Voilà une élection allemande tout à fait extraordinaire.

Le taux de participation, dû au vote par correspondance, mais attestant la vitalité de la démocratie.

Une extrême gauche en perdition, sous la barre des 5 % nécessaires pour faire entrer des députés au Bundestag.

Une extrême droite encore forte mais contenue par le cordon sanitaire qu’ont tracé autour d’elle, sans tapage, les deux partis centraux.

La victoire, chez les Verts, des realos sur les fundis, des écologistes de gouvernement, ayant exercé des responsabilités dans les Länder, sur les Sandrine Rousseau locaux qui étaient, là aussi, moins soucieux de réparer la planète que d’affirmer une idéologie globale, radicale, arrogante.

Les deux grands partis modérés qui, même si les sociaux-démocrates l’emportent sur le fil, font jeu quasi égal et semblent empêchés, comme par une sagesse immanente au peuple souverain, de céder à ce péché des périodes troubles que les Grecs appelaient hubris.

Cette campagne exigeante, rigoureuse, bref, elle-même modérée, où les électeurs se sont passionnés pour des débats de haut niveau sur la dette, le quoi-qu’il-en-coûte ou la conversion au numérique et où les aspirants à la chancellerie se sont efforcés de se respecter, de s’exprimer en langue châtiée et de s’adresser, autant que faire se pouvait, à l’entendement des électeurs – ne vit-on pas un candidat en appeler au grec ancien pour s’inquiéter d’une éventuelle stasis, d’un blocage, du système politique ?

Un combat sans merci où l’on ne recula devant aucun argument pour mettre l’autre en difficulté et où le champion de la CDU paya cher, comme toujours en société du spectacle, ses bourdes et étourderies – mais où, contrairement à la France, le mot « islam » ne fut pas une seule fois prononcé et où celui d’« immigration » le fut à peine : parce que tabou ? parce que, comme disent les bateleurs à Paris, les « vraies questions » n’auraient pas été posées ? ou juste parce que Mme Merkel a préféré son pays à son parti et l’Histoire à son pouvoir ? parce qu’elle a eu le courage de prononcer ces mots simples et bibliques : « Wir schaffen das » , nous y arriverons, et que, la grande majorité des 2 millions de réfugiés syriens et afghans accueillis en 2017 ayant fini par trouver un emploi et s’intégrer, elle y est effectivement arrivée ? parce qu’il y a eu, à Berlin, un pur moment de grandeur, de moralité kantienne et de vérité, dont l’esprit a gagné, par contamination vertueuse, le reste de la classe politique ?

Et puis cette élection apaisée, c’est la victoire d’une petite fille de RDA qui, chaque jour, en se rendant à son bureau, passe devant le mur de la honte encore debout puis habite, avec son mari, près du mémorial de la Shoah ; c’est le dernier mot d’une héroïne de Herta Müller, prise dans les toiles d’araignée de la Stasi avant qu’une Dame de fer, héritière des Dietrich Bonhoeffer et autres Martin Niemöller, n’éclose sous la chrysalide ; c’est l’ultime métamorphose de la petite chose, de la gamine, das Mädchen, qu’ils avaient tous sous-estimée et qui, avec son air d’ingénue perdue au milieu des dragons et barons de l’Allemagne réunifiée, avec ses manières de Siegfried affrontant les Wotan des partis en lutte pour la reconnaissance et le pouvoir, avec sa candeur de princesse Mychkine conjuguée à l’efficacité d’un Machiavel, au sang-froid d’un Brutus et à la finesse stratégique d’un Cassius, a fait chuter le géant Kohl enivré de sa propre autorité, a disqualifié le navrant Gerhard Schröder qui, avant d’aller se vendre à Poutine, avait commis l’erreur de la prendre de haut et a, finalement, réduit les funestes extrémismes allemands – c’est l’apothéose, oui, inconcevable partout ailleurs dans l’Europe malade du dégagisme, de la fille de pasteur du Brandebourg que l’on ne donnait bonne, il y a trente ans, qu’à gérer de vagues mouvements de jeunesse ou des recueils de doléances de pêcheurs de harengs de la Baltique et qui termine en beauté les seize années de son long règne ; qui ne sort de scène que pour entrer, vivante, dans l’Histoire ; et qui, la formation d’une nouvelle coalition prenant du temps, se voit offrir, sous les vivats, le luxe d’une saison de gouvernement supplémentaire.

D’aucuns trouveront à cette Allemagne merkélienne le regard un peu lourd et une allure trop sage.

Et ils n’auront pas tort de noter – j’y reviendrai une de ces prochaines semaines – que l’âme de l’Europe ne saurait se réduire à cet esprit de sérieux sur fond de prospérité.

Mais l’urgence, aujourd’hui, n’était pas là.

Elle était dans le vent mauvais qui souffle sur le continent.Oh ! Pas le bon Sturm und Drang ! Pas une tempête d’art, d’esprit et d’intelligence ! Non. Une tempête de haine et de violence. Un ouragan de radicalités et de populismes. Peut-être même la tourmente que Celan avait en vue dans le vers terrible du Todesfuge : « La Mort est un maître d’Allemagne. » Sauf que cet orage qui passe sur l’Europe et que l’on signalait au-dessus de Berlin n’y a finalement pas éclaté – et que c’est au contraire là, dans cette Allemagne tordant le cou à ses démons et aux nôtres, qu’il a peut-être rencontré ses premiers paratonnerres.

C’est un fait : le pays de l’école de Francfort et de son patriotisme constitutionnel, la patrie de Kant et de l’impératif catégorique, celle de Hölderlin et de ses Wanderer venus au national dans un rapport dialectique à l’étranger, celle de Nietzsche conspuant la pesanteur satisfaite, replète et hypocrite de la germanité völkisch donnent au monde et à la France une belle leçon de démocratie.


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