À l’initiative de la BnF, de La Règle du jeu et de deux jeunes philosophes, Joseph Cohen et Raphaël Zagury-Orly, grand colloque, la semaine dernière, sur « Heidegger et les juifs ».

Plane sur les débats la parution de ces fameux Cahiers noirs, sorte de « journal intellectuel » conçu par le maître lui-même comme devant couronner, le moment venu, la publication de ses œuvres complètes – et qui se trouvent être le seul texte de lui où le mot et le nom juifs soient explicitement prononcés et où son antisémitisme s’exprime, soudain, à visage découvert.

La chose, pourtant, est-elle si surprenante ?

Et la publication de ces Cahiers, noirs par leur contenu autant que par la moleskine de leur couverture, est-elle l’événement que l’on a dit ?

On connaissait déjà la phrase de l’Introduction à la métaphysique sur la « grandeur interne » et la « vérité » du national-socialisme.

On connaissait le passage sur l’ennemi « le plus dangereux », celui qui s’est « enté sur la racine la plus intérieure du peuple » et qui n’est justiciable que d’une « extermination totale ».

Nous avions tous lu, dans la quatrième conférence de Brême, les considérations sur la « chambre à gaz » renvoyée, « quant à son essence », à l’« industrie alimentaire motorisée » (ce qui pouvait, à l’extrême limite, passer pour la prise en compte de la dimension monstrueusement industrielle de la destruction des juifs) mais assimilée aussi (et l’on était là, en revanche, en plein négationnisme) à la mise à genoux, par « la famine », de l’Allemagne vaincue ou à la fabrication de « bombes à hydrogène ».

Et l’on savait enfin que, sans même aller fouiller dans les bassesses du recteur Heidegger terminant ses discours par un tonitruant « Heil Hitler ! », sans faire un sort particulier à telle saloperie à l’endroit des collègues juifs (Husserl, Baumgarten…) ou à telle amitié privée (avec Eugen Fischer, patron du bon docteur Mengele), il y a toute la veine de l’œuvre (celle, en gros, qui fait de l’« Allemand » un « nouveau Grec », témoin d’un nouveau « peuple métaphysique » chargé, comme le premier, de « l’Être » et de sa « Garde ») qui a nourri le national-socialisme et s’en est nourrie.

La vraie question, en réalité, n’était pas de rappeler, pour la énième fois, que ce grand philosophe fut aussi un vrai nazi.

Mais elle était de savoir ce que l’on peut et doit faire, aujourd’hui, de ce paradoxe vivant, de cet oxymore terrifiant, de ce personnage dont on ne peut même pas dire, comme pour Céline par exemple, qu’il eut un double visage tant il est vrai que ce sont dans les mêmes textes, les mêmes phrases, parfois le même mot, que Martin Heidegger apparaît comme un philosophe de haut vol et comme un pourvoyeur d’infamie.

L’oublier ?

Décider que l’on ne peut pas prétendre à la succession d’Aristote et de Spinoza quand on fait l’éloge de la sélection et du dressage ?

Jeter la « différence ontologique » avec l’eau du bain de cet État nazi qui y a trouvé, dans certains textes, son supplément d’âme spéculatif ?

Tenir enfin une bonne raison, en un mot, de ne plus avoir à s’embarrasser de l’un des plus difficiles, des plus ardus, philosophes contemporains ?

Ce n’est pas mon avis.

Et j’ai tenté de plaider que, malgré le malaise, malgré la honte que l’on ressent, parfois, à voir surgir, au détour d’une méditation sur Héraclite ou Hölderlin, tel épisode minable de la guerre allemande soudain paré de la dignité de l’Événement en majesté, il faut continuer de lire Heidegger – et cela, en particulier, parce qu’il est à l’origine d’une part de ce qui s’est pensé de plus grand, de plus essentiel, depuis cinquante ans.

Des exemples ?

La philosophie sartrienne de la liberté tributaire, forcément tributaire, de ce Dasein sans substance ni intériorité, léger donc, bondissant, rendu possible par Sein und Zeit.

Les révoltes des années 1960, ces courants de pensée antiautoritaires et libertaires dont le premier adversaire fut la candeur métaphysique réputant « naturel » ce que Heidegger, le premier, nous apprit à tenir pour « historial ».

L’« antihumanisme théorique » de ces années, la considérable plus-value de sens et de savoir, le surcroît inestimable d’intelligence et de vérité qu’il a apportés (mais oui…) à notre connaissance des hommes concrets – tout ce décentrement fécond, générateur d’un grand moment de la pensée, et dont il revient à Heidegger d’avoir proposé la formule.

Levinas, bien sûr, et le deuxième décentrement, subordonné au premier, qui alla, non plus de l’étant à l’être, mais de l’être à l’autre.

Lacan, le docteur et le philosophe, le continuateur de Freud et le penseur de grande allure, le sourcier d’un inconscient structuré comme un langage dont l’exploration devait emprunter les canaux ouverts dans la chair même du signifiant : impensable, lui non plus, sans le « cratylisme » oraculaire du dernier philosophe à avoir cru que les mots ressemblent aux choses, que l’art de l’étymologie est la voie royale de la connaissance et que la dialectique doit céder à l’exégèse. J’en passe, et de presque aussi forts.

C’est tout le grand « tournant langagier » de la philosophie contemporaine, évoqué par Gottlob Frege, qu’il faudrait ici invoquer.

Vous n’avez pas le choix : ou bien lire, tout de même, Heidegger ; ou alors se résigner à ce que la philosophie s’arrête à la « limite » kantienne, à la « totalité » hégélienne ou à la « reprise » bergsonienne.


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