Je me souviens de Batticaloa, sur la côte orientale de l’île, avec son lacis de ruelles où régnaient, à la nuit tombée, les Tigres noirs.

Je me souviens, à une demi-heure de marche de la ville, au cœur d’une forêt de lianes, bambous aux tiges serrées, ronces, bananiers, arbres à pain, de cette clairière où l’état-major régional du LTTE, l’armée des Tigres, avait installé son QG.

Je me souviens de ce jeune colosse, vingt ans à peine, sarong uni bleu délavé, nuque rasée, qui s’était présenté comme le chef du camp et m’avait expliqué, images vidéo à l’appui, comment ses hommes avaient pris en main, dans cette zone « libérée » de l’État « raciste » du Sri Lanka, tous les besoins de la population – alimentation, police, écoles, justice.

Je me souviens de son rire quand je l’avais interrogé sur le cas des gens que l’on dressait, dans son camp ou ailleurs, aux techniques de l’attentat kamikaze : « le problème c’est la tête, m’avait raconté une repentie ; il faut, au moment de l’explosion, qu’elle se détache bien, qu’elle reste intacte et qu’elle aille rouler au bon endroit, soigneusement décidé à l’avance » – il trouvait drôle, mais bien vue, cette idée d’un calcul balistique permettant au macadam kamikaze d’envoyer sa propre tête rouler en bas, par exemple, d’une tribune officielle.

Je me souviens de sa réponse quand j’avais insisté sur le cas particulier des femmes – soumission absolue au Chef, esclavage sexuel dans les jungles du Wanni où se déroulait la formation, grenade dans le vagin dès qu’elles n’étaient plus vierges et pouvaient donc, ainsi, doubler l’efficacité de la classique veste-suicide à mise à feu incorporée : « ne croyez pas les racontars de la propagande ennemie ; ces femmes sont asservies depuis des siècles ; en devenant combattantes, elles brisent leurs chaînes, elles s’émancipent ».

Je me souviens de Srilaya, cette jeune fille, qui avait subi la formation en question et avait, à la dernière minute, choisi la vie contre la mort et déserté l’armée du crime.

Je me souviens de ma stupeur, quand j’avais découvert que c’était donc là, à Sri Lanka, que s’est inventée la stratégie de la bombe humaine venant mêler la sainte chair du martyr à la sale mort de l’ennemi.

Je me souviens d’une guérilla qui était la plus ancienne guérilla de la planète et dont l’idéologie, portée par le Grand Dirigeant Velupillaï Prabhakaran, certainement mort à l’heure qu’il est, constituait un mixte de maoïsme, de polpotisme, de populisme fascisant, de fascination pour les kamikazes japonais, d’hindouisme militant et fanatique – quelle soupe !

Je me souviens des enfants soldats de Jaffna qu’on recrutait, comme en Afrique, à grande échelle – là aussi, le modèle !

Je me souviens, à Jaffna, du récit de Dayaparan, cet ancien enfant soldat m’expliquant que l’avantage, avec les tout-petits, c’est qu’ils sont innocents, inconscients, on n’a même pas besoin de les droguer, ils n’ont juste pas de limites : pas leur pareil pour ramper derrière les lignes ennemies et aller, au mépris de tous les risques, y poser des mines antipersonnel ! incomparables pour tuer, au corps à

corps, avec des rasoirs ou des couteaux trempés dans le cyanure, les soldats de l’armée régulière terrorisés !

Je me souviens de ce père de famille, dans une localité proche de Thanankilappu, qui avait vendu son fils à l’Organisation : officiellement par « idéal » , parce que les Tigres étaient venus au village, qu’ils avaient exposé les corps de deux frères tués au combat et qu’il se sentait coupable vis-à-vis de cette famille de voisins héroïques – en réalité parce qu’il avait huit enfants, que ça lui faisait une bouche de moins à nourrir et qu’on lui promettait, en plus, un terrain à Chavakachcheri, dans le lotissement des « martyrs ».

Je me souviens aussi – et je ne dis pas cela par souci d’un factice équilibre – du massacre de Tamouls à Bindunuwena, au sud de Kandy : il y avait là un camp de réhabilitation où étaient parqués des Tigres repentis et où, un matin de novembre, sous l’œil indifférent voire complice de l’armée, une foule ivre de haine avait forcé les grilles et découpé la moitié des prisonniers au couteau de cuisine et à la machette.

Je me souviens d’une armée cinghalaise dont la barbarie n’avait parfois rien à envier à celle de la guérilla – n’en a-t-on pas eu d’autres preuves, ces dernières semaines, quand on a vu comme elle traitait, près de Mullaitivu, les populations civiles prises au piège du dernier bastion LTTE ?

Cette terrible guerre du Sri Lanka se termine comme elle s’est toujours déroulée, dans l’indifférence des nations et le silence assourdissant des opinions.

Elle s’achève, en fait, conformément à son destin de guerre oubliée car n’entrant pas dans les cadres préfabriqués des « grands récits » historico-mondiaux d’aujourd’hui.

Ces quelques souvenirs pour servir à une histoire à venir.

Ces images, datant de presque dix ans, parce que m’est toujours aussi odieuse l’idée qu’il puisse y avoir, en ce monde, des bonnes et des mauvaises victimes, des morts infâmes et des destins mémorables.

Chagrin. Pitié. Et, pour ces damnés entre les damnés, justice, rédemption et, déjà, mémoire.


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