L’Iran n’est certes pas un parangon de démocratie. Et quand ses dirigeants fustigent le “fonctionnement criminel” de ce “régime infâme”, car lié au “terrorisme”, qu’est l’Arabie saoudite, c’est l’hôpital qui se moque de la charité. Reste que ce qui s’est passé, le week-end dernier, dans le royaume saoudien est préoccupant à plus d’un titre.

Mise en scène macabre de tueries

Quarante-sept exécutions capitales en un seul jour, c’est une curieuse façon, d’abord, de commencer l’année. C’est un bon début pour battre le record des 153 mises à mort de 2015 et des 87 de l’année précédente.

Et lorsque ces mises à mort, au sabre ou à l’arme automatique, s’additionnent à la litanie des apostats décapités, des blogueurs torturés ou qui attendent dans les couloirs de la mort, ou de tel voleur de carte bancaire crucifié dans le nord du pays, on est en droit de donner au roi Salmane, comme à son prédécesseur et comme aux aspirants à sa succession qui n’ont, à ce jour, pas fourni la moindre indication d’une protestation ou d’un regret, le titre macabre mais mérité de recordmen mondiaux du crime d’État.

Mais s’ajoutent à cela, par-delà l’outrage aux principes les plus élémentaires de la dignité humaine, des signaux de longue portée.

La mise en scène, particulièrement macabre, de ces tueries survenues, le même jour donc, dans toutes les villes du pays dit la volonté, non de cacher la chose, mais de l’exhiber au contraire afin que nul n’en ignore : ni, bien sûr, dans le pays, ni dans les chancelleries des capitales alliées ou ennemies.

Il y a là, en d’autres termes, la démonstration de force d’un régime en place depuis un siècle mais que tous les observateurs s’accordent à dire corrompu, vermoulu, en perte de vitesse, de plus en plus évidemment inapte à assurer sa propre pérennité : ce type de fuite en avant, s’agissant d’un pays clé dans toutes les grandes manoeuvres géopolitiques du moment, n’est jamais une bonne chose.

Le fait, par ailleurs, de mettre sur le même plan, et dans la même charrette, les probables suppôts d’Al-Qaeda et de Daech que sont la majorité des suppliciés de samedi et quatre opposants chiites, dont le très charismatique cheikh Nimr al-Nimr, qui n’ont commis d’autre crime que de défendre une vision de l’islam alternative au sunnisme et, plus particulièrement, au wahhabisme, ouvre la voie à un engrenage de représailles qui n’a pas tardé à embraser cette partie du monde : Yémen, Bahreïn et, bien sûr, l’autre grande puissance régionale, chiite par vocation et destin, qu’est l’Iran.

Être l’épicentre d’une nouvelle zone des tempêtes

Peut-être y a-t-il même, à l’origine de cette mise à feu des consciences et des coeurs, une part de calcul qui, si risqué et vraisemblablement perdant qu’il puisse être, ne surprendrait guère s’agissant d’un régime que la lente mais inexorable baisse des prix mondiaux du pétrole mènerait, si elle durait, droit à l’abîme et qui est prêt à tout pour se dégager de ce piège où il s’est, pour partie, enfermé : apparaître, quand on est le premier producteur mondial de brut et que 80 % de vos ressources dépendent de la stabilité de la région, comme l’épicentre d’une nouvelle zone des tempêtes au futur brusquement incertain et aux convulsions imprévisibles, n’est-il pas un moyen, en tout cas à court terme, d’espérer faire remonter les cours ?

Et puis il y a enfin la coalition anti-Daech où l’Arabie saoudite semblait vouloir jouer un rôle éminent lorsqu’elle lançait, voilà quinze jours, par la voix du prince héritier Mohammed ben Salmane, son idée d’une armée musulmane anti-islamiste enrôlant, sous la même bannière, 34 pays aussi différents que l’Indonésie, la Malaisie ou le Liban : avec ce regain, sans précédent depuis longtemps, de la guerre à mort entre sunnites et chiites, avec cette réactivation, au détriment de la mobilisation contre l’ennemi commun, de la vieille querelle des deux empires arabe et perse et de leurs narrations contradictoires, avec le vent de colère et de revanche qui souffle sur Bagdad et qui pousse le gouvernement pro-iranien de Haïder al-Abadi à la rupture avec le frère saoudien devenu ennemi, on voit mal cette alliance se concrétiser et prendre forme – et, quant à la reprise de Mossoul qui sera le vrai tournant de l’offensive anti-Daech et qui suppose une opération conjointe entre Kurdes, sunnites et chiites, elle semblait imminente mais se voit repoussée, du coup, aux calendes grecques.

La communauté internationale, face à ce désastre, ne bouge pas

Les démocraties, en particulier, et comme à l’accoutumée, détournent pudiquement le regard. Et nul ne semble vouloir rappeler, par exemple, que c’est à un représentant de ce pays devenu fou qu’échoit, en ce moment même, la présidence – ô paradoxe… – de la commission consultative des Droits de l’homme des Nations unies.

Il n’est au pouvoir de personne de changer la nature du régime saoudien. Mais il ne devrait pas être si difficile, pour ceux de ses partenaires qui lui vendent des avions de chasse et lui achètent son or noir, de calmer ses ardeurs meurtrières en lui signifiant que, par-delà son peuple, il menace la paix de la région et du monde.

Le mot fameux – “c’est le pétrole, idiot !” – inspiré de Bill Clinton pendant sa campagne 1992 face à Bush père marche dans les deux sens : dans ce gigantesque jeu de dupes où chacun prend l’autre à revers et en otage, le plus vulnérable, celui qui a le plus intérêt à composer et qui, de fait, cédera le premier, n’est pas nécessairement celui qu’on croit.

À bon entendeur salut.