Deux ans que je ne l’avais pas revu. Je le trouve rajeuni. Aminci. Une allégresse nouvelle dans le visage, et dans la voix.

« Comment ça va ?

— Ça va. J’irais mieux sans ce foutu problème. Mais enfin je vais bien. Comme toujours, quand je suis dans les dernières pages d’un roman. C’est un moment très excitant. »

Les deux gardes du corps sont restés sur le palier, au deuxième étage de cet hôtel du centre de Londres où Scotland Yard, comme chaque fois, a fixé notre rendez-vous. Oreillettes. Têtes de héros de John Le Carré. Je n’ai pas eu droit, avant son arrivée, au manège habituel : flicage du hall, interception discrète de mes coups de téléphone, fouille de la chambre. Signe que la surveillance se relâche ? Et, donc, la pression ?

« Oui et non. Ne vous y fiez pas. Les Iraniens, s’ils savaient comment me tuer, me tueraient. Savez-vous qu’ils ont arrêté, en quelques années, une trentaine de faux diplomates liés à la fatwa et que, récemment encore… »

Il s’arrête. Le regard désarmé tout à coup. Quelque chose de méfiant, mais aussi de fragile, dans le sourire. Je pense à ce que j’ai appris, le matin même, de la bouche d’un responsable de la police : qu’on a, récemment encore, arrêté et expulsé trois présumés tueurs ; que son contact avec Interpol, plus espacé depuis un an, est redevenu hebdomadaire ; bref que le temps passe mais qu’il demeure le même terrible condamné — traqué, poursuivi sans répit, à cause de quelques pages d’un livre magnifique paru voici neuf ans.

« Une chose, peut-être, a changé », poursuit-il, tassé dans son fauteuil — les mains fourrées, comme s’il avait froid, dans les poches de sa veste de tweed, puis dans la laine du gilet, boutonné bas, qui lui donne l’air d’un médecin en visite. « J’ai comme un sixième sens, maintenant, qui me permet de savoir, à chaque instant, instinctivement, ce que je peux faire et ne pas faire. J’y pense constamment. Il n’y a pas une seconde de la vie où je n’aie la menace présente à l’esprit. Mais j’ai cette perception automatique de ce qui est OK ou pas OK. Et puis j’écris. Je suis dans ce nouveau roman. Et quand je suis dans un roman, la vie a une autre saveur. Qu’est-ce que vous buvez ? Du thé ? Pourquoi ne demandez-vous pas un peu de café ? »

Le visage lumineux de nouveau. Une moue complice, à l’évocation du roman en cours. Il n’a jamais cessé de le répéter : on l’a condamné à mort pour l’empêcher d’écrire ; écrire est, par conséquent, la seule façon de résister à la mort annoncée.

« Vous savez ce qui m’a le plus fait souffrir au moment de la fatwa ? C’est que les gens n’avaient pas l’air de comprendre ce que c’était qu’écrire un livre. “Il aurait dû savoir les risques qu’il prenait”, disaient-ils. Ou bien : “ces Versets étaient une provocation, pour offenser les musulmans.” Inutile de vous dire que l’idée même d’écrire un livre pour offenser les musulmans ne m’a jamais traversé l’esprit : si je veux insulter quelqu’un je le fais en deux phrases ; pourquoi irais-je dépenser, pour cela, cinq ans de ma vie et un quart de millions de mots ? »

Est-ce qu’il lui est arrivé de douter, lui aussi ? de désespérer ? Est-ce qu’il n’a jamais regretté, par exemple, la publication des Versets ? Le regard sombre, de nouveau. Un hochement de tête qui veut dire : « ne parlons plus de ça, c’est de l’histoire ancienne. » C’est son air d’il y a huit ans, lors de notre première rencontre, à Helsinki, à l’époque où François Mitterrand et Roland Dumas lui refusaient son visa d’entrée en France — banni, pestiféré, presque coupable d’exister.

« Regretter le livre, non. Mais douter de mon métier, douter que tout cela ait un sens, oui, peut-être. Car mettez-vous à ma place. Pour la première fois de ma vie, je me suis dit : “si c’est ça mon salaire, si c’est ça que je récolte pour avoir fait une œuvre d’art, alors à quoi bon ? Autant faire autre chose, de la polémique, de la politique, n’importe quoi, mais plus de littérature.” »

Cette barbe couleur de plomb, dans la lumière trop tamisée de la lampe… Ce visage de Christ byzantin… Les célèbres yeux en demi-lune, qui lui font un regard embusqué… Homme de l’ombre. Voué à l’ombre et au secret. Il est la personne au monde qui connaît peut-être le mieux l’univers de la clandestinité. Il pourrait, s’il le voulait, écrire des romans policiers, créer un groupe terroriste ou un réseau d’espions, fomenter une conspiration. Que fait-il de cette prodigieuse expérience accumulée ? Sait-il qu’il a là une matière littéraire extraordinaire et qu’en fait- il ?

« Ça finira par sortir, bien sûr. Plus vite, même, que vous ne le pensez. Mais… »

On frappe à la porte. C’est le café. Il fait mine d’aller ouvrir, puis se ravise avec une grimace : « Où ai-je la tête ! J’oublie toujours ces fichus gardes du corps ! »

« La seule question c’est la forme », poursuit-il après qu’est reparti le garçon d’étage (flegmatique — pas plus surpris que ça de tomber sur Salman Rushdie…). « Une autobiographie ? Un journal ? Une œuvre d’imagination ? Jusqu’ici je n’ai pas eu la tentation de l’autobiographie. Mais aujourd’hui, je ne sais plus. Car ce qui m’arrive est tellement extraordinaire, tellement unique, que peut- être la meilleure chose à faire est de coucher les choses sur le papier. Juste comme ça, sur le papier. Je ne sais pas. »

Le ton, cette fois, me surprend. Cette nuance, que je ne lui connaissais pas, d’autosatisfaction, presque de fierté.

« Fier n’est pas le mot. Mais c’est vrai que peu d’écrivains se sont trouvés au centre d’un événement historico-mondial de cette importance. Ce genre de choc ne concerne jamais un écrivain, n’est-ce pas ? Ça concerne des groupes, des peuples, des grandes masses. Or la mécanique, là, s’est inversée. Toute la pyramide du monde s’est mise à reposer sur la pointe d’un seul homme. Quelle position extraordinaire ! En un sens, quel privilège. »

J’insiste. Est-ce qu’il continue, comme les premières années, de vivre tout cela comme un drame, une catastrophe absolue, ou est- ce qu’une part de lui-même se satisfait, s’honore même, de ce « privilège » — élection noire, palme du martyre et du blasphème ?

« Oh ! le privilège… Je renoncerais bien au privilège… »

Il a pris, pour le dire, un ton très « Woody Allen » — plaintif, faussement modeste.

« J’aimais bien ma vie d’avant. Je ne l’aurais échangée pour rien au monde. Mais bon. Qu’est-ce que je peux faire ? Quand le destin vous rattrape, quand vous devenez une cible de l’Histoire, quand vous éprouvez dans votre chair cette expérience de l’exil intérieur, de la précarité absolue, qui est l’expérience fondamentale du XXe siècle, vous ne pouvez pas faire comme si ça n’avait pas eu lieu. Il faut assumer. Sans pour autant, bien sûr, devenir l’otage de son propre sort. Sans devenir un symbole, une fatwa vivante et montée sur pattes… »

Autre question, alors : croit-il qu’il redeviendra jamais un écrivain comme les autres ? Ou est-il voué, jusqu’à la fin, à ce statut d’écrivain des limbes, adresse inconnue, enfants sans visage, etc. ? Il réfléchit. Il hésite. Un coup de téléphone de la sécurité — routine, sans doute — lui laisse quelques secondes.

« L’aspect policier peut s’arranger. Il s’est déjà arrangé, il n’y a donc pas de raison qu’il ne s’arrange pas encore. Peut-être pourrai- je, un jour, voyager normalement. Peut-être n’aurai-je plus ces gardes du corps derrière la porte. Mais revenir à la case départ, non, c’est impossible. C’est ma vie, maintenant. C’est mon destin. »

Autre question encore — autre manière, plutôt, de poser la même question : est-il toujours lu comme un écrivain ? s’il ratait un livre, par exemple, s’il écrivait un mauvais livre, les gens oseraient-ils le dire ?

« Oh ! Rassurez-vous ! Ils n’attendent que ça ! Je les voyais venir au moment du dernier roman, Le Dernier Soupir du Maure. Ils rêvaient de pouvoir dire : “ça y est ! ce pauvre Rushdie est fini, les ayatollahs ont eu sa peau.” Manque de chance, le livre était bon… »

Rire canaille, style : « quel bon tour je leur ai joué. » L’espace d’un instant, j’imagine le Salman d’avant : rigolard, facétieux :, peut-être un peu voyou. Mais il se lève. Il fait un petit geste : « allons ! tout ça n’a pas d’importance. » Et, à brûle-pourpoint, enchaîne.

« Vous avez vu l’exposition Cartier- Bresson ?

— Non, je n’ai pas vu l’exposition Cartier- Bresson. » Qu’à cela ne tienne ! Nous voici partis, bras dessus bras dessous, suivis par les gardes du corps ahuris, sur le chemin de la Portrait Gallery qui expose, en effet, une série de « portraits d’écrivains » d’Henri Cartier- Bresson.

J’ai souvent vu Salman Rushdie. Je l’ai vu à Londres, à Paris, à Helsinki, à Paris encore. Nous nous sommes retrouvés dans des restaurants, chez des amis communs, dans des colloques. Mais c’est la première fois que je me trouve ainsi, avec lui, dans la rue, sans dispositif de sécurité particulier — un écrivain normal se baladant presque normalement avec un vieux camarade qu’il emmène voir une expo. Eh bien, deux informations. La première : il semble coutumier du fait ; ce proscrit, ce damné, cet homme que l’on imagine enfermé dans sa prison sans murs, se promène, en homme apparemment libre, dans les rues de Londres, la nuit. Et la seconde : tout le monde, bien sûr, le reconnaît ; il est aussi populaire, ici, que Paul MacCartney ou le prince Charles ; mais, comme le garçon d’étage de tout à l’heure, les gens, sur son passage, font comme si de rien n’était ; ils voient l’un des hommes les plus menacés du monde, ils croisent et identifient une cible dont la tête vaut deux millions et demi de dollars — et tout se passe comme s’ils n’avaient qu’une idée, un réflexe : lui foutre la paix.

Je pense au déploiement sécuritaire qui accompagne chacune de ses visites à Paris : flics, voitures blindées, tireurs d’élite sur les toits.

Je pense à l’histoire si drôle — et si terrible — du vol Air Inter Strasbourg-Paris : tout le monde a embarqué ; le gros avion, au milieu de la piste, dans la nuit, moteurs déjà vrombissants, n’en finit plus d’attendre son mystérieux dernier passager ; et le voici qui surgit enfin, au bout d’une heure, dans un désordre de: sirènes, gyrophares, gendarmes au pied de la passerelle — la tension est si forte qu’il y a une vieille dame qui, lorsqu’elle le voit apparaître à l’avant de l’appareil, pousse un cri, s’évanouit et doit être, d’urgence, évacuée.

Je pense à notre visite à Douste-Blazy, alors ministre de la Culture : il n’avait rien à lui demander, ce jour-là, ni geste politique spécial ni prise de position publique ; il voulait juste un visa qui lui permette de passer des vacances en France, de vraies vacances, sans interviews, sans rodéo, sans ce cirque médiatique qui fait de lui une bête de foire autant qu’un écrivain ; il voulait juste le droit de venir marcher dans Paris comme il le fait dans Londres, ce soir, avec moi.

« Vous vous déguisez, parfois ?

— Jamais.

— Une casquette, des lunettes de soleil ?

— Quand il y a du soleil je mets des lunettes de soleil.

— C’est quoi ? De l’orgueil ?

— Non. De l’efficacité. Ce genre de truc ne marche pas. Les gens se disent : “qu’est-ce que ce type qui a l’air déguisé, qui se cache ?” Et ça attire encore plus l’attention. »

J’essaie de le faire parler de son existence de tous les jours. Sa femme, que j’avais rencontrée à Helsinki. Sa maison, sorte de safe house dont seul Scotland Yard connaît l’adresse — comment est-ce possible ? n’a-t-il pas des voisins ? Son premier fils : il était enfant quand nous nous sommes connus — est-il vrai que c’est, maintenant, un adolescent parti faire ses études dans une université lointaine ? Nous parlons de lui, Salman, des petits riens de sa vie et de ce que ces neuf années de traque ont changé dans son caractère : une patience qu’il n’avait pas ; une indulgence ; le fait, aussi, qu’il rit moins ; oui, c’est le principal changement ; il a toujours, bien sûr, ses « copains de rire » : Martin Amis ; d’autres ; mais il y a de plus en plus de moments où il se sent triste, mélancolique.

Nous parlons, encore, cinéma. Son projet de film en Inde, auquel il tenait tant et qui vient de tomber à l’eau. Les films récents qu’il a aimés : Titanic, comme tout le monde ; L.A. Confidentiel à cause de Kim Basinger. Il va moins au cinéma, d’accord : mais c’est, comme tous les pères de famille, à cause du nouveau bébé.

« Comment s’appelle-t-il ?

— Milan.

— À cause de… ? »

Sourire faussement ingénu. Air de jubilation contenue. Je sais qu’il a un mot — un bon mot ? — au bout de la langue, mais qu’il se retient.

« J’aime beaucoup Milan Kundera. Mais Milan ça veut aussi dire, en hindi : mélangé, métissé. Voilà. Une maman anglaise. Un papa qui vient de l’Inde et qui ne s’occupe que de métissage. C’est un hommage à ce métissage indien, que j’ai tellement aimé… »

Malaise. Silence. Le bruit de nos pas, seulement, sur le macadam de Kensington Street. Un couple d’excentriques — cheveux mauves pour lui, anneaux dans le nez et la lèvre pour elle — lui adressent un regard un peu plus appuyé : mais peut-être le voient-ils juste comme un des leurs, un autre excentrique anglais.

« Cette mélancolie nouvelle… Ce n’est pas seulement la fatwa. C’est aussi l’Inde. La perte de l’Inde. Le fait de savoir, tout à coup, que je n’y retournerai sans doute jamais. C’est le sujet, en un sens, du livre sur lequel je travaille. J’ai, en écrivant ce livre, le sentiment presque physique que mon style, mon art, sont en train de quitter l’Inde. »

Nous sommes arrivés à la hauteur de Piccadilly. Un autre passant s’approche. Imperceptible mouvement des bodyguards. Lui, rien. Toujours cette souveraineté, ce sang- froid du type qui sait, et qui s’en accommode, que la mort peut le cueillir là, n’importe où, à tout instant.

« Vous êtes Salman Rushdie ?

I hope so… I do my best… » Le passant rit. Salman rit. Les deux flics se détendent et rient aussi.

« Occupez-vous bien de lui, dit l’homme en s’éloignant. Hein, on compte sur vous : il faut bien s’occuper de lui, bien le protéger… »

Et Salman :

« Je suis content que vous voyiez ça… Il y a l’establishment qui me déteste. Il y a tous ces salopards qui pensent que je me suis fait de la pub avec la fatwa. Mais il y a le peuple qui, lui, a toujours été formidable avec moi. »

À propos de cet establishment qui le tolère, en effet, sans l’aimer, je lui rapporte une conversation avec Jimmy Goldsmith, quelques mois avant sa mort, à Los Angeles : « écrivain illisible ; ne doit d’exister qu’à la fatwa. » Lui me raconte Douglas Hurd, incarnation du philistinisme britannique et de sa haine de l’art : « M. Rushdie ne semble pas comprendre les règles de la démocratie anglaise. » Mais qu’importe ! La vie est belle. Salman Rushdie, ce soir, est un homme libre.

Nous sommes à la Portrait Gallery. La dame des tickets fait comme si elle ne le reconnaissait pas. Un type sort un petit appareil photo, mais non, il change d’avis et feint de s’intéresser au prix du catalogue. Et voilà donc Salman, très gai, très enjoué, courant d’un portrait à l’autre, comme à travers un album de famille : Beckett ; Truman Capote, derrière un feuillage ; Gracq — je n’ai pas l’impression qu’il connaisse si bien la littérature française, mais il a l’air d’admirer Gracq ; Jean Renoir — toujours le cinéma ; Sontag et Pinter, ses amis ; Le Carré, son ennemi… Au fait, que s’est-il exactement passé avec Le Carré ?

« Oh ! pas grand-chose ! Au moment de la fatwa il avait fait un article qui m’était resté en travers de la gorge. Or voilà que, neuf ans après, il se fait taxer d’antisémitisme à la suite de je ne sais plus quel livre. Alors, trouvant l’attaque en effet très injuste, j’écris un petit texte pour dire : “peut-être M. Le Carré comprend-il mieux, maintenant, ce que c’est que d’être attaqué par des intolérants.” Il le prend mal. Il me répond. Je lui réponds. Et voilà.

—       C’est votre première polémique littéraire depuis la fatwa ?

—       Oui. Et ça m’a fait du bien. Car il y en avait marre. Ça faisait neuf ans que je me faisais injurier au nom de la liberté d’expression et j’ai donc dit : il y en a marre… » Il file vers un portrait de Carson McCullers — œil écarquillé, air d’un oiseau pris au piège.

« Remarquez : je suis le contraire d’un rancunier. Imaginez qu’il entre là, dans cette galerie… Tiens, Nancy Cunard en 1956 : quelle beauté encore, hein ? Je lui dirais : “Hello, John, how are you ? allons prendre un verre et parler du bon vieux temps, quand nous militions, ensemble, pour les sandinistes du Nicaragua”. »

Quelqu’un s’approche. Ce n’est pas Le Carré, mais un jeune homme, cheveux longs, cape noire, airs de mystères. Il est écrivain. Il a une amie, spécialiste justement du Nicaragua, qui vient de publier un texte dans la revue littéraire britannique Granta et aimerait le rencontrer. Salman écoute. Il a le sourire courtois, mais distant, du grand écrivain alpagué par un admirateur. « Mon agent… Si, si, mon agent, c’est le plus simple, le courrier arrive toujours… » Mais il court déjà vers l’autre salle. Un portrait d’Aragon, qu’il tient à me montrer : superbe en effet, visage aigu, une lueur froide dans le regard.

« L’establishment, encore : vous souvenez- vous, lui dis-je, de ce déjeuner à l’ambassade d’Angleterre à Paris, où le prince Charles m’avait dit que vous coûtiez trop cher à l’Angleterre ?

— Évidemment, je m’en souviens ! Vous l’aviez raconté dans un journal. Un de mes amis avait renchéri : “ça coûte peut-être cher de protéger Salman Rushdie, mais ça coûte encore plus cher de protéger le prince Charles qui n’a, que je sache, pas publié grand-chose d’intéressant.” Les journalistes m’appellent. Ils me pressent de réagir. Et comme je vous donne, évidemment, raison, voilà tous ces sales tabloïds — habitués à consacrer des pages et des pages aux relations de Charles avec Diana ou Camilla Parker Bowles — qui me tombent dessus sur le thème : “le salaud ! le traître ! voilà comme il traite son futur roi !” Toujours la même histoire. Toute l’Angleterre a le droit de faire de Charles une plaisanterie nationale à cause de l’affaire Camilla et je n’ai pas le droit, moi, de dire qu’il n’est pas un écrivain… »

Est-ce qu’il l’a déjà rencontré ? Non, pas Aragon. Charles. Est-ce qu’ils se connaissent un peu ou est-ce que cette antipathie sort de nulle part ?

Oui, me répond-il, la mine désolée. Ils étaient à Cambridge au même moment. Ils se croisaient dans des cours de théâtre. Et ils n’avaient, c’est le moins qu’on puisse dire, déjà pas beaucoup d’atomes crochus.

Et Diana ? est-ce qu’il a connu Diana ?

Là, en revanche, son œil s’allume. C’était juste avant la fatwa. On lui a offert, pour son anniversaire, de belles places, à Covent Gar- den. Il est assis. Et voici que survient, à la place voisine, une belle personne — enfin belle n’est pas le mot… disons l’une des femmes les plus élégantes, les plus glamourous, qu’il ait jamais rencontrées : ils se reconnaissent, elle n’a probablement pas lu ses livres mais a la courtoisie de faire comme si. Bonsoir ? Bonsoir. Échange de propos. Rideau.

Sa mort, alors ? Est-ce que sa mort l’a ému ?

Oui. Terriblement. Il est aux États-Unis quand ça arrive. Mais l’une des premières choses qu’il fait, à son retour, deux jours après, est de se précipiter à Kensington Palace.

« Kensington Palace ?

— Oui. Avec les gens. Je voulais être là, au milieu des gens. C’est comme les obsèques… Vous avez vu les obsèques à la télévision ? Le cortège. La foule énorme et recueillie. Le silence absolu dans les rues — sauf le bruit, très beau, du sabot des chevaux qui tirent le cercueil. Et ensuite, à l’arrivée à Westminster, cet applaudissement qui monte de la foule et entre dans l’abbaye… »

Il se rapproche d’un portrait, très « posé », de Faulkner. Prend du recul. Se rapproche.

« Quel dommage qu’il n’ait jamais photographié Hemingway… Est-ce qu’on peut aimer à la fois Faulkner et Hemingway ? Mourir, sous un tunnel, parce qu’on ne veut plus être pris en photo, quelle histoire, hein ! quelle histoire ! »

Puis, revenant vers Faulkner et, ensuite, vers un portrait en situation, trop solennel, de Balthus.

« La question c’est quand même : pourquoi sa mort nous a-t-elle à ce point impressionnés ? Parce qu’elle n’avait aucun sens et que chacun a pu y mettre le sens qu’il souhaitait. Imaginez qu’elle soit morte à cause d’une mine antipersonnel. C’était une mort précise. Avec une signification précise. Eh bien, l’émotion aurait été moindre. Alors que là, c’est une mort vide, donc pleine de sens contradictoires. »

Là, c’est le Salman « intello » qui reprend le dessus. C’est le lecteur, post-moderne, de Lyotard et Baudrillard. Mais je retiens qu’il y a un autre Salman qui, le 3 septembre, est allé passer deux heures avec la foule des midinettes britanniques pleurant la mort de leur princesse.

La rue, à nouveau. Il fait nuit. Un vent léger s’est levé et nous marchons d’un pas plus vif. La Queen’s Gallery. Albemarle Street, où il me montre l’agence de publicité où il a travaillé il y a trente ans. Le Club Atheneum où Angus Wilson l’a invité un soir et dont il n’a qu’un souvenir : « il n’y avait pas de femmes. » Il aime Londres, décidément. Il aime marcher dans Londres. À nouveau, je devine celui qu’il a dû être et qu’il a, ces derniers mois, sans doute décidé de redevenir : paysan de Londres, poète de la ville et du béton — un autre Salman Rushdie que j’imagine, certains soirs, seul, faussant compagnie à ses anges gardiens et allant, dans les bas quartiers de Londres, refaire les itinéraires des Versets. Baudelaire à Bruxelles… Aragon, et ses rêves éveillés dans le Paris surréaliste… Ou bien une autre manière — qui sait ? — de défier les possibles bourreaux…

Nous parlons de la mort. Il y pense bien sûr. Il s’y attend. Mais comme tout le monde. Pas plus que tout le monde. Il a tant d’amis, me dit-il, qui sont morts jeunes, ou assez jeunes. Il a tant de vieux copains qui sont morts là, à notre âge, aux abords de la cinquantaine : sida, cancer, crise cardiaque.

Nous parlons de la Bosnie. Notre projet de voyage en Bosnie, en 1994, au plus fort de la guerre. Lui avais-je dit, à l’époque, l’enthousiasme, puis la déception, des intellectuels de Sarajevo ? Lui avais-je raconté l’évolution d’Izetbegovic — réticent, presque hostile et puis, finalement, convaincu ? Et Boutros- Ghali — sait-il que l’affaire avait dû remonter jusqu’à l’ONU et que c’est lui, Boutros, qui avait personnellement mis son veto ? Nous parlons également de l’Algérie. Les massacres. La terreur. Tous ces journalistes, ces artistes, assassinés. Qui sait, lui dis-je, si les Algériens ne paient pas le prix de notre lâcheté — qui sait si ce n’est pas la même « bombe anti-Rushdie » qui s’est miniaturisée et s’il n’aurait pas fallu la désamorcer à Londres pour l’empêcher de proliférer à Alger ! Il est moins certain que moi de savoir « qui tue qui ». Il pense que les militaires ou, du moins, certains d’entre eux, sont moins clairs que je ne le dis. Mais, sur le fond, nous sommes à nouveau d’accord.

« Le vrai problème, dit-il, c’est l’islam. Est- ce qu’on peut continuer de dire que l’islam est innocent de ce qui se passe en Algérie ? Est- ce qu’il n’y a pas, dans la structure même de l’islam, quelque chose qui permet l’Algérie — mais aussi les talibans, le Soudan, l’Iran, etc. ? Je sais que la question est politiquement très incorrecte. Mais il faut la poser. Il faut avoir le courage de rompre avec cette opposition bidon entre un islam réel et un pur islam idéal. Qu’est-ce qui, dans l’islam, rend possibles l’Algérie et les talibans ? Qu’est-ce qui, dans l’islam idéal, est responsable de ce qui se fait en son nom ? Voilà la question. »

Je lui fais observer que c’est, mutatis mutandis, la question que nous posions à propos du communisme : mais au bout de combien de temps ? au prix de quels débats, querelles byzantines, aveuglement ?

« Raison de plus pour, cette fois-ci, aller plus vite. Prenez la culture : il est clair que la haine, chez les islamistes, de la culture ne peut pas être déconnectée de ce que le Coran dit des poètes — “tous des menteurs ! des inutiles ! pourquoi s’embêter avec des poètes quand on a le livre des livres, c’est-à-dire le Coran ?” Prenez les femmes ; prenez la façon qu’ont les talibans de les encager comme des oiseaux de nuit : est-il concevable que ça n’ait pas de lien avec la lettre d’un livre qui dit (c’est toute l’affaire des versets dits “sataniques”) que Dieu ne peut avoir de filles et que l’idée même d’une créature féminine habitée par l’essence divine est une idée sacrilège ? »

L’oreillette d’un des gardes du corps grésille. Il presse légèrement le pas, nous devance. J’ai l’impression que nous évitons une rue, à droite. Salman poursuit.

« Alors l’autre question, bien sûr, c’est : est-ce que l’islam donne forcément ça ? Est- ce qu’on peut imaginer un islam corrigé, amendé — un islam compatible, en un mot, avec les droits de l’homme ? À quoi je réponds deux choses. Primo, mon expérience personnelle : celle d’un islam indien qui, parce qu’il était minoritaire, n’avait rien à faire avec l’État et restait une affaire de conscience. Secundo, l’existence, dans des âges reculés, au XIIe siècle, de gens qui, sans être libéraux, tenaient le raisonnement suivant : Dieu, parce qu’il est Dieu, n’a rien de commun avec les humains ; parce qu’il n’a rien de commun avec les humains, il n’est par définition pas doué de langage ; n’étant pas doué de langage, il ne peut pas être, stricto sensu, l’auteur du Coran et le Coran n’est plus, donc, que l’interprétation, en mots humains, d’une ineffable Parole ; raisonnement qui, observez-le, ruine les bases du fondamentalisme et légitime les querelles d’interprétation, la glose, d’une certaine façon la démocratie… Ces courants, bien sûr, ont toujours été minoritaires. Mais enfin, ils ont existé ! Précieuse leçon, n’est-ce pas — politique autant que théologique… »

Je m’avise, en l’écoutant, qu’il parle finalement moins de politique qu’on ne le dit. Il a été un intellectuel engagé. Il a même été, en Grande-Bretagne, l’intellectuel engagé par excellence. Là, depuis quelques années, est-ce qu’il n’est pas en train de se dégager — de se replier sur lui-même, sur la pure littérature ?

« Ce qui est vrai c’est que j’ai fait, avec la fatwa, une overdose de politique. “Ah, tu aimes la politique ? Eh bien, en voici ! On va te donner ton compte de politique !” Le résultat c’est un certain écœurement. J’ai, depuis la fatwa, une nausée de la politique. »

Nouveau grésillement dans l’oreillette du garde du corps. Nouvelle imperceptible fébrilité. Un visage, qui semble plus inquiétant. Un murmure, plus distinct, derrière nous.

« Il y a autre chose, continue Salman qui semble n’avoir, lui, rien vu, rien entendu. Mon cas est devenu compliqué. Avant, tout allait bien. Je signais la pétition. J’étais un intellectuel parmi d’autres qui mettait son nom au service d’une cause qui le dépassait. Maintenant, j’ai mon bagage. J’arrive dans la pétition avec la fatwa qui me colle à la peau. Et je dois me poser la question de savoir si je ne suis pas devenu encombrant pour la cause que je défends. »

Un rire léger sous un porche. Une femme qui, malgré le froid, est accoudée à la croisée ouverte et le regarde. Est-ce moi qui deviens parano ? Nous approchons du restaurant. Et j’ai le sentiment que les anges gardiens ne sont pas fâchés que la promenade touche à sa fin.

« Un exemple. La mort de Tahar Djaout. On fait un film à la BBC. On me demande de l’introduire. J’écris un texte assez clean qui ne fait pas de cadeau aux islamistes. Eh bien, malgré ça, et à cause de mon nom, l’ambassade d’Algérie proteste auprès du gouvernement britannique. Est-ce que, dans un cas comme celui-là, je rends service à la cause que je prétends défendre, et à la mémoire de Tahar Djaout ? »

Le « B » est un restaurant branché de Londres. Hommes politiques. Comédiens. Jolies femmes. Écrivains. Une sorte de Lipp, mâtiné de club anglais. Hello… Hello… Un signe de tête ici…. Une poignée de mains là… Salman a ses habitudes. Il a sa table attitrée, dans un angle. Renfort de police dehors ? Surveillance discrète de la salle ? Et a-t-on, comme dans les polars, envoyé des gens fouiller les cuisines, les lavabos ? Je ne sais pas. Peut-être pas. Il esquive la question.

« Vous pouvez prendre un melon pour commencer. Mais prenez, ensuite, un poisson. Leurs poissons sont excellents… »

Il n’a pas regardé la carte. Ou à peine. Cette façon d’être chez soi au « B »… Cette façon de s’y tenir donc — et d’y être traité — en habitué… N’est-ce pas un autre indice ? Une autre preuve que l’étau se desserre ?

« C’est là qu’on a fêté, il y a quelques mois, mon anniversaire. Soixante personnes. Soixante ! Et pas une fuite, dans la presse, avant ! Pas un photographe, à l’entrée, pendant ! »

Bonjour discret , de loin, à une extravagante — cape de dentelle, chapeau orné de tubéreuses bleu pâle.

« C’est un endroit où, dès qu’il y a la moindre vedette, tous les paparazzi de la ville se pointent : or, là, il y avait un monde fou — et on a pu dîner, rigoler, danser la moitié de la nuit sans être embêtés. »

Je pense, et je le lui dis, au temps, pas si lointain, où j’avais le sentiment, dès qu’il apparaissait quelque part, d’une sorte de monstrueux compte à rebours : il entrait dans le radar ; il y avait, quelque part, un invisible radar qui, enfin, le localisait ; et il ne manquait, pour le tuer, que le temps matériel d’arriver jusqu’à lui ; j’imaginais ce temps ; je calculais son autonomie de visibilité ; j’avais, nous avions tous, la vision terrifiée des assassins déjà en route pour l’exécuter…

« Tout ça a changé, grâce à mes amis. Ce sont eux qui, dans un cas comme celui-là, font en sorte que le secret soit gardé… »

Un autre signe, vers une autre table. Non seulement il connaît tout le monde, mais il voit tout, entend tout : curiosité insatiable, intelligence et sensibilité à l’affût — mystère de cet homme traqué, sommé de mobiliser tant d’énergie au service de sa propre survie, et gardant néanmoins ce goût, cet appétit d’autrui…

« Mes amis, depuis neuf ans, ont été si attentifs ! Si gentils ! Qu’aurais-je fait sans eux ? Il y a le complot des tueurs. Eh bien, il y a, face à lui, le contre-complot des amis qui gardent mes secrets et m’aident à avoir une vie normale. »

Les hors-d’œuvre arrivent. Le service, particulièrement rapide ici ? Ou bien traitement spécial, consigne de la sécurité — ma théorie, toujours, de l’autonomie de visibilité limitée ?

« Imaginons que vous vous trouviez nez à nez avec Khatami… »

Il sursaute.

« Oui, supposons qu’il soit ici, à ma place. Que lui diriez-vous ? »

Rire. Le même rire, canaille, que tout à l’heure, quand il parlait du succès du Dernier Soupir.

« Rien. À un type qui cherche à me tuer, je n’ai rien d’autre à dire que : “stop !” Un jour, peut-être, le temps du dialogue viendra. Mais, pour l’instant, je n’ai que ce mot à lui dire : “stop !”»

Et il se remet à manger — taciturne tout à coup, concentré : à Helsinki déjà, j’avais noté cette façon un peu appliquée de manger ; le côté jouisseur de: Rushdie ; bon appétit, et bon vivant.

« Vous ne croyez pas, autrement dit, que les choses aient bougé, en Iran, avec les dernières élections ?

— Je crois que le peuple bouge, oui. L’élection de Khatami signifie, dans le peuple, un immense désir de réformes, de changement. »

Il se sert un verre de vin.

« Mais Khatami lui-même… Soyons sérieux ! Khatami reste un mollah ! Est-ce que vous l’avez vu proposer de lever la fatwa ? Est-ce que vous l’avez vu esquisser le moindre geste dans ma direction ? Le moindre geste ? »

Une brusquerie nouvelle dans la voix. Une stridence. C’est le Salman combatif et blessé. C’est le retour du Salman politique : celui qui pense — et il a raison ! — que son « cas » est, à lui seul, le test de la volonté d’ouverture iranienne.

« Le pire est qu’on aurait les moyens, si on voulait, de faire plier les mollahs ! Savez-vous qu’il y a, en Iran, une institution qui s’appelle le Council of Expediency, dont le rôle est de surveiller ce que fait le gouvernement et dont un des principes est : “n’importe quelle action qui est dans l’intérêt national de l’Iran est légitime même si elle est contraire au Coran.” »

Arrive le second plat. Parler de l’Iran le met, semble-t-il, en colère. Il touche à peine à son assiette.

« C’est Khomeyni lui-même qui a fait inscrire ça dans la Constitution iranienne. Khomeyni ! Ce qui veut dire qu’il suffirait, pour que l’Iran lève la fatwa, de le convaincre qu’il est de son intérêt national de le faire. Mais les Européens, à commencer par la France, se foutent de tout ça. Que pèse le sort d’un écrivain face aux énormes intérêts, pétroliers et autres, qui sont en jeu ? »

Je lui demande si la position de la France — donc de Jospin — l’a surpris.

« Ça fait longtemps que rien ne me surprend plus. J’ai rencontré Jospin, c’est vrai. Il avait l’air d’un type honnête. Mais bon, Jospin n’est pas Blair. Lui, Blair, a été extraordinaire : me recevoir à Downing Street et accepter, ensuite, le principe d’une conférence de presse commune avec son ministre des Affaires étrangères — voilà de la vraie politique ! Jospin est juste quelqu’un pour qui le sort d’un écrivain menacé de mort ne doit pas interférer avec les vrais grands problèmes du business mondial. Pourquoi ne le dit-il pas, dans ce cas ? Je n’ai qu’un vrai reproche à lui faire : ne pas le dire puisqu’il le pense… »

Chirac, alors ? Que sait-il — que pense- t-il — de la position de Jacques Chirac ? Il l’a vu aussi, me dit-il. C’était ce temps bizarre où, dans le parcours du parfait candidat à l’élection présidentielle française, le passage par la case Rushdie était devenu un must et où il les voyait tous, à la queue leu leu. Chirac a été aimable, d’ailleurs. Il a pris une initiative, à l’époque, que Mitterrand n’avait jamais prise. Quelle déception, soit dit en passant, Mitterrand ! Quelle tristesse ! Dieu sait s’il l’admirait. Il le voyait comme un Grand, un digne successeur de De Gaulle. Or il y a eu mille médiations, mille interventions amicales, et jamais, non, jamais, il n’a consenti à le recevoir. Revoir Chirac, alors ? Bof… Il est un peu las de tout ça… Les Européens sont absurdes : à l’exception, encore une fois, de Blair, ils ont envie que l’Iran change, alors ils disent « l’Iran a changé ». Ça s’appelle prendre ses désirs pour des réalités.

Le ton, au fil de la conversation, s’est fait morne. Presque amer. J’essaie de lui dire qu’il y a tout de même, en Iran, des signes de dégel culturel. Il me lance un regard consterné — genre « tu crois vraiment à cette sottise ? »

Je lui parle des films qui se tournent en ce moment, à Téhéran.

« Les films, d’accord. Mais les romans ? Savez-vous combien de romans ont passé le filtre de la censure dans l’année qui a précédé les élections ? Zéro. »

Je lui demande s’il a vu, au moins, Le Goût de la cerise.

« Mais non, mon vieux, non. Ces jolis petits films tranquilles, droit sortis de l’enfer, mais esthètes, passent complètement à côté du problème. »

Et comme j’insiste, il a un geste d’impatience — le premier depuis le début.

« C’est tout le problème de la censure. Je veux bien qu’il y ait des cinéastes qui veulent travailler à tout prix et sont prêts, pour cela, à ne pas aborder les sujets interdits. Je dis juste que ce n’est pas les films sur l’Iran que j’ai envie de voir aujourd’hui. »

Il se tait, maintenant. Il a le sentiment, peut-être, d’en avoir trop dit et il se tait. Fin de dîner morose. Le pas bizarrement lourd, presque gauche, pour retraverser la salle vers le vestiaire. L’œil mi-clos, un peu absent, au moment des adieux sur le trottoir. Je le vois, encadré de ses deux anges gardiens, qui se dirige vers la voiture. Il se retourne une dernière fois. Un sourire doux, mais triste. Un petit geste amical, mais bizarrement découragé. Ai-je rêvé ? Ou est-ce lui qui, sans le savoir, m’aurait joué, depuis vingt-quatre heures, la comédie de la liberté ?

La voiture démarre. Il s’éclipse. Et nous voilà rentrés, moi dans le rang des vivants intégraux, impudents, réellement libres d’aller, venir, écrire — lui dans cette nuit pâle où je ne sais plus trop, tout compte fait, s’il est invisible ou visible, spectre ou être de chair, toujours reclus ou réellement victorieux. J’essaie d’imaginer, encore, l’état présent de son esprit. Je me demande si sa gaîté n’était pas un piège, une élégance, un défi de plus — et si je n’ai pas un peu vite cru à cette désinvolture retrouvée. Martyr ou homme libre, comment savoir ? Comment prendre la mesure de la solitude de Salman Rushdie ?

Page du journal Le Monde : reportage de Bernard-Henri Lévy sur Salman Rushdie
Page du journal Le Monde : reportage de Bernard-Henri Lévy sur Salman Rushdie

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