Cette guerre c’est un peu comme les révélateurs des laboratoires photographiques d’autrefois. Au début l’image est floue. Pâle et floue. Et puis, à mesure que le temps passe, sortent les ombres, les contours, les grands noirs, les teintes et les demi-teintes, les contrastes – cette imagerie latente que l’on voyait sans la voir mais qui, là, soudain, se fixe.

Ainsi le Hezbollah. La machine militaire du Hezbollah. On savait, naturellement. Tout le monde savait que la milice chiite avait, au sud du Liban, construit un Etat dans l’Etat. Mais tant d’armes ? Dotées d’une telle puissance de feu et qui, malgré les frappes, ne faiblit pas ? La capacité, vérifiée, d’atteindre Hédera, juste au nord de Tel-Aviv ? Le pouvoir, pour la première fois dans l’histoire des guerres d’Israël, d’obliger un quart de la population du pays – un quart ! – à quitter ses maisons et à vivre dans des abris, des camps de réfugiés, des villages de fortune ? Et ces réseaux de tunnels incroyables, dans les collines ? Ces bunkers imprenables ? Ces stocks d’armes et de munitions dans les maisons privées, les mosquées ? C’est la première révélation de cette guerre.

Le Liban. Ce cher et beau Liban, petit par la taille, grand par la civilisation, dont on se doutait bien qu’il n’était pas sorti intact des décennies d’occupation syrienne. Mais à ce point ? Si profonde, sa corruption morale et politique ? Si avancée, la hezbollisation des âmes et des cœurs, que des sondages récents puissent donner, jusque dans les zones chrétiennes, tant d’opinions favorables au chef fasciste Hassan Nasrallah ? J’entends bien que les bombardements n’arrangent rien. Et que doive, sans tarder, cesser le martyre des populations civiles, cela va de soi. Mais il faut, aussi, se rendre à l’évidence : le Liban qui se révèle là, le Liban du général Aoun pactisant avec le parti de Damas, le Liban dont le président du parlement, numéro trois du régime, se comporte en porte-parole officieux de Nasrallah, n’était plus depuis longtemps, avant même la riposte israélienne, cette exception, ce miracle, cette oasis de culture et de paix, qui enchantaient notre jeunesse – les bombes morales du fondamentalisme l’avaient déjà, hélas, défiguré.

Les Palestiniens. Je suis plus acquis que jamais à la cause d’un Etat palestinien, vivant près d’Israël et en paix avec lui. Mais que penser de la radicalisation, à la faveur de cette guerre, des habitants de Gaza ? Comment interpréter le fait que les tirs de Qassams, depuis Gaza, se soient intensifiés en réaction, non à l’occupation, mais à la libération du territoire ? Et quand on apprend, comme ce lundi matin, sous la plume de Georges Malbrunot, dans Le Figaro, que le Hamas vient de recevoir du « parti-frère » des informations « sensibles » lui permettant d’allonger ses tirs jusqu’à Ashkelon, quand on voit ces signes de solidarité grandissante avec un Hezbollah qui ne s’était jamais tant soucié du sort des Palestiniens et qui, au Liban sud, les traitait en citoyens de seconde zone auxquels on refusait, par exemple, l’accès à la propriété, comment ne pas se dire que le fond de l’air est, décidément, bien nauséabond : progrès de l’obscurantisme, de la politique du pire, du nihilisme ; recul de l’esprit de modération, de rationalité, de paix ?

L’Iran. Le jeu géopolitique de l’Iran. Là aussi, on savait. Mais, là aussi, la guerre fonctionne comme un miroir grossissant des ambitions, des méthodes ainsi que de la détermination des acteurs. Rien que dans les dernières heures, trois événements. Une déclaration de l’hojatoleslam Ali Akbar Mohtachemi-Pour confirmant la présence sur le sol libanais de missiles Zelzal-2 de fabrication iranienne. Une conversation du ministre des Affaires étrangères, Manoucher Mottaki, avec le Premier ministre libanais liant la poursuite de son programme nucléaire au conflit en cours et à son issue. Et, comme pour ajouter au tableau d’ensemble la touche d’apocalypse burlesque qui lui manquait, cette visite d’Ahmadinejad au Guide Suprême de la Révolution pour lui demander l’autorisation d’élargir les rues de la capitale vu que le retour du douzième imam, l’imam caché, serait, selon lui, imminent…

Et puis, enfin, l’Islam. Au sein de l’islam lui-même, un double déplacement du centre de gravité, de la zone des tempêtes théologico-politiques : de l’islam modéré, d’abord, vers l’islam fondamentaliste qui, partout, marque des points ; et, à l’intérieur même de celui-ci, au sein de cette internationale intégriste en formation, un glissement de la zone de l’islam arabe vers ce monde de l’islam asiatique, ou indoeuropéen, dont l’Iran aspire à être la puissance hégémonique, l’étendard. De ce double mouvement dont s’alarme, à juste titre, du Qatar au Maroc et à l’Egypte, l’opinion arabe éclairée, que disent les chancelleries ? De ce grand basculement dont l’une des conséquences sera la mise au second plan d’une question palestinienne qui, vue de Téhéran ou de Karachi, n’est plus qu’un symbole vague, un indistinct alibi, notre vieille culture Quai-d’Orsay saura-t-elle prendre la mesure ?

C’est tout cela que révèle cette guerre. C’est pour toutes ces raisons qu’elle était, sans doute, inévitable. Et c’est pour ces raisons qu’il est, pour tout le monde, si important qu’Israël n’en sorte pas vaincu. Une guerre comme une répétition générale. Une guerre dont il faut tout faire pour qu’elle ne soit pas à notre génération ce que fut la guerre d’Espagne à celle de nos aînés.


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