Mesdames et messieurs, monsieur l’Ambassadeur, monsieur le Président de l’Anti-Defamation League, Jonathan Greenblatt, chère Jane Fonda.

Vous ne le savez sans doute pas – mais, entre François-Henri Pinault et moi, il y a un lien très ancien, très fort, et presque familial.

Son père et le mien ont été de redoutables adversaires, puis des partenaires loyaux et, dans les dernières années de la vie d’André Lévy, mon père, des amis.

Leurs fils, c’est-à-dire François-Henri et moi, ont grandi dans le respect de ces deux jeunes lions qu’ils étaient et des récits légendaires qui entouraient leurs rapports.

Et comment ne me souviendrais-je pas, cher François-Henri, que votre tout premier mandat d’administrateur fut au conseil de surveillance de Becob, la compagnie fondée et présidée, jusqu’à sa mort, par mon père ?

Mais ma plus grande émotion c’est d’être ici, à ce moment de nos vies, pour commenter le fait que ce soit à vous, cette année, qu’échoie cette si prestigieuse distinction décernée par l’organisation américaine la plus puissante dans la lutte conjointe pour la défense des droits civils et des valeurs juives.

Pour ce qui est des droits civils, vos engagements sont bien connus. Et il me suffira, pour dire combien ce prix est bienvenu, de mentionner votre inlassable et courageux combat pour l’égalité entre hommes et femmes. Merci Salma Hayek qui, de Cannes à Calcutta, vous a accompagné dans cet engagement. Merci à votre mère dont je vous ai souvent entendu dire qu’elle vous avait montré la voie. Merci à votre père, François Pinault, qui a donné l’exemple en nommant, il y a bien des années, une très jeune femme, Patricia Barbizet, à la tête de son empire naissant. Et bravo à vous qui, dans ce groupe et dans le monde, à travers le mode de gouvernance que vous avez instauré comme à travers vos fondations philanthropiques, n’avez jamais cédé sur les violences faites aux femmes et qui vous font horreur ; sur la discrimination dont elles sont, quoi qu’on en dise, toujours l’objet et que vous combattez pied à pied ; bref, sur la dignité trop souvent bafouée de cette grande moitié du genre humain que les Chinois appellent la seconde moitié du ciel…

Mais les valeurs juives ? Cette défense et illustration du génie du judaïsme, qui est l’autre vocation de l’Anti-Defamation League ? Eh bien, peut-être vais-je vous surprendre et surprendre certains de ceux qui sont ici. Mais je suis venu, ce soir, dire que, là aussi, sur ce chapitre non moins que sur l’autre, cette récompense est hautement méritée. Car, là aussi, et pour peu que l’on se tourne vers l’autre grand terrain de vos engagements, celui du développement durable et de la façon dont vos entreprises y travaillent, votre contribution est peut-être moins visible, plus silencieuse – mais elle est à peine moins considérable.

Je prends un exemple, cher François-Henri. Il y a une idée qui revient toujours quand, en privé et en public, vous parlez de ces histoires de développement durable. C’est l’idée que le problème n’est pas tant de protéger le monde que de l’enrichir. Que ce n’est pas, comme croient les écologistes classiques, de lui nuire le moins possible, de traiter avec ménagement le stock déjà disponible d’air, d’eau, de ressources naturelles en général, mais que c’est de reconstituer ce stock et presque de l’accroître. C’est ce bilan comparé que vous dressez, chaque année, des dégâts que fait votre industrie et des améliorations que vous apportez, en même temps, à l’état de ces ressources, des espèces animales rares ou protégées, etc. Et c’est le souci – unique, je crois, dans le monde de l’entreprise – que ce bilan soit positif, autrement dit que ce que vous détruisez soit compensé, et au-delà, par ce que vous réparez. Voilà le maître mot, cher François-Henri. Voilà, « réparer », une idée qui me semble, mine de rien, être au cœur des métiers de Kering. Or il faut que vous sachiez que « réparation » est un mot hébreu qui se dit Tiqun Olam et qui, dans la Kabbale, chez les maîtres de la spiritualité juive, dans la pensée juive en général, désigne une notion absolument capitale – pour ne pas dire l’un de nos commandements les plus sacrés !

Je prends un autre exemple. Il y a deux manières, chacun le sait, de réparer le monde. On peut faire machine arrière, tourner le dos au futur, fermer les laboratoires et les instituts de recherche, pratiquer le retour à la nature à la façon des rousseauistes et de leur nostalgie de la pureté perdue. Et puis on peut faire le contraire : non pas moins de science, mais plus ; non pas stop à la technologie, mais encore ; réparer le monde, oui, mais pas en revenant à son état d’avant puisque c’est, tout à l’opposé, en déployant une débauche de moyens techniques, d’artifices, d’imagination, que l’on va y arriver ; bref, non pas « geler » cette Technique dont la vulgate écologique a fait sa bête noire mais la libérer, la rendre plus forte et plus opérante encore car elle seule peut restaurer ce que l’on a pollué, recréer ce que l’on a détruit et empêcher que le monde ne se défasse. C’est ce que vous faites quand vous mobilisez des laboratoires, des chercheurs passionnés, des technicités inédites, qui vont permettre – ce n’est qu’un exemple – de travailler vos cuirs sans faire usage de ces métaux lourds dont on se sert partout ailleurs et qui sont tragiquement polluants… Or, avec cet éloge de la technique, avec ce recours salvateur à ses procédures et à son génie, vous êtes, à nouveau, tout proche de la pensée juive quand elle dit et répète que la nature est un trou noir, une mangeuse d’hommes, une méchante idole et que c’est en la travaillant, en la sophistiquant, en préférant, comme disait le philosophe Emmanuel Levinas, la sagesse de Gagarine à celle d’Heidegger, qu’on la rendra plus habitable.

En procédant de la sorte, cher François-Henri, vous prenez évidemment des risques. Vous en prenez un, en tout cas, qui est de faire passer le profit à court terme après l’excellence écologique, la vraie – et, donc, après le profit à long terme qu’elle apportera à vos contemporains et, à la fin des fins, à votre entreprise. Vous dites, en d’autres termes, que le but de Kering est, comme toute entreprise cotée, de faire, certes, du profit mais qu’il y a profit et profit et qu’il y a une façon d’en faire, du profit, qui profite à l’humanité et permet de livrer un monde réparé à vos enfants et aux enfants de vos contemporains. J’ignore si vous avez toujours raison et s’il y a vraiment, autant que vous le dites, cette concordance un peu miraculeuse entre les exigences du développement durable et celles que la Bourse impose à l’une de ses vedettes. Mais je sais, de nouveau, qu’en réfléchissant ainsi vous rejoignez encore une des grandes et fortes intuitions de la pensée juive, exprimée par le même Emmanuel Levinas, et qui est l’idée que l’argent n’est pas infâme comme le pensent les catholiques ; qu’il n’est pas un mal nécessaire, comme le croient les protestants ; mais qu’il peut être un bien, voire un très grand bien, car il peut y avoir aussi un usage éthique de l’argent. Levinas, quand il écrit cela, pense à la force qu’a l’argent de lutter contre l’idolâtrie des choses. Il pense au fait que, parce qu’il est un équivalent général, un agent de circulation, une abstraction, il est un antidote à cette peste qu’est, pour l’humanité, la religion de l’enracinement. Il sous-entend encore que le premier rapport de l’homme à l’homme, leur face-à-face premier et antérieur à toute médiation, est toujours un rapport de violence et que l’argent, en faisant écran, permet de conjurer ou, en tout cas, de refroidir cette violence originaire. Mais il dit aussi qu’il y a un bon usage de l’argent, un usage civilisé, une façon de s’en servir, non pour dévaster le monde mais pour, encore une fois, le réparer. Et c’est très exactement, je crois, ce que vous pensez et faites aussi…

Et puis un dernier mot. Vous êtes, dit-on, l’un des rois du luxe. C’est comme ça qu’on vous appelle dans les magazines et les journaux américains. Et le titre est sans doute mérité puisque vous êtes, je crois, l’un des deux ou trois vrais géants mondiaux de ce secteur. Or c’est quoi, un roi ? La tradition juive, là aussi, est celle qui nous en a dit le plus long sur la question. Et elle dit (je vous renvoie au Livre des Rois, ou au Deuxième Livre de Samuel) qu’il y a deux façons d’être roi. Il y a la dynastie, souvent mauvaise, tournant parfois très mal et donnant généralement des mauvais rois. Et puis il y a la transmission, la réception lente et patiente de l’art d’être roi, l’assimilation (ou non) des vertus requises pour être un bon roi – et, là, quand on ne se contente pas d’être né, ou d’être là, ou d’être miraculeusement sacré, mais que l’on se plie à cette lente et, d’une certaine façon, interminable initiation qui s’appelle la transmission, on a une chance, une grande et vraie chance, que l’aventure tourne bien. Je ne veux pas forcer le trait, cher François-Henri. Mais quand je regarde votre parcours, il faudrait dire votre parcours du combattant, quand je regarde le lent apprentissage qui vous a été offert par votre père et que vous avez, je crois, accepté d’un cœur léger avant de pouvoir vous trouver là où vous êtes, quand je pense au long voyage qui a précédé votre couronnement il y a dix ans, je suis bien obligé de constater que vous appartenez à la deuxième famille. Welcome in the club, cher François-Henri.

Un tout dernier mot.

Je ne peux pas oublier, nul ne peut oublier, que nous nous trouvons là, pour vous fêter, moins d’une semaine après les attaques terroristes d’une violence inouïe qui ont endeuillé notre ville. Et je veux profiter de la circonstance pour ajouter trois courtes remarques.

1. Le fait que la plus puissante organisation juive américaine couronne aujourd’hui l’un des plus brillants capitaines d’industrie français est évidemment une coïncidence mais ce n’en est pas moins un symbole fort. De quoi ? De la très ancienne et indéracinable fraternité qui, dans les bons comme dans les mauvais jours, dans les temps de tragédie non moins que dans les temps heureux, n’a jamais cessé d’unir nos deux peuples et nos deux villes. Merci, peuple de New York, d’être avec nous ce soir. Merci d’être venus, en si grand nombre, exprimer, à travers François-Henri Pinault, votre solidarité au peuple de Paris. Merci d’être venus, en écho au « Nous sommes tous américains » des Parisiens après le 11 septembre, dire à votre tour : « Nous sommes tous français, nous sommes tous parisiens, face au même ennemi du genre humain ! »

2. Ce qui n’est pas une coïncidence, en revanche, c’est que nos deux villes aient été visées, à presque quinze ans d’intervalle, par la même sorte de barbares. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’elles sont, l’une et l’autre, l’incarnation des mêmes valeurs de liberté qu’ils haïssent de toutes leurs forces et de tout ce qui leur reste d’âme. Parce qu’elles sont, Paris comme New York, ou New York comme Paris, d’extraordinaires poumons pour la création, l’art, l’intelligence du monde et la culture. Parce qu’elles sont toutes deux, pour reprendre la formule des pères fondateurs de l’Amérique, des shining cities upon a hill, sur lesquelles souffle le vent de l’esprit. C’est cela que tous, Français et Américains, nous sommes venus dire ce soir. C’est cette solidarité sans faille et fondamentale, c’est cette gémellité entre nos deux villes lumières, que nous sommes venus exprimer.

3. Mais je veux, si vous me le permettez, vous dire encore une chose. J’ai quitté ma ville bien aimée, j’ai quitté ce Paris blessé, outragé, endeuillé, mais debout, pour vous dire encore cette toute dernière chose. Dans la bataille que mènent les Parisiens, dans cette guerre où le président Hollande a dit que nous étions désormais embarqués, nous avons plus que jamais besoin de votre amitié et de votre active solidarité. L’Amérique est venue au secours de la France deux fois déjà en un siècle. La première fois fut en 1917. La deuxième, en 1944, le jour de ce D-Day où tant de jeunes Américains ont héroïquement risqué et, souvent, hélas, perdu leur vie pour nous sauver. Eh bien c’est, aujourd’hui, la troisième fois. Nous avons besoin de vous, pour la troisième fois, à l’avant-garde de ce combat contre cette nouvelle forme de fascisme qui vous a frappés le 11 septembre et qui vient de nous frapper, cette semaine, à notre tour. Mais attention ! Nous avons besoin de vous, non pas à Paris même, mais là-bas, plus loin, là où se trouve la source de cette effroyable barbarie – là où les assassins trouvent leurs armes, reçoivent leurs ordres et apprennent l’art de tuer. J’en reviens. J’étais, ces dernières semaines, au-dessus de Mossoul, puis dans le Sinjar, c’est-à-dire au Kurdistan irakien. Et je peux vous dire une chose. Il y a là des braves, des soldats de qualité, les peshmergas kurdes, devant lesquels, chaque fois qu’ils les affrontent, les gens de Daesh détalent comme des lapins. Mais ils ne vaincront pas sans nous, ni nous sans vous – ils ne vaincront pas sans que, vous et nous, au coude à coude, pour la troisième fois en un siècle, ne volions à leur secours. Vive l’Amérique. Vive la France.


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