Qui dit construction de l’Europe dit invention d’une culture commune. Qui dit invention d’une culture commune dit histoire et mémoire partagées. Et qui dit histoire et mémoire partagées dit un événement ou plusieurs qui aient, dans tous les pays concernés, la même signification, la même place : le problème, disait Thucydide, c’est que le même événement, selon qu’on le considère depuis Athènes, Sparte ou Salamine, revêt un sens différent, victoire pour les uns, défaite ou désastre pour les autres – en sorte que la loi des confédérations politiques réussies c’est qu’il leur faut un ou plusieurs événements dont, une fois n’est pas coutume, le sens soit partout le même et devienne, à proprement parler, réversible. Eh bien voilà. Nous y sommes. C’est très exactement ce qui vient de se passer, samedi dernier, avec la participation de Gerhard Schröder, aux côtés des chefs d’Etat ou de gouvernement français, américain, britannique, aux cérémonies de commémoration du Débarquement. C’est très exactement ce que nous a dit le patron de la nouvelle Allemagne quand, refusant de se rendre au cimetière des SS tombés en Normandie, choisissant de se recueillir au contraire dans un cimetière où reposent principalement des soldats alliés, renouant, autrement dit, avec le geste du président Weizsäcker déclarant naguère que le jour de la chute du nazisme fut celui, non d’une défaite, mais d’une délivrance pour son pays, il a posé qu’il y avait là un événement qui devrait être lu, désormais, selon la même grille de lecture à Paris, Londres ou Berlin. Et c’est pourquoi ces cérémonies de commémoration, ces deux journées de deuil et de fraternité doivent et devront être vues, non seulement comme un épisode de plus dans l’histoire des relations entre France et Amérique, mais comme un vrai et grand moment de la construction européenne.

Les enfants-soldats libériens filmés par François Margolin dans l’excellent documentaire diffusé la semaine dernière par Arte, je ne les connais évidemment pas. Mais j’ai rencontré leurs analogues au Burundi et en Angola. J’ai, dans le nord de Sri Lanka, à Jaffna, interviewé le jumeau de ce « Commandant Zig-Zag Master » passé maître dans l’art d’ouvrir d’un coup de couteau les poitrines de ses victimes, de leur arracher le cœur, de le cuisiner à petit feu puis de le donner à déguster à ses soudards de 8 ans. Ce mélange d’innocence et de sauvagerie lisible à même les visages. Cet air mêlé d’enfance et, soudain, dans l’éclat froid d’une pupille, de vieillesse sans âge et terrible. Cette proximité – si bien vue par le Baudelaire des Fusées – entre la toute petite enfance et l’extrême du mal radical. Et mon effroi le jour où je compris – c’était, de nouveau, à Sri Lanka, face à un tueur de 11 ans qui, comme le « Capitaine Charlie » de Margolin, m’expliquait que le meurtre en série, l’énucléation et la castration de ses victimes, leur éventrement, la dispersion méthodique de leurs restes étaient devenus son métier, son mode de survie –, mon effroi, donc, le jour où je compris que, si les seigneurs de la guerre font si volontiers monter en première ligne ces bataillons de « petits soldats », c’est parce qu’ils savent que l’enfant en eux ne fait jamais très bien la part du réel et du jeu, que sa violence ne connaît, par conséquent, ni limite ni tabou et qu’il sera le plus cruel, le plus acharné, bref, le meilleur des combattants. Ce sont les pires souvenirs de mes reportages sur les guerres oubliées. C’est, dans le monde d’aujourd’hui, l’un des problèmes les plus tragiques qu’ait à traiter la communauté des nations. Puisse ce beau film, au-delà même de cette première diffusion, contribuer à cette prise de conscience.

Un éditeur, Fayard, renonçant « à toute nouvelle édition et publication » d’un livre dont il décide, fait unique dans le métier, de briser net la carrière. Des auteurs, Philippe Cohen et Pierre Péan, expliquant qu’ils n’ont pas dit ce qu’ils ont dit, pas écrit ce qu’on croyait qu’ils avaient écrit et que les naïfs qui auraient pris pour argent comptant les « informations » les plus spectaculaires distillées dans La Face cachée du « Monde » en seront pour leurs frais puisqu’ils les retirent maintenant, en bloc et en détail, et « regrettent » – sic – les « blessures » qu’ont « pu causer les passages qui y sont consacrés ». Tel est le résultat de la médiation menée par le premier président de la Cour de cassation entre les protagonistes de ce que l’on a appelé l’» affaire Le Monde ». Tel est l’épilogue d’une affaire qui a défrayé la chronique et qui se dégonfle, d’un seul coup, sur un air de débandade et d’excuses. Cette façon de lancer un brûlot, de souffler sur les braises du scandale, d’attirer le chaland en lui promettant le pire comme marchandise d’appel, puis, les bénéfices de l’opération engrangés, de capituler en rase campagne et de consentir à ce que s’efface le corps même du délit, est à proprement parler ahurissante. Une première, oui, dans l’histoire de l’édition. Une variante jamais vue dans l’histoire du débat d’idées. Je n’aimerais pas être à la place des auteurs le jour où ils tenteront de nous refaire le coup en nous vendant, sur le même ton, leur prochaine « face cachée ».


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