Combien sommes-nous à nous souvenir que l’Europe est un objet politique nouveau, sans précédent, car né du triple refus du nazisme, du communisme et du colonialisme ? Combien à continuer de vénérer ces modèles de lucidité et de courage, ces exemples de combativité et de grandeur, que furent les Václav Havel, les Sakharov, les fondateurs de Solidarnosc, les dissidents de feu l’Union soviétique ? Et combien, inversement, à ne plus vivre tout à fait en repos depuis que nous savons que le souvenir d’Auschwitz, les mémoires de la Kolyma et des luttes contre les empires, bref, le « plus jamais ça » supposé fondateur de la postmodernité, n’ont empêché ni le génocide des Tutsis, ni le massacre d’un Tchétchène sur quatre ou sur cinq, ni, aujourd’hui, toutes proportions gardées, le regain, autour de l’affaire ukrainienne, d’un souverainisme promu au rang de bon sens presque universellement partagé ?

Je ne veux faire injure à personne.

Mais j’ai beau chercher, scruter la carte intellectuelle d’une époque dominée par la triste science des assis, des peureux et autres revenus de tout, j’ai beau tendre l’oreille au fracas que fait la feinte radicalité de ceux qui se croient « rebelles » quand ils ne sont qu’« en colère » ou « indignés », je n’en vois qu’une poignée – au premier rang desquels mon vieux compagnon et ami André Glucksmann.

Dans son nouveau livre, Voltaire contre-attaque (Laffont), qui est une merveille de juvénilité rebelle et de sagacité jubilatoire, on trouve une réhabilitation philosophique de l’auteur de Candide.

Un rappel de l’idée – voltairienne – que les révolutions réussies ne se jouent pas dans la fidélité fanatique à un idéal, mais dans une infidélité méthodique aux solutions toutes faites, finales et, donc, idéales.

On y réapprend que la politique se fait ici, maintenant, dans ce siècle de fer et de tumultes, et non dans on ne sait quel ciel de grandes espérances à l’assaut duquel prétendit monter notre terrible jeunesse.

On y démontre, en conséquence, qu’un petit pas hors de l’éternité est toujours un grand pas pour l’humanité ; ou que les soulèvements qui comptent sont ceux de la désillusion, pas de l’utopie ; ou que l’apprentissage de la finitude est le commencement, non de la sagesse, mais de l’insubordination.

On y fait l’éloge, non seulement de la patience et du doute, mais du mendiant et du Gitan.

On s’y livre à une « défense anachronique » d’un droit-de-l’hommisme identiquement moqué par les tenants d’un cynisme qui confond lucidité et réticence à résister et d’une volonté de pureté dont le principal apport à l’histoire du XXe siècle tint à son raffinement dans l’art d’usiner les cadavres.

On y croise un socialiste reconverti dans le gaz sans que nul n’y trouve à redire.

Une Est-Allemande, adepte d’un pacifisme qui n’est que l’autre nom de son indifférence au malheur d’autrui et qui fait pourtant d’elle la cheftaine du Vieux Continent.

Des intellectuels guettés, comme Voltaire encore, par ce que Glucksmann (qui a dû s’y frotter) appelle la tentation de Frédéric.

Des Vénitiens (la vraie tentation de Venise ?) guettés par l’aquabonisme d’un monde qui, semblable à la cité mausolée de Candide, n’est plus que le miroir d’une agonie annoncée.

On y pose des questions neuves et qui font de ce livre tout le contraire du « testament » que je vois évoqué ici et là : si l’Allemagne d’aujourd’hui libérait celle de 1944 ? où est Athènes ? qu’est-ce que la peste ? qui, de Mallarmé ou de Pouchkine, offre le meilleur viatique pour sortir de l’illusion sidérale et mortelle d’une Histoire achevée dans la vallée de larmes panglossiste ?

On y revient sur une formule énigmatique de Voltaire (« de toutes les guerres, la plus juste est celle de Spartacus ») ainsi que sur le vent de folie anti-Roms qui vient de souffler sur le pays (quoi ? quinze mille déracinés responsables de tout le mal qui accable 60 millions de Français ? une poignée de sans-abri dont on saccage au bulldozer les cabanes de plastique seraient, au pays de Villon, d’Esmeralda, de Carmen et de la charité chrétienne, la réincarnation de Satan ?).

Je repense au Glucksmann de La Cuisinière et le mangeur d’hommes qui lança la nouvelle philosophie.

Je revois notre « Apostrophes », avec un Maurice Clavel d’autant plus inspiré qu’il se devinait à bout de souffle et sur le point de passer le flambeau.

Je nous revois au Mexique, dans des amphithéâtres drogués au fascisme rouge et chauffés à blanc par de vieux jeunes gens qui ne voulaient pas entendre que les victimes n’ont pas de couleur ni de parti.

Puis, dans ces rassemblements bosniens où nous plaidions, non sans la petite part d’humaine, trop humaine rivalité qu’engendrent les proximités de pensée, que l’esprit d’appartenance est le père des soumissions ; que la maladie de l’identité est le poison des peuples ; que l’on peut être croate, bien sûr, ou serbe, ou ce que l’on voudra – mais à condition de ne pas oublier que, comme disait un poète de Lisbonne, plus âgé que nous, mais dont j’étais devenu l’ami pendant la révolution des Œillets, l’universel c’est le local, d’accord, mais sans les murs !

Je songe à tous les combats menés au coude à coude, quoique sans se concerter, en faveur des sans-droits, des sans-nom, des sans-nombre et des morts sans sépulture de toutes les guerres oubliées par le grand récit progressiste.

Des rendez-vous comme ceux-là, nous en aurons encore beaucoup d’autres. Mais je sais d’ores et déjà que, de tous mes illustres contemporains, « Glucks » est sans doute le plus capital.


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