Connaissez-vous Lewis Lapham ? C’est le directeur de la rédaction, à New York, de l’influent Harper’s Magazine. Mais c’est aussi l’un des intellectuels les plus critiques, les plus radicaux, les plus vigoureusement démocrates, les plus hostiles, en un mot, à la politique de George Bush, que compte l’Amérique d’aujourd’hui. En sorte que son dernier livre, cette Amérique bâillonnée qui paraît simultanément – bravo pour la performance ! – chez Penguin Press à New York et, en France, aux Éditions Saint-Simon, donne une assez bonne idée, et de l’état d’esprit de cette « autre Amérique » dont il est l’une des figures emblématiques, et de ce qui, décidément, ne va plus au pays de Thomas Paine et de John Kennedy. Tout n’est pas bon à prendre, cela va de soi, dans ce livre. Et je ne suivrai certainement pas l’auteur quand il compare son pays à l’Allemagne de Weimar ou quand, emporté par son radicalisme tendance Michael Moore, il transforme les kamikazes d’Al-Qaeda – pourquoi pas, tant que l’on y est, les égorgeurs de Daniel Pearl et de Nicholas Berg ? – en jeunes écervelés voyant dans le meurtre de masse une sorte de « visa de sortie » hors de la sphère du « désespoir ». Mais si vous voulez comprendre, en revanche, les vraies raisons de l’entrée en guerre en Irak, si le fonctionnement du clan néoconservateur et néoévangélique qui a pris d’assaut le cerveau de George Bush vous passionne ou, au moins, vous intrigue, si le parfum d’ordre moral qui flotte sur les télévisions et la presse new-yorkaises d’aujourd’hui accable, en vous, l’ami sincère de l’Amérique, si, enfin, les images des tortures et humiliations sexuelles dans la prison d’Abou Ghraib vous ont bouleversé et révolté, alors il faut lire ce petit livre d’humour et de colère qui, en prenant les choses de haut, et de loin, est l’indispensable complément de ceux, par exemple, de Bob Woodward et Richard Clarke. Nous allons bientôt fêter le soixantième anniversaire du Débarquement, en France, de cette magnifique armée de libération que fut, alors, l’armée américaine. Quel changement en soixante ans ! Quelle révolution mystérieuse, lisible à même les visages de la soldate Lynndie England ou du sergent Javla Davis ! D’où vient que l’on soit passé, en si peu de temps, du vertueux GI des plages de Normandie au soudard, au tortionnaire, de ces terribles photos qui font, depuis huit jours, la une de la presse américaine ? D’où, ce parfum de décomposition ? D’où, ces stigmates d’empire finissant avec, comme à l’époque romaine, l’armée des citoyens qui laisse apparemment la place à celle des barbares de la 372e compagnie ? Réponse, oui, dans Lewis Lapham.

Peut-on préméditer un best-seller ? Être un bon écrivain et avoir du succès ? Peut-on, quand on écrit, vouloir aussi la célébrité et prétendre se sauver dans cette vie autant que dans l’autre ? Peut-on, quand on invente une langue et que les livres que l’on fait sont aussi novateurs que ceux de Proust ou Kafka, peut-on quand il vous est donné d’écrire dans cette fameuse « langue étrangère » qui est, selon Proust justement, le propre des très grands, peut-on, oui, dans ce cas-là aussi, échapper au malentendu auquel, selon l’opinion commune, seraient voués ce type d’écrivains ? Qu’est-ce, d’ailleurs, qu’un écrivain novateur ? Qui sont les lecteurs pour s’aviser de son irruption ? Que ses livres soient achetés par des gens sachant, souvent, à peine lire plaide-t-il contre les-dits livres, et en quoi ? Ses semblables, vraiment, ces lecteurs ? Ses frères, vous êtes sûrs ? Est-il possible, en un mot, d’échapper au sort de Baudelaire, Rimbaud, Ducasse, ces poètes du surlendemain, ces condamnés au posthume, ces génies bafoués, mortifiés, par une époque tout entière passée aux ordres des philistins ? A ces autres questions, réponse dans un autre livre qui sort également ces jours-ci et qui, sous le pavillon officiel d’une biographie de Laurence Sterne, sous l’apparence d’une « Vie et opinions de l’auteur de “Tristram Shandy” », constitue la charge la plus efficace que j’aie lue depuis longtemps contre le mythe romantique du chef-d’œuvre méconnu, de l’écrivain douloureux et maudit, de la littérature fille aînée du malheur. Ce livre s’appelle L’écrivain le plus libre (Gallimard). Il brosse le portrait, donc, de Laurence Sterne, ce précurseur de Joyce et de Jarry, ce double de Wagner, ce frère jumeau de Nietzsche, ce philosophe-artiste qui, bien avant l’auteur d’Ecce Homo, bien avant les modernes en général et leur expérience des limites, s’est voulu libre créateur d’une œuvre souveraine, irréductible aux péripéties biologico-familiales auxquelles on réduit trop souvent la généalogie d’un écrivain. Et son auteur, Cécile Guilbert, à qui l’on devait déjà un beau roman ainsi que deux essais importants sur Saint-Simon et Guy Debord, poursuit là, à mi-chemin de la fiction, de la fable, de la réflexion critique et de la satire, sa guerre de longue durée contre un sainte-beuvisme dont on ne dira jamais assez le mal qu’il a fait, et continue de faire, aux écrivains. Jouir en écrivant ? Écrire en bouffonnant, contre les spectres, les tarentules et, bien sûr, les biographes ? Eh oui. Laurence Sterne. Et, par conséquent, Cécile Guilbert dans cet inattendu et bienvenu manifeste pour une littérature heureuse.


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