Les lecteurs de ce « Bloc-notes » savent le prix que j’attache à l’aventure de pensée de Pascal Bacqué.

Et ils se souviennent peut-être de la préface que j’ai donnée à l’un de ses premiers ouvrages, « La légende d’Elias », paru aux éditions L’Age d’homme en 2011 – puis de la chronique que j’ai consacrée, ici, il y a deux ans, au tome 1 de « La guerre de la terre et des hommes », cette épopée dont l’ambition est de narrer, non la légende, mais l’entière histoire des siècles et de l’humain.

La vérité est que je suis de moins en moins seul à soutenir cette œuvre fleuve, aux frontières du roman et du poème.

Et ce sont 70 personnes (le chiffre de Bacqué – car, dit-il, le nombre des nations et de l’humanité en extension…) qui se sont constituées, l’autre semaine, lors d’une étrange et belle soirée au domicile du commissaire-priseur parisien Vincent Wapler, en une Association des amis de Pascal Bacqué dont le premier acte fut de souscrire à l’édition d’un livre-objet, composé de 70 aphorismes de l’auteur, orné de 70 œuvres originales de l’artiste Christian Bonnefoi et tiré à 70 exemplaires, eux-mêmes destinés, avec adresse manuscrite et personnalisée, à chacun des 70 convives.

On songeait, tandis que Bacqué donnait lecture de morceaux choisis de son livre à venir et qu’avec Bruno Pinchard, Pierre Caye, Norbert Hillaire et le directeur des Cahiers d’études lévinassiennes, Gilles Hanus, nous commentions son geste devant ce parterre distingué, à ce qu’ont pu être les cérémonies de la rue de Rome autour des amis du fameux « Livre » dont Mallarmé a rêvé toute sa vie et qui lui inspirait des comptes d’apothicaire, au franc près, où entraient en équation le nombre de ses souscripteurs et celui de ses futurs lecteurs.

On se disait qu’ont dû ressembler à cela les comités de rédaction de The Egoist, le magazine créé par Harriet Shaw Weaver à la fin des années 1910, avec, pour première raison d’être, d’offrir à un James Joyce épuisé, découragé, allant d’opérations de la cataracte en moments de quasi-cécité, pauvre par-dessus le marché, atrocement et désespérément pauvre, les moyens matériels de continuer ainsi qu’un lieu où puisse paraître, fût-ce en feuilleton, « Ulysse ».

On pensait aux réunions qu’a bien dû convoquer, autour d’Horace, Properce et Virgile, ce chevalier étrusque du nom de Mécène qui fut, au Ier siècle, le contemporain d’Octave et auquel l’humanité doit donc, outre l’invention du mécénat, la possibilité même de l’écriture de « L’Enéide ».

Ou à ces moments bizarres, chez les Noailles, où Cocteau, pour survivre et opposer un peu de force à la meute lâchée à ses trousses et décidée à lui arracher sa couronne de prince des poètes, avait à faire, comme il disait, le génie devant les mondains.

Ou à l’assemblée des 146 actionnaires – oui, au sens propre des actionnaires – qui, dans le plus pur esprit saint-simonien et à l’initiative de la duchesse de Duras, puis de l’ancien officier royal devenu libraire, Delloye, investirent dans ces « Mémoires d’outre-tombe » dont Chateaubriand stipulait bien qu’ils ne paraîtraient qu’après sa mort.

Ou encore, fomentée par les femmes de sa vie, à l’association Les Amis de Michel Butel qui permit à mon ami, auteur de « L’autre amour » et de « La figurante », de continuer à rêver, réfléchir, écrire, ou même ne pas écrire, jusqu’à son dernier souffle, il y a maintenant seize mois.

Désordre des pensées et des noms. Incomparabilité de situations, et de génies, bien évidemment disparates.

Mais dans la confusion baroque et délicieuse de cette soirée, tandis que l’un d’entre nous s’attardait sur le destin de ce Français si profondément juif (ou de ce juif absolu, mais demeuré si épris de la langue française), tandis qu’un autre évoquait l’itinéraire de cet ancien chrétien lancé à la poursuite d’une intuition poétique et s’arrêtant sur le Talmud (une sorte de Claudel qui, au lieu de l’annonce faite à Marie, aurait entendu, à Notre-Dame, les voix de Maimonide ?), une idée simple m’est apparue.

Ceux que j’ai cités ont en commun, même quand ils écrivent en prose, d’être ce que, depuis la nuit des temps, l’on appelle des poètes.

Or l’usage poétique de la langue est, de tous, le plus fragile en même temps que le plus précieux.

C’est cette inanité sonore, ce rien ou presque rien, cette parole qui se tient au bord du silence comme au bord d’un précipice, cette « action restreinte » – et c’est en même temps, quoi qu’en disent les esprits forts, la source qui irrigue le reste de la langue, le feu qui la brûle et l’anime, le foyer qui l’éclaire comme on braque le projecteur sur une plaie sanglante, la ligne de tension qui l’électrise, le trésor sur lequel elle est gagée et sans le secours duquel elle s’étiolerait, bref, son programme de vie et son secret.

Pour ces deux raisons, c’est une obligation, non seulement esthétique, mais éthique, et presque politique, de protéger les poètes.

Pour ces deux motifs qui n’en font qu’un, parce qu’ils sont si faibles et si puissants, si démunis et, pourtant, si essentiels à la poursuite de l’aventure humaine, parce qu’ils comptent pour rien mais sont, même quand on ne les lit pas, les demi-frères de la lumière, nous avons une dette envers eux et leur devons, je crois, assistance.

Cela est d’autant plus vrai dans les temps de détresse.

Cela devient urgent quand tout s’effondre autour de soi et que le nouveau monde tarde à venir.

S’en souvenir est un devoir – l’oublier ne peut que faire croître le péril.