Ils ne sont pas très nombreux, les jeunes gens d’aujourd’hui qui se souviennent du portrait de Lautréamont imaginé par Félix Vallotton.

Ni de la lettre de lord Chandos à Francis Bacon rêvée par un Hofmannsthal voulant prendre la mesure du ravage dans les langues qu’ont signifié les « temps modernes ».

Ni de ce que Melville avait en tête quand, aux prises avec un Moby Dick que tout le monde croit connaître mais que presque personne n’a vraiment lu, il lance à Nathaniel Hawthorne : « je suis en train de rompre les sceaux du pays des ombres. »

Ni, encore moins, de la révolution mondiale lancée par un certain Friedrich-Wilhelm Schelling quand, deux ans après la Phénoménologie de l’esprit, il a l’intuition d’un Dieu déchiré entre un fond proprement divin et une puissance maléfique qui le soulève.

Eh bien, en voici deux qui se souviennent de cela.

Voici deux jeunes écrivains, Yannick Haenel et François Meyronnis, qui codirigent une revue, Ligne de risque, conçue comme une « centrale d’énergie » où sont régulièrement traités des « souvenirs » de cette sorte.

Et les voici qui publient, dans la collection de Philippe Sollers, un petit livre de guerre, savant et léger, érudit et joyeux, où l’on trouvera retraitées, remises en jeu et en mouvement, ces informations et quelques autres qui s’y enchaînent : véritable manuel de savoir-vivre – lire, écrire et, donc, vivre – à l’usage de générations qui ne sont souvent jeunes, hélas, que de leur ignorance résolue.

Je ne suis pas trop d’accord, bien sûr, avec la lecture de Heidegger qui sous-tend, pour une part, ce Prélude à la délivrance.

Je suis même en désaccord – et j’essaierai de dire, un jour, pourquoi – avec son concept d’un « nihilisme » entendu comme un genre dont l’hitlérisme serait une espèce et dont l’avatar ultime serait la technique mondialisée.

Et je trouve un peu expéditif, enfin, le traitement de Michel Houellebecq dans le chapitre, par ailleurs passionnant, où les auteurs donnent la formule d’une extase amoureuse qui, loin de laisser le sujet « sans voix », loin de l’abandonner à l’ivresse muette d’une chair elle-même réduite à sa pure « anatomie », est la voie royale, au contraire, où advient la jouissance par et dans la parole.

Mais j’aime la façon qu’ils ont de nous dire que ce qui, dans ces affaires de parole, compte le plus, ce ne sont pas les mots mais la langue (pauvre Giraudoux… vanité du bel écrire…).

J’aime leur insistance à prouver qu’une littérature qui ne pense pas n’est pas une littérature et que le premier devoir d’un écrivain est de se transformer en une machine à enregistrer, donc penser, « ce qui arrive au temps » (ah ! le fameux « où en sommes-nous avec le temps ? » lancé par Arthur Cravan à un André Gide qui, lui non plus, n’entend pas…).

J’aime que la langue ainsi conçue soit le lieu, non seulement donc d’une jouissance, mais d’un salut, ils disent bien d’un salut, ils emploient sciemment et sans remords le mot (et j’aime que ces experts en « avalanches », ces laborantins d’une « mort de Dieu » dont ils savent mieux que personne le caractère irrévocable, nous confient, entre deux réflexions sur David Bowie ou un évangile apocryphe de Thomas, qu’ils ne sont « pas laïcs »).

J’aime leurs pages sur la face sombre des Lumières.

J’aime leur volonté de rappeler que l’humanisme a pu être, et demeure, une terrifiante école des cadavres.

J’aime que soit redémontré, au passage, l’enchaînement quasi obligé qui va du sujet supposé souverain au vivant méthodiquement usiné.

J’aime leur définition de l’événement, perdition et salvation mêlées, cœur noir du Rien en même temps qu’éclaircie au sein du Néant – on est loin de la sacralisation, chez les émules d’Alain Badiou, de l’« événementialité obscure ».

J’aime que l’on sente, à les lire, qu’il s’en faut de peu, très peu, un mot, une phrase, un écrivain se souvenant, ne serait-ce qu’un instant, qu’il est « fils de roi » , pour que l’on repasse du pire au meilleur, du monstre marin à la baleine astrale, de Black Man et sa mauvaise foudre à l’éclair de la Délivrance – on est encore plus loin, avec cette doctrine de la résurrection, c’est-à-dire de la traversée de la mort et, d’abord, de la mort dans la langue, du ton pompeusement apocalyptique en vigueur dans les secteurs « radicaux » de la philosophie post-nihiliste.

Et puis j’avoue enfin que me sont irrésistiblement sympathiques deux promeneurs qui, déambulant dans Paris à la façon de l’auteur de l’immense Nadja et voyant scintiller soudain, au-dessus de leurs têtes, dans la nuit, les lettres « H » et « M », ne savent dire s’il s’agit des initiales d’Herman Melville, de celles de leurs propres noms par un hasard objectif entrelacés ou de la trace du mot hébreu Hachem, qui signifie « le Nom » et qui serait alors comme le signe d’un Dieu : comprenne qui voudra ; mais les lise qui me lit ; car on est à la croisée, là, de la métaphysique, de la littérature et du sceau qu’elles impriment, toutes deux, à nos vies – rien d’autre ne vaut.


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