Au printemps 2011, pour les rares étrangers présents sur cette terra incognita qu’était alors la Libye, il n’y avait pas de question.

Les chars fonçaient sur Benghazi.

Les habitants de Misrata, assiégée et affamée, allaient mourir jusqu’au dernier.

Le pays tout entier était menacé par les rivières de sang promises par le fils de Kadhafi.

Face à quoi le monde n’avait que deux options.

Faire comme s’il ne voyait rien ; ne pas prendre acte du SOS que lui adressait un peuple quasi unanime ; le renforcer au passage, ce peuple, dans le sentiment que l’Occident est l’allié naturel des tyrans ; et, comme au Darfour, comme au Rwanda et comme, bientôt, en Syrie, laisser cette guerre aller au bout de sa logique monstrueuse et faire, semaine après semaine, ses dizaines de milliers de morts.

Ou bien, au contraire, entendre ; refuser, une fois n’est pas coutume, la loi du massacre annoncé ; envoyer au passage, et pour la première fois, ce message d’espérance à un peuple arabe insurgé : “Vous réussirez ou non ; vous ferez ce que vous voudrez et pourrez de cette révolution dont nous vous donnons quelques-unes des clés ; mais ce n’est pas à nous, Occidentaux, de décréter qu’il y a des peuples faits pour la démocratie et d’autres qui ne le sont pas” ; et, donc, intervenir pour aider au renversement d’une des dictatures les plus longues et les plus féroces de la planète.

C’est ce second choix qu’ont fait, à l’époque, Sarkozy, Cameron et Obama.

Et, de même que la Terreur ne condamne pas 1789, de même que Poutine ne déconsidère pas rétroactivement la chute du mur de Berlin et du soviétisme, de même aucune violence ultérieure, aucune prophétie rétrospective ne disqualifiera jamais ce choix initial et sa noblesse.

L’erreur – car il y a eu une erreur – est venue après.

Et elle aura été, en gros, d’avoir crié victoire trop tôt.

On ne sort pas en un jour d’une dictature.

On ne construit pas, en un jour, un État digne de ce nom.

Et la vérité est que cet État dont on lit, ces jours-ci, qu’il serait en train de s’effondrer n’avait, en fait, jamais existé et qu’il était donc tout entier à organiser.

Il fallait que tel pays membre de la coalition aide à former une police.

Que tel autre appuie le programme de désarmement et de réintégration des anciens combattants initié, mais sans moyens, par de jeunes commandants républicains.

Il aurait fallu que la France appuie cette idée d’une École nationale d’administration libyenne proposée par le Français Hugues Dewavrin et dont j’étais venu plaider la cause, pendant l’élection de 2012, auprès des deux principaux candidats.

Il aurait fallu que tels pays arabes qui furent membres, à nos côtés, de la coalition libératrice fassent, eux aussi, un pas de plus en aidant à sécuriser ces puits de pétrole que se disputent aujourd’hui les milices.

Au lieu de quoi, rien.

Dans le meilleur des cas, une autre version de ce “messianisme démocratique” dont la naïveté avait déjà coûté si cher aux néoconservateurs américains.

Et, dans le pire, le court-termisme, ou le cynisme, de dirigeants qui, les projecteurs éteints, partent en jetant la clé.

Voyez d’ailleurs ce qui se passe aujourd’hui.

Voyez ces ambassades qui ferment les unes après les autres.

Cette façon de se carapater – et de tenir la Libye tout entière pour une nation pestiférée – n’est-elle pas un assez bon résumé de ce qui s’est passé depuis trois ans ?

Alors, en même temps, il n’est pas trop tard.

Il est minuit moins cinq, mais il n’est pas trop tard.

Car il y a encore une chose que je veux dire à propos de ma chère et souffrante Libye.

Les milices, bien sûr.

Les meurtres quotidiens, c’est, hélas, la réalité.

Mais la réalité, c’est aussi que, quand les fous de Dieu assassinent la militante des droits de l’homme Salwa Bugaighis, ce sont des milliers de citoyens qui défient les meurtriers en lui faisant des funérailles magnifiques.

La réalité, c’est que, le lendemain de la mise à mort du lumineux ambassadeur américain Christopher Stevens, c’est la ville entière de Benghazi qui descend dans la rue pour exiger – sic – “justice pour notre frère Stevens”.

Et la réalité, c’est qu’une force internationale, mandatée par les Nations unies, serait accueillie à bras ouverts et mettrait sans difficulté au pas ces escadrons de la mort qui sèment la terreur mais ne sont nullement représentatifs de la Libye d’aujourd’hui.

Le pays a d’ailleurs connu deux élections libres depuis la chute de l’ancien régime. Et le fait est que ces élections ont eu, toutes deux, pour résultat la défaite à plate couture des islamistes : la première a porté au pouvoir, seize mois durant, le plus démocrate et pro-occidental des leaders qu’ait produits depuis longtemps le monde arabe – Ali Zeidan ; et, quant à la seconde, celle du 25 juin, elle n’a envoyé qu’une trentaine d’islamistes dans une Chambre qui compte 188 membres et qui vient de se réunir à Tobrouk au mépris des appels au boycott lancés par la minorité djihadiste.

La Libye, en d’autres termes, n’est pas un pays islamiste.

Si on entend par guerre civile une situation où la société civile tout entière est gagnée par la haine fratricide et où chacun choisit son camp et son armée, elle est certes la proie de milices qui prennent les civils en otages, mais elle n’est pas en guerre civile.

Et c’est pourquoi je dis qu’il n’est toujours pas trop tard pour aider la société libyenne à entrer dans l’an II de sa révolution.


Autres contenus sur ces thèmes