La fatwa, les amis de Rushdie, ses lecteurs, Rushdie lui-même, avaient fini par ne plus y penser.

Il vivait, à New York, une vie presque normale.

Il n’avait plus, depuis des années, qu’une sécurité discrète, presque invisible.

Et je me rappelle ce jour, peu après son élection, où le Président Emmanuel Macron nous avait reçus autour d’un café et s’était étonné qu’il soit si peu protégé : « je n’ai pas l’âme d’un martyr ! avait répondu Salman en riant. Je ne suis qu’un écrivain ! pourquoi en voudrait-on, autant, à un écrivain ? »

Eh bien il se trompait.

Ce genre de tueurs ne lâche jamais.

Vous pouvez mépriser, oublier les chasseurs de prime que l’Histoire lâche à vos trousses, la meute, elle, ne vous oublie pas.

Et c’est ce qu’a sans doute compris mon ami dans les secondes d’effarement, avant qu’il ne perde connaissance, où il a vu que, comme Samuel Paty, comme le père Jacques Hamel, comme Daniel Pearl, on voulait le décapiter.

Aujourd’hui, il lutte contre la mort.

Déferle sur le monde un vent de terreur et d’horreur.

Trente-trois années d’amitié intellectuelle

Et je n’ai le cœur à rien, sinon à attendre, guetter les rares nouvelles qui filtrent de l’hôpital UPMC Hamot, à Érié, Pennsylvanie, où il a été héliporté – et laisser venir à moi les souvenirs des 33 années écoulées depuis que l’ayatollah Khomeyni l’a publiquement condamné à mort.

Cette assemblée du Conseil Nordique, quelques semaines après la fatwa, à Helsinki, où j’avais, en secret, avec mon ami suédois, Gabi Gleichman, décidé de partager mon temps de parole avec lui… Il surgit, sur scène, à mes côtés. L’assistance, médusée, retient son souffle. Elle croit voir un fantôme, un condamné à mort qui s’est échappé, un masque de fer évadé de sa Bastille planétaire. Et, alors, il prend la parole. Il rit de ses yeux étranges, en demi-lune, avec leur pupille trop grande qui lui mange le blanc du regard. Il improvise un monologue étincelant sur l’art et les pouvoirs du roman. Il dit qu’entre son œuvre et sa vie, il choisira toujours son œuvre. Et c’est une ovation.

Ce voyage à Nice. Air Inter a bloqué la première rangée. Il embarque au dernier moment, avec ses officiers de sécurité, juste avant la fermeture des portes et après qu’on a vu, sur la piste, un mystérieux ballet de policiers, de voitures de service, de gyrophares. Et, de nouveau, quand il apparaît, saisissement. Une dame se trouve mal. Une autre demande à descendre. Mais le reste de l’avion, le premier choc passé, applaudit, soutient.

Prison sans murs

Cet autre peureux. Le malheur c’est qu’il était, celui-là, ministre des Relations Extérieures de la France. Il s’appelait Roland Dumas. La Règle du Jeu, ma revue et celle de Salman Rushdie, celle que nous avions, avec lui et quelques autres, fondée en 1990, l’avait invité à rencontrer ses amis parisiens. Mais le ministre fut ignoble. Il décréta que ce citoyen d’Europe avait besoin d’un visa pour entrer en France. Et il refusa le visa au motif qu’il n’était pas en mesure d’assurer sa sécurité. Son collègue Jack Lang, ministre de la Culture, protesta. François Pinault proposa d’envoyer un avion et de fournir les protections nécessaires. François Mitterrand trancha. Et la France des trafics et des ventes d’armes céda face à l’esprit de Voltaire. Bonjour Mr Rushdie.

Un autre encore. Le Prince Charles. Mêmes années. Déjeuner à l’ambassade du Royaume Uni à Paris. « Rushdie n’est pas un bon écrivain », grogna le Prince à qui je demandais ce qu’il pensait de l’Affaire. Et d’ajouter : « sa protection coûte cher à la couronne d’Angleterre ». Un autre ami de Salman, Martin Amis, rétorqua : « ça coûte encore plus cher de protéger le prince de Galles qui n’a, que l’on sache, pas publié grand-chose d’intéressant ». Et la presse, les tabloïds, l’Opinion, prirent, une fois n’est pas coutume, parti pour l’écrivain persécuté.

Je me souviens du journal Le Monde m’envoyant à Londres, à peu près à la même époque, pour faire un reportage sur la vie quotidienne de l’écrivain le plus reclus du monde. Nous déjeunons chez Scott’s. Nous marchons dans Mayfair. Nous passons devant Kensington Palace où il m’avoue s’être précipité, comme beaucoup de londoniens, le jour de la mort de la princesse Diana. Nous allons, à la Portrait Gallery, voir une exposition de portraits d’écrivains par Henri Cartier-Bresson. Des gens l’accostent : « Vous êtes Salman Rushdie ? – I hope so, I do my best… ». Il met son point d’honneur, ce jour-là, à faire comme s’il n’avait pas cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Il fait ses exercices de liberté et de vie normale, comme d’autres de remise en forme. Après mon départ, hélas, il retourne à sa prison sans murs.

L’ami de l’islam modéré

Je me souviens, un peu plus tard, de notre projet de voyage à Sarajevo. Le Président Izetbegovic en avait accepté le principe. Lui, Salman, le désirait. Loin d’être l’islamophobe que décrivent les salauds et les crétins, n’était-il pas l’ami de l’islam modéré ? le défenseur d’un Coran qui, comme à Sarajevo, lutterait pour les Lumières ? Un certain Boutros Boutros-Ghali, alors secrétaire général des Nations Unies, mais tombé depuis dans les poubelles de l’Histoire, s’y opposa sous de fallacieux prétextes. Il fallut renoncer.

Je me souviens d’une conversation que nous eûmes, lors d’un Festival du Livre, à Londres, où il dit sa nostalgie, justement, de l’islam de son enfance indienne. « La grande pensée musulmane, expliqua-t-il, était large d’esprit. ». Puis : « Lorsque je repense aux temps de mes grands-parents, de mes parents, l’islam se voulait cosmopolite, suscitait des interrogations et des argumentations, il était vivant. ». Salman est fils de cet Islam-là. Il n’a évidemment rien contre le blasphème ; car le droit au blasphème est indissociable, à ses yeux, de la liberté d’expression et de pensée ; mais je ne crois pas qu’il ait, pour autant, jamais blasphémé quoi que ce soit.

Je me souviens d’une conversation, à Paris, sur la radio juive RCJ, où il médita sur ce qu’aurait été sa fatwa si elle avait été prononcée au temps, non du fax, mais des réseaux sociaux. « Il suffit d’un tweet, disait-il, pour mettre la planète en émoi. Il suffit de cinq minutes sur YouTube pour provoquer des manifestations, partout dans le monde, au même moment. Si ma fatwa avait eu lieu à l’ère d’Internet, m’aurait-elle été fatale ? Je ne sais pas. » Maintenant, il sait. Hélas.

Je me souviens de son mariage, pluie de pétales de rose, orchestre indien, sitar, tambour, le geste de passer l’anneau à la cheville de son aimée, ses amis sont là, son fils aussi, il est heureux. 

Je me souviens du soir de la première élection de Barack Obama. Nous sommes dans un appartement à recoins et boiseries d’un mogul new-yorkais. Il y a là un mélange de gens de lettres, d’acteurs, de journalistes, de grands donateurs. À un moment, un portable sonne. C’est le président élu, qui le remercie de son soutien.

Le contraire d’un maudit

Je me souviens du jour où, avec Pierre Nora et Claude Lanzmann, nous étions venus le filmer pour ARTE. Je ne sais pas ce qu’est devenu ce documentaire. Nous avions tourné, il me semble, dans la bibliothèque d’un club d’un quartier chic de Londres. Lanzmann s’agaçait de l’autorité de Rushdie. Nora s’agaçait de l’agacement de son vieux copain et ancien condisciple. Il semblait vouloir le protéger contre lui-même et contre sa tendance bien connue à la querelle mimétique. Salman s’amusait du spectacle. Il aimait l’idée de ces vieux khâgneux qu’il admirait et qui semblaient poursuivre une éternelle conversation d’adolescents.

Je me souviens d’une journée, sur une plage d’Antibes, douceur de vivre, soleil de midi, chaleur qui tremble à perte de vue, amour du cinéma et des actrices, Le Mépris, à qui appartient vraiment la maison Malaparte de Capri ? Il ne désirait rien tant, ce jour-là, que de parvenir à tourner, un jour, un remake de James Bond 007 contre Docteur No ou de Bons Baisers de Russie. Grand vivant. Appétit d’exister et de multiplier les existences. Le contraire d’un maudit.

Je me souviens de nos dîners en solitaire, ces dernières années, à New York. Il ne voulait plus entendre parler, du tout, de la fatwa. Nous devisions de Rabelais, du Chant de Salomon de Toni Morrison, de Laurence Sterne, de George Eliot où il n’arrivait décidément pas à entrer, de Naipaul dont la mort le laissait inconsolable. La littérature avant toutes choses. L’envie, face au fracas du monde, de dire : « S’il vous plaît, baissez le son ». Ce qui ne l’empêcha évidemment pas, il y a quelques semaines, au tout début de la guerre d’Ukraine, de considérer qu’il y avait urgence, d’écrire avec moi un appel aux sanctions contre la Russie et d’aider à ce que le cosignent Sting et Sean Penn. 

Héroïsme tranquille

Ce qui m’a frappé, pendant toutes ces années, c’est l’héroïsme tranquille de mon ami.

Il voyait bien qu’il ne se passait guère d’année sans qu’une grande capitale expulse un faux diplomate iranien en lien avec sa fatwa.

Il savait qu’il se trouvait encore des prétendus amis des peuples musulmans pour, malgré Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher, le reste, estimer qu’on n’a jamais raison d’offenser la foi d’autrui et que, s’il arrive malheur à l’offenseur, c’est lui qui l’a cherché.

Et il n’y avait pas une conférence du type de celle qu’il s’apprêtait à donner, en ce terrible 12 août, au centre culturel de Chautauqua, où il échappait à l’éternelle question de savoir s’il regrettait, sachant tout ce qu’il sait désormais, ces Versets Sataniques écrits dans la fougue de la jeunesse et qui le suivent comme une malédiction.

Mais il n’avait pas peur, non.

Tout au plus concédait-il disposer d’un radar qui l’avertissait, parfois, de la possibilité d’un danger.

Et, une fois seulement, mais il y a longtemps, je l’entendis faire une remarque étrange sur le talent qu’ont les maîtres tueurs de ruminer leur vengeance et de l’exécuter froidement, sans laisser trop de traces, quand on s’y attend le moins – Mussolini et les frères Rosselli ; Staline et Ignace Reiss ; Poutine et les premiers oligarques empoisonnés ; un jour, un Ramón Mercader chiite que nul n’aura vu venir ?

Un immortel, à la fois Dickens, Balzac et Tagore

Je pense qu’il en était là, vendredi, quand a bondi face à lui l’homme chargé de l’exécuter.

En sera-t-il toujours là quand il sera sorti de cet enfer de douleur où je l’imagine se débattant ?

L’artiste en lui continuera de croire, je suppose, que la vie est un songe, plein de fureur et de bruit, écrit par un idiot.

Et il ne s’étonnera pas que, si l’on a su, dans une seule vie, être à la fois Dickens, Balzac et Tagore, on est, à la fin, immortel.

Mais il lira l’article de Iran, le journal quasi officiel du régime, qui, tandis qu’il luttait contre la mort, se réjouissait que « le cou du diable » ait été « frappé par un rasoir ».

Il verra le quotidien ultraconservateur Kayhan bénissant, alors qu’il souffrait le martyre, « la main de celui qui a déchiré le cou de l’ennemi de Dieu avec un couteau. ».

Il apprendra, aussi, que l’homme qui a voulu le tuer est un fanatique du Hezbollah libanais, à la solde de l’Iran.

Et il devra se résoudre à l’idée, qui lui a toujours fait si peur, d’être cet homme symbole, otage dans la guerre des mondes et dont la mort, la vie, sont, qu’il le veuille ou non, l’affaire de tous.

Un devoir et un Nobel

C’est pourquoi, aux autres, à ceux qui n’ont pas su le protéger, à nous, incombe un devoir.

Cet écrivain puni pour avoir écrit, depuis trente ans, des textes libres et qui rendent libre mérite réparation.

Cet acte de terreur absolue qui, par-delà son corps poignardé et ses livres, est une terreur sur tous les livres et tous les mots du monde, appelle une riposte éclatante.

Les États auront la leur.

La communauté internationale devra signifier aux commanditaires du crime qu’il y a un avant et un après la nouvelle affaire Salman Rushdie.

Mais ses amis, ses pairs, ceux dont l’opinion compte, la presse, ont entre les mains une décision.

Faire que soit décernée à l’auteur des Versets Sataniques la plus haute des distinctions littéraires.

Faire qu’au nom de tous les siens et en son nom propre, lui soit décerné, cette année, c’est-à-dire dans quelques semaines, le Prix Nobel de littérature.

Je n’imagine pas un autre écrivain avoir l’outrecuidance, aujourd’hui, de le mériter plus que lui.

La campagne commence maintenant.

Sur le même sujet :

« Salman Rushdie prix Nobel de littérature ? Le souhait de Bernard-Henri Lévy », Paris Match, 14 août 2022.

« Salman Rushdie doit obtenir le Nobel de littérature, selon Bernard-Henri Lévy », Le Figaro, 14 août 2022.

« Rushdie doit obtenir le Nobel de littérature, selon le philosophe français Bernard-Henri Lévy », Mediapart, 14 août 2022.

« Salman Rushdie doit obtenir le Nobel de littérature, selon Bernard-Henri Lévy », Ouest-France, 14 août 2022.

« Bernard-Henri Lévy souhaite que Salman Rushdie puisse obtenir le prix Nobel de Littérature », Atlantico, 14 août 2022.

« Salman Rushdie doit obtenir le Nobel de littérature, selon Bernard-Henri Lévy », 20 minutes, 14 août 2022.

« Salman Rushdie poignardé : Bernard-Henri Lévy appelle à décerner le Nobel de littérature à l’auteur britannique », CNews, 14 août 2022.

« Salman Rushdie : pour Bernard-Henri Lévy l’auteur britannique doit obtenir le Nobel de littérature », BFMTV, 14 août 2022.

« Salman Rushdie doit obtenir le Nobel de littérature, selon BHL », RTN, 14 août 2022.

« The immortal of Salman Rushdie », The Atlantic, 17 août 2022

« Salman Rushdie felt his ‘life was very normal again’ prior to stabbing », The Times of Israel, 14 août 2022.

« El filósofo Bernard-Henri Lévy lanza una campaña para que Salman Rushdie sea el nuevo Premio Nobel de Literatura », El Mundo, 14 août 2022.

« La inmortalidad de Salman Rushdie », El Español, 14 août 2022.

« Imortalidade de Salman Rushdie », Expresso, 19 août 2022.

« È ora di dare il Nobel a Rushdie », La Repubblica, 15 août 2022.

« Salman Rushdies udødelighet », Aftenposten, 15 août 2022.

« Die Unsterblichkeit des Salman Rushdie », Sueddeutsche Zeitung, 14 août 2022.


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