Le Pakistan est la poudrière du monde contemporain.

Je l’ai écrit, il y a six ans, dans mon enquête sur la mort de Daniel Pearl.

Je l’ai redit, le 12 septembre 2003, dans un texte publié par le Washington Post et dont la thèse était que la guerre en Irak resterait, à cause de cela, parce qu’elle s’était grossièrement trompée de cible, comme l’une des pires erreurs stratégiques commises depuis longtemps par l’administration américaine.

Je l’ai répété, ici même, chaque fois que l’on a vu le gouvernement pakistanais, en principe notre allié, faire tapage autour de l’arrestation de tel haut dirigeant d’Al-Qaïda (Khalid Sheikh Mohammed, Yasser Jazeeri, Abu Zubeida, Ramzi Binalshibh, Abu Faraj Libbi…) dont il avouait ainsi, implicitement, qu’il l’avait précieusement sous le coude en attendant le moment propice pour en tirer le meilleur prix (l’octroi par le Congrès d’un prêt, une visite d’État à Washington, l’autorisation de mal voter au Conseil de Sécurité des Nations unies…).

Et je ne peux que le confirmer, plus que jamais, alors que l’on est entré dans la troisième semaine de l’offensive, dans la vallée de Swat, de l’armée d’Islamabad contre des insurgés talibans plus coriaces qu’il n’y paraissait et dont nul ne peut prédire ni où ni quand ils s’arrêteront.

Car enfin de quoi s’agit-il ?

Et d’où vient que l’équation pakistanaise est, aujourd’hui, si angoissante ?

Il y a le fait, d’abord, que, lorsqu’on dit « talibans », au Pakistan, cela veut dire Al-Qaïda, littéralement Al-Qaïda, puisque les éléments constitutifs de cette mouvance, les groupes type Lashkar-e-Toiba, Lashkar-e-Janghvi ou Jaish-e-Mohammed, constituent le noyau dur de l’organisation de Ben Laden elle-même.

Il y a le fait, ensuite, que ces groupes, même s’ils semblent minoritaires au sein d’une société en principe plus modérée, savent pouvoir compter sur l’appui d’organisations de masse du genre de ce Trust Al-Rashid dont j’avais révélé le rôle dans l’enlèvement de Daniel Pearl et que l’on retrouve à nouveau – comme, d’ailleurs, au moment du tremblement de terre d’octobre 2005 – au premier rang des « humanitaires » qui apportent eau, vivres et bonnes paroles aux centaines de milliers de civils qui fuient les zones de combat.

Et puis le fait enfin que, contrairement aux aimables mensonges dont on nous berce, tout ce beau monde – groupes militaires + associations « humanitaires » – n’est pas seulement à l’œuvre dans la vallée de Swat ou, d’une façon générale, dans ce que l’on appelle pudiquement les « zones tribales » frontalières de l’Afghanistan mais qu’il est présent dans l’ensemble du pays, au cœur de ses grandes villes, à quelques centaines de mètres (la Mosquée Rouge) de telle ambassade d’Islamabad, à un kilomètre à peine du consulat américain de Karachi (la Madrasa de Binori Town qui, au moment de ma visite, fonctionnait aussi comme camp d’entraînement militaire et hôpital de campagne où Oussama Ben Laden lui-même venait, sans être le moins du monde inquiété, de se faire soigner et peut-être opérer !).

À cela s’ajoute la question de l’arsenal nucléaire pakistanais.

À cela s’ajoute le fait que ce pays, gangrené par l’islamisme, n’est pas, contrairement à l’Iran, sur le point d’avoir la bombe mais l’a déjà.

Et à cela s’ajoute le fait que cette affaire, au Pakistan, n’est pas une affaire juste militaire mais une vraie cause nationale, presque sainte, portée par un mouvement populaire où l’on trouve absolument normal que les missiles soient la propriété, non seulement du pays des Purs, mais de l’Oumma, de la communauté des Croyants, tout entière.

On peut toujours se dire, pour se rassurer, que ces arsenaux sont sous contrôle.

D’abord nul n’en sait rien.

Aucun responsable ne peut dire avec certitude, et en conscience, où se trouvent précisément les soixante têtes de missile répertoriées ni, encore moins, ce qu’est ce fameux système de « double clé » qui aurait été imposé aux apprentis sorciers de l’ISI.

Mais, surtout, on se souvient du cas d’Abdul Qadeer Khan, ce Docteur Folamour, père de la bombe, que Daniel Pearl était sur le point de démasquer et dont on sait aujourd’hui qu’il était en train de livrer ses secrets, non seulement à la Corée du Nord et à l’Iran, mais à des groupes afghano-pakistanais liés au Trust Al-Rashid.

Et je me souviens, moi, en tout cas, de cette manifestation populaire à laquelle j’ai assisté à Karachi et qui regroupait des milliers d’hommes défilant derrière des banderoles où l’on voyait, non pas le visage de tel leader, ni le nom de tel martyr, ni même l’énoncé de tel ou tel slogan, mais le portrait du Docteur Khan ainsi que le dessin géant d’un missile dont on était venu hurler qu’il était l’inaliénable propriété de la communauté musulmane dans son ensemble – commandos djihadistes compris.

Que l’administration Obama ait enfin pris la mesure du danger est, naturellement, une bonne nouvelle.

Que la France se soit dotée d’un « représentant spécial » connu, lui aussi, pour sa lucidité sur ces questions est également de nature à rassurer.

Mais cela ne nous dit, hélas, ni ce qu’il convient de faire ni ce qu’il est permis d’espérer : il est minuit dans le siècle au Pakistan – et il faut s’en aviser sans tarder.


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