Sera-t-il encore temps, quand ce Bloc-notes paraîtra, de convaincre ce qui reste de la gauche qu’on n’a pas le droit de confondre un candidat du centre et une candidate d’extrême droite ?

Les Insoumis qu’il ne suffit pas de dire et répéter, comme un disque rayé, « pas une voix pour Marine Le Pen » si c’est pour, en s’abstenant, la lui donner, cette voix, en douce ?

Les jeunes qui occupent la Sorbonne, en un mauvais remake des luttes étudiantes d’antan, que le slogan « ni Le Pen ni Macron » est irresponsable, absurde ?

Les apprentis sorciers qu’il est tout simplement suicidaire de compter sur la guerre civile, sur le repoussoir du racisme et de la xénophobie, sur le triomphe du nationalisme le plus rance, pour provoquer je ne sais quel électrochoc, ou prise de conscience, ou renaissance ?

Est-il temps de plaider qu’un vote antifasciste ne se discute et ne se négocie pas ? qu’il ne peut faire l’objet d’un commerce arrachant à celui qui en bénéficie des concessions, des gestes ? est-il temps de dire aux agioteurs de vote qu’il n’est plus temps de dire : « je vote Macron si… je me rallie à Macron si Macron lui-même se rallie à ceci ou à cela… » ? est-il temps de leur rappeler ce b.a.-ba des combats antifascistes qui veut que, si on conditionne son vote, si on le fait dépendre d’un marchandage, d’un changement de programme ou de cap, on sous-entend qu’il y a des non-changements, ou des caps, ou des situations, où le vote fasciste est légitime ? est-il temps de rappeler, en un mot, que l’on peut penser ce que l’on veut de son bilan, de son projet, de sa personne, mais que le vote Macron doit être, aujourd’hui, inconditionné ?

J’y compte, bien sûr.

Je l’espère de tout mon cœur, tant une victoire de Marine Le Pen serait désastreuse pour l’économie, la société, la république de France et son génie.

Et je veux croire qu’un ultime ressaisissement, dans les derniers jours de la campagne, et dimanche, nous arrachera à ce cauchemar éveillé.

Reste que cette élection laissera, quelle qu’en soit l’issue, un goût d’amertume et de chagrin.

Reste que la patrie de Jean Jaurès et de Léon Blum, du général de Gaulle et de Jacques Chirac aura flirté avec le pire.

Reste que le pays des Lumières et des droits de l’homme, le pays qui a donné au monde l’héritage moral, politique, métaphysique de la Révolution française, le pays de Robespierre et de sa grandeur terrible, de Mirabeau et de son intelligence étincelante, le pays de Napoléon et de son épopée, reste que le pays du Vercors et de Vercors, de René Char, alias capitaine Alexandre, dressé de toute sa haute masse contre le fascisme d’hier et de demain, reste que le pays de la Résistance et de son grand récit patriotique et poétique ne se sera jamais, en temps de paix, et de sa propre volonté, trouvé si près de l’abîme.

Et il sera difficile d’oublier que la France de Voltaire et de Diderot, celle de Pascal et de Descartes, de Baudelaire et de Chateaubriand, la France qui garde, au cœur de sa langue et de son histoire, des trésors uniques d’ironie, d’insolence, de beauté aura voté, en grand nombre et grand tapage, pour une sensibilité idéologique qu’aucune élection démocratique n’avait encore pu mener aux portes du pouvoir – il sera impossible d’oublier qu’elle aura sérieusement songé, la France, à finir dans les bras d’une politicienne aigre, gueularde comme une harengère, ignorante, méchante, forte avec les faibles, servile devant les puissants, étrangère, en un mot, à ce qui fait notre grandeur.

Il faudra, quoi qu’il arrive, tirer les leçons de cela. Il faudra tenter de penser cette honte, ce gâchis, cette défaite qui, même conjurés, ne seront que suspendus.

Et il faudra réfléchir à ce qui a bien pu se passer pour que nous soyons la seule nation d’Europe à avoir joué, à ce point, avec le feu de la haine chauffée à blanc.

On parlera de vote protestataire.

On fera grief aux élites d’avoir tu les vraies questions que seuls les candidats d’extrême droite auraient eu le courage de poser.

On évoquera, orchestrée par une Mme Le Pen devenue habile, la revanche des Gilets jaunes, des antivax qu’on a trop emmerdés, de Poutine défait en Ukraine et qui se serait refait sur le front français.

Je crains, hélas, que le problème ne soit plus profond.

J’ai peur que nous n’en soyons plus au temps de Jean-Marie Le Pen, de ses provocations grasses et du bon vieux vote défouloir.

Et je me demande si Le Pen fille n’aura pas été l’instrument demi-habile d’une force qui l’a dépassée : une ténébreuse pulsion suicidaire ; un désir de destruction et de mort rôdant depuis longtemps et finissant par cristalliser ; une chute lente, obscurément rêvée, comme la maison Usher d’Edgar Poe sombrant dans son étang, par un peuple lassé de soi, ivre de ressentiment et cédant à cet appel du vide qui rend folles les plus grandes nations.

Mais l’heure, je le répète, n’est pas à ces considérations.

Elle est au ressaisissement, au sursaut, face à cet ouragan de vulgarité, de médiocrité, de bassesse, qui souffle sur les urnes.

Il y a, en cet instant, une urgence, une seule : faire que la maison Macron, forte de nos voix, nous garde de sombrer dans l’étang noir des mauvaises passions françaises.


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