En 1974, au moment de la publication de L’Archipel du Goulag par Soljenitsyne en Allemagne, avant même que ce livre fût publié en France, les deux jeunes philosophes, André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy, en devinrent d’ardents avocats en dénonçant le totalitarisme soviétique, à pied d’égalité avec le totalitarisme nazi.

A l’époque, ils essuyèrent beaucoup de critiques violentes car, vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la gauche française voyait en l’Union Soviétique le pays vainqueur du nazisme et se souvenait encore de la propagande antisoviétique des nazis (qui par ailleurs n’était pas fausse en soi) ne voulant absolument pas être associée à la sombre période de la collaboration. Même après Budapest et Prague, il fallait un très grand courage pour dénoncer, dès la première moitié des années 1970, le totalitarisme (ainsi que l’impérialisme) soviétique et soutenir les dissidents soviétiques et est-européens.

A l’époque où je me suis installée à Paris, en 1984, ces idées ont commencé à être acceptables. Travaillant avec l’écrivain Vladimir Maximov et l’ancien prisonnier politique Vladimir Boukovski à l’Internationale de la résistance, une association qui réunissait des dissidents et des intellectuels de tous les pays du « camp socialiste », je me souviens des grandes figures médiatiques, comme Yves Montand, Eugène Ionesco ou Elie Wiesel pour n’en nommer que quelques-uns qui soutenaient notre combat. André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy restaient dans les premiers rangs de ce combat mené essentiellement dans les médias : l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques aidant, des dizaines voire des centaines de papiers qu’ils ont produits contribuèrent à une plus grande lucidité de l’opinion publique française et internationale vis-à-vis de l’URSS.

Avec la chute des régimes communistes à l’Est, nous étions persuadés qu’une nouvelle ère s’ouvrait -celle d’une voie vers la démocratie, avec la condamnation des crimes du communisme. Beaucoup d’intellectuels occidentaux considéraient que le combat idéologique était terminé et que la nouvelle Russie devenait « un pays comme un autre ». C’est pour cette raison que la première guerre de Tchétchénie n’a pas provoqué en Occident une mobilisation semblable à celle contre la guerre en Afghanistan. La seconde, encore moins. Or, la Russie d’Eltsine puis celle de Poutine a déclenché une guerre contre les indépendantistes, certes, mais aussi contre les populations civiles, y compris les Russes vivant en Tchétchénie. Elle a fait une guerre s’apparentant à un génocide pour garder ce « mouchoir de poche » qui n’a jamais accepté la domination russe, sans épargner la vie de ses propres soldats.

André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy restèrent fidèles à leur engagement aux côtés des démocrates russes qui exigeaient que cesse ce long massacre. En 2001, ils m’ont proposé d’aller ensemble à Moscou pour participer à la table ronde sur la Tchétchénie organisée par l’agence RIA Novosti. Nous avions à nos côtés un ancien prisonnier politique soviétique, Alexandre Ginzburg, devenu réfugié politique en France. Cette table ronde fut un moment inoubliable. Bernard-Henri Lévy a prononcé un très beau discours, alors que Glucksmann a fait un pas inattendu : il a proposé une minute de silence en hommage aux victimes civiles. Et ceci, en présence du chef de cette campagne militaire, le général Manilov, qui s’est vu forcer de se lever avec toute l’assistance!

En 2008, au moment de la guerre russo-géorgienne, les « nouveaux philosophes » ont élevé leurs voix contre l’agression russe dont le vrai objectif était non seulement de « récupérer » les deux provinces séparatistes, l’Abkhazie et l’Ossétie, mais de renverser le régime de Saakachvili, car l’existence, dans l’espace post-soviétique, d’un modèle de développement alternatif à l’autocratie russe, mafieuse et étatiste, est intolérable aux yeux de Poutine. André Glucksmann est allé à plusieurs reprises en Géorgie, pour soutenir les aspirations européennes de ce petit pays, alors que Bernard-Henri Lévy s’y est rendu en pleine guerre, en août 2008, sous les balles qui sifflaient, pour témoigner.

Il y a un peu plus de trois semaines, Lévy m’a proposé de venir avec lui et son ami, l’écrivain et éditeur Gilles Hertzog, en Ukraine. L’idée était simple: rencontrer le « peuple du Maïdan », pour voir de nos propres yeux à quoi ressemblait cette révolution vilipendée dans les médias russes comme le triomphe des fascistes de l’Ukraine occidentale. Ce fut la même « fact finding mission » qu’il avait accomplie quelques années plus tôt en Géorgie. On n’avait rien préparé, on a décidé d’y aller et de voir sur place. Ce fut un voyage merveilleux.

Finalement, grâce à quelques contacts à Kiev, nous avons vu la fille de Ioulia Timochenko, Evguenia, et l’un des opposants au régime de Ianoukovitch, Vitali Klitchko. C’est ainsi que Bernard a reçu la proposition de parler lors du grand rassemblement sur le Maïdan, le 9 février. Mais le plus important, c’était la partie « invisible » de ce voyage. Nous avons passé des heures, de jour comme de nuit, sur le Maïdan en parlant au petit peuple : aux habitants de l’Ukraine Occidentale et de l’Ukraine orientale, aux étudiants de Lviv et de Crimée, aux Cosaques et aux Juifs, aux groupes d’autodéfense et aux intellectuels. C’est pour cette raison que le discours du 9 février fut accueilli avec un tel enthousiasme par la foule de près de 80.000 personnes massées sur le Maïdan. Son message était simple : ce peuple qui a tenu bon pendant trois mois, de façon civilisée, était un peuple européen digne d’institutions européens et d’un Etat de droit. Dans sa grande solitude, la foule a longuement scandé : « Vive la France! ». Cette solitude, nous l’avons constatée: en quarante-huit heures, nous n’avons rencontré aucun étranger sur le Maïdan, à l’exception d’un Géorgien venu se battre pour la liberté.

De retour à Paris, dans l’urgence, nous avons créé un blog sur le site de La Règle du jeu. En trois semaines, des choses émouvantes et terribles se sont produites. Une tentative d’écraser le Maïdan, à Kiev, faite sous la pression russe, s’est soldée par près d’une centaine de morts et plusieurs centaines de blessés. Le régime de Ianoukovitch est tombé et lui-même s’est enfui en Russie. Alors que l’Ukraine se trouve plongée dans une crise économique sans précédent, la population ébahie a découvert le luxe dans lequel baignait le président déchu et quelques-uns de ses proches, comme le procureur général, M.Pchonka. Quant aux médias et aux officiels russes, ils parlaient d’un « coup d’Etat » à Kiev. Face à cette situation dramatique, une nouvelle « fact finding mission » nous a semblé indispensable, d’autant plus que notre ami commun, le philosophe ukrainien Constantin Sigov, nous proposait de créer, ensemble avec l’Académie Mohyla, un Forum Européen pour les échanges entre les intellectuels européens et ukrainiens.

Nous sommes revenus à Kiev le premier week-end de mars. C’est à notre arrivée que nous avons appris le début de l’invasion de Crimée par des unités spéciales russes. Traumatisés par le massacre récent, les gens furent confrontés à un drame énorme: la perspective d’un envahissement par le « peuple frère ». Nous sommes allés à la manifestation devant l’ambassade russe, nous avons rencontré quelques responsables politiques, comme Ioulia Timochenko, entre temps relâchée de prison, Vitali Klitchko et Petro Porochenko, nous avons inauguré notre Forum à l’académie Mohyla. Bernard fut sollicité pour faire un nouveau discours pour le Maïdan. Quant à moi, j’y ai lu des extraits d’un très beau texte écrit par André Glucksmann empêché de s’y rendre en personne par son état de santé.

Voici ce que j’ai lu :

Mes chers amis, mes très chers amis.

Je m’appelle André Glucksmann, on dit que je suis philosophe.

Seule la maladie m’a empêché et m’empêche d’être parmi vous. Vous êtes la fierté de l’Europe, Kiev est aujourd’hui la capitale de l’Europe libre, le monde entier contemple votre combat et je salue le sacrifice de vos jeunes héros avec une admiration sans bornes. Je suis Français, mon père est né à Chernowiz en Bucovine, je suis donc aujourd’hui quelque peu Ukrainien. Je suis Européen. Vous êtes Européens. Nous sommes unis contre les relents de totalitarisme rouge ou noir. Tenez bon, le sort de l’Ukraine dépend de vous, l’Europe dépend de vous, la vérité dépend de vous, le monde entier retient son souffle devant votre courage.

Vous, les gars et les filles de Maïdan, vous êtes les étoiles du drapeau de l’Europe.

Et que vive l’Ukraine !

Aussi bien le discours de Bernard que celui de Glucksmann furent applaudis et acclamés par la foule. Des gens nous ont dit après qu’ils ont pleuré en écoutant Bernard.

C’est comme cela que l’on suit l’histoire en marche. Il ne reste qu’à regretter que l’Ukraine et son merveilleux peuple restent largement incompris en France et en Europe. C’est pour cela que nos voyages, nos témoignages, notre réflexion et notre soutien sont aussi importants. Il est seulement dommage que l’on ne soit pas plus nombreux. Parfois, face à la propagande russe et prorusse en Europe, on se sent très minoritaires. Et pourtant… Les dissidents soviétiques aimaient lever le toast « à notre cause désespérée ». Ils ne savaient pas à l’époque que l’empire soviétique s’écroulerait comme un château de cartes. Il ne faut jamais désespérer. Telle est l’une des leçons de « nouveaux philosophes ».


Autres contenus sur ces thèmes