Je ne me suis pas « trompé » quand, dimanche, au « Grand Rendez-vous » d’Europe 1, j’ai dit que le solde migratoire en Europe était « nul ».

J’avais, certes, en tête la déclaration du défenseur des droits, Jacques Toubon (JDD, 24 juin) : « le solde migratoire, en France, est nul sur les trente dernières années ».

Mais la vérité est, surtout, que cette notion de « solde migratoire » est, à l’échelle de l’Europe, plus complexe, et plus difficile à manier, que ne semblent le croire mes contradicteurs.

Quand un Européen a quitté l’Europe mais décide, au bout de quelques années, d’y revenir, son entrée est comptabilisée, par exemple, comme celle d’un « migrant » venu de Syrie.

Les mouvements intracommunautaires, c’est-à-dire les déplacements de familles nées sur le continent européen mais passant d’un pays à un autre, entrent également, dans certains cas, dans les statistiques d’Eurostat ou de l’Insee. 

En sorte que si le nombre d’émigrants quittant l’Europe est simple à interpréter, celui des immigrants n’est pas toujours aussi clair, ni aussi impressionnant, que le dit la statistique : en 2015, par exemple, il y avait les 2,4 millions de ressortissants de pays non européens, donc de migrants au sens où on l’entend généralement, entrés, selon Eurostat, en Europe… les 2,8 millions d’Européens et de non-Européens qui, selon Eurostat toujours, quittaient l’Europe… et, entre les deux, les 860 000 personnes ayant migré vers un Etat membre de l’Union dont elles avaient la nationalité – et le 1,4 million d’Européens bougeant d’un pays de l’Union à un autre dont ils n’avaient pas la nationalité… 

J’ajoute, puisqu’il faut parler chiffres, que ce sont 15 289 migrants et réfugiés qui, selon l’OIM, qui est l’organisme des Nations unies chargé des migrations et qui est, à ce titre, la source la plus fiable sur le sujet, sont arrivés en Europe par la mer pendant les 95 premiers jours de 2018. 

A la même date, en 2017, ce sont 31 060 personnes, soit deux fois plus, qui avaient tenté le même terrible voyage et avaient accosté dans les ports italiens, grecs ou autres.

Un peu plus tôt, en mars 2016, ils étaient 172 089, soit dix fois plus.

Et je ne parle pas de 2015, où c’est plus de 1 million de réfugiés qui avaient pris le chemin des Balkans ou de la Méditerranée pour venir en Europe.

Cette chute drastique, et incontestable, du nombre des migrants s’explique par différentes raisons.

Les unes sont honorables : la mise en place effective de ce fameux corps de garde-côtes et garde-frontières européens dont on parlait depuis tant d’années.

Les autres le sont moins et sont même carrément indignes : je pense à l’accord conclu avec Erdogan qui consent, moyennant finance, à bloquer dans des camps, en territoire turc, les candidats à l’exil.

Mais le fait est là. Ce qu’on appelle, en Europe, la crise migratoire est derrière nous. Le phénomène 2015, avec ses arrivées massives, ses colonnes de pauvres gens, presque innombrables, qui surgissaient, démunis de tout, sur nos écrans et dans nos consciences, n’est plus la réalité d’aujourd’hui.

En sorte que la crise que l’on ressent partout et qui est en train d’ébranler, c’est vrai, les fondations mêmes de l’Union européenne est d’une nature bien différente.

1. C’est la crise de l’islam. D’aucuns, comme Abdelwahab Meddeb, ne craignaient pas de dire sa « maladie ». C’est le fait, en d’autres termes, que la lutte à mort entre islam des Lumières et islam fondamentaliste fait que certains de ceux qui frappent à la porte de l’Europe vivent dans un univers mental où la question de la laïcité, celle de l’égalité hommes-femmes ou celle, plus généralement, de la démocratie n’est pas toujours posée et se trouve même méthodiquement forclose. Peu importe que cette forclusion concerne 15 000 personnes ou 1 million. Elle existe. Elle doit donc être traitée. Et traiter cette crise numéro un suppose un travail de pédagogie patient et enthousiaste permettant à ceux que nous accueillons d’embrasser les valeurs de la République.

2. C’est la crise qui frappe les pays d’Europe gagnés par ce qu’Emmanuel Macron a eu raison d’appeler la « lèpre du populisme ». Ici, ce sont des crispations identitaires… Là, des accès de xénophobie ou de racisme pur… Là encore, un ministre de l’Intérieur italien capable de parler d’une cargaison de « chair humaine » à propos des 239 passagers du navire de l’ONG allemande « Lifeline » qui, à l’heure où j’écris ces lignes, est toujours bloqué au large de Malte… Et tout cela sans qu’il y ait nécessairement de lien avec la présence réelle de migrants sur les territoires concernés : n’arrive-t-il pas que les pays les plus engagés dans cette voie du populisme, ceux qui sont allés le plus loin dans le désaveu des valeurs humanistes sur lesquelles l’Europe s’est fondée, soient ceux qui, comme la Hongrie, se sont claquemurés derrière les murs de leur forteresse et clament d’autant plus haut leur haine des immigrés qu’ils ont cessé de leur donner asile ?

Dans les deux cas, la crise est politique.

Elle est, plus exactement, intellectuelle et morale.

Et la crise numéro deux est, sans doute, la plus préoccupante tant cette Europe faible, incertaine d’elle-même, fragile, et que l’on sent au bord de succomber à l’intégration d’une dose, même minime, d’altérité, semble frappée de la même « grande lassitude » dont Husserl disait déjà, dans sa fameuse conférence de Vienne, qu’elle laissait un goût de cendres aux Européens des années 1930.

C’est notre passion démocratique qui est en berne.

C’est notre confiance en nous-mêmes, et en nos valeurs, qui vacille dans nos têtes et nos cœurs.

Et la « crise des migrants » n’est peut-être, au fond, que l’autre nom d’un malaise dans la civilisation auquel, comme d’habitude, nous n’osons faire face


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