romancier, martyr de sa mémoire et, pourtant, inventeur de formes dont il faudrait des pages pour étudier, comme dirait Genette, l’agencement, les palimpsestes, les seuils de vérité et de fiction (dans l’étourdissant jeu de masques, par exemple, entre Sébastien Heayes et l’homme de San Sebastian, dans la disparition élocutoire de l’auteur dont le double nom s’efface, à la fin, comme le fameux visage de sable, comment démêler ce qui vient de Gary, d’Ajar et ce qui les excède tous les deux ?). Mais peu importe. Cet homme, vaguement croisé dans une autre vie mais découvert là, grâce à ce livre trop vite évoqué, je sais que je le retrouverai. Ici ou ailleurs. Ici et ailleurs. C’est ainsi.


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