Michel Butel est mort. Son nom ne dira peut-être rien aux lecteurs de ce Bloc-notes. C’était pourtant un écrivain rare et grand. Un poète de la politique et de la vie. Et c’était un auteur de journaux au sens où, d’habitude, on dit auteur de livres. Ensemble, il y a un peu plus de quarante ans, nous en avons fondé un qui s’appelait L’Imprévu. Ce n’était pas, tant s’en faut, le meilleur de ceux qu’il aura passé sa vie à rêver et créer. Mais c’était le premier. Et il était déjà, lui, Michel, devenu celui qu’il était et dont j’ai, bien plus tard, en 2009, dans La Règle du jeu, publié l’autoportrait magnifique. Il était génial et humble. Féroce et généreux. Il était radical, on disait alors « révolutionnaire », mais avec la douceur, la tendresse et, au fond, la bonté qui font si souvent défaut à ceux qui s’autorisent aujourd’hui de lui. Il avait le sens de la grandeur et l’amour des vies minuscules. La fascination des héros et le respect, plus vif encore, de ceux que la modestie de leur existence condamnait à la prose. Et puis les mots. Il ne mettait rien au-dessus des mots. Mais c’était à en devenir fou. C’était à en suffoquer de révérence et de passion. Et je le revois, chaque soir, à l’heure du bouclage, en proie à l’une de ces crises d’asthme qui étaient déjà l’autre nom de la maladie de littérature qu’il avait contractée enfant – je le revois, sous la bulle à oxygène qu’il avait fallu installer dans son bureau, râlant les mots d’un édito qu’une secrétaire recueillait, un à un, pieusement, tels les soupirs d’un jeune agonisant. Les lecteurs du « Diable en tête » savent le personnage unique qu’il a été. Ils savent que j’ai eu, pour ma part, peu de contemporains plus capitaux.

Dans la joyeuse compagnie qui s’était agrégée autour de L’Imprévu, il y avait un autre jeune homme dont le nom, Dominique-Antoine Grisoni, ne dira rien, lui non plus, à nombre de mes lecteurs et dont nous sommes pourtant quelques-uns à commémorer aujourd’hui le quinzième anniversaire de la mort. Il était moins poète et plus philosophe. Corse comme Michel était juif. Il était bagarreur et capable, en 1979, lors de mémorables états généraux de la philosophie, de régler à coups de poing une dispute théorique. Il était, au journal, spécialiste des « grands penseurs ». Et il faut dire que ce n’était pas rien de vivre une époque où l’on pouvait, comme lui, côtoyer, tutoyer et interroger à volonté des hommes de la stature de Michel Foucault, Louis Althusser, Gilles Deleuze ou Jean-Toussaint Desanti. Il en fera un livre, « Politiques de la philosophie », dont pourraient s’inspirer ceux qui ne désespèrent pas d’une Histoire qui se tiendrait à hauteur de la Pensée. Il en donnera d’autres, trop peu d’autres, et jamais, hélas, ces « Propos barbares » que j’aurai passé la moitié de ma carrière d’éditeur à annoncer, et à annoncer encore, tel un livre fantôme. La faute à une vie trop brève ? La maladie atroce, l’une des pires pour un écrivain, qui l’emporta si vite ? Pas seulement. Il partageait avec Michel l’horreur des mots pour rien. Il avait la même obsession d’une parole qui préfère se taire plutôt qu’échouer à dire la forme d’un nuage, la teinte d’un matin ou l’exacte nuance d’un concept. Et c’est l’autre raison qui, par-delà le hasard des calendriers, la concordance triste des temps et des deuils, par-delà la bousculade d’images qui me reviennent de ces années où s’écrivait un peu de notre histoire intellectuelle et dont je m’avise, soudain, qu’il ne faudrait plus trop tarder à les fixer – c’est l’autre raison, oui, qui me fait écrire ici le nom de ce passant considérable : Dominique-Antoine Grisoni.

J’ai dit, la semaine passée, tout ce que j’avais à dire sur le lamentable feuilleton Benalla. Avec, tout de même, un regret. Le protagoniste principal ne s’était pas encore exprimé. Or il l’a fait, depuis. Dans une interview au Monde. Puis au journal de TF1, où il est apparu sûr de lui, précis, doté d’un sang-froid peu commun et dont on eût aimé que fassent montre d’autres acteurs et témoins, en principe plus aguerris, de cette peu ténébreuse affaire. Eh bien, face à cette image, face au spectacle de cet accusé droit dans ses bottes en train de confesser son erreur tout en défendant son honneur, face à ce tout jeune homme, presque un gamin, traîné dans la boue depuis huit jours mais restant loyal à son président, je suis saisi par le doute. Avoir moi-même cédé, d’abord, au cliché facile, un passage obligé, du mauvais garçon brutal, cogneur, ivre de sa jeune autorité : et si je m’étais trompé ? Et puis la déplaisante idée que, quand tout sera fini et que chacun aura recouvré ses esprits, quand les uns seront partis en vacances et que les autres auront repris le train d’un monde qui n’aura, pendant ce temps, pas fait, hélas, la grève des vrais événements, quand on recommencera de s’occuper du Proche-Orient qui gronde, de l’Iran qui menace, de Poutine et Trump qui marquent des points, la déplaisante idée, donc, qu’il y aura, à cet instant, un homme, un seul, restant sur le carreau. Un galeux. Un pelé. Un coupable parfait. Un individu sans importance collective, oublié après avoir été carbonisé, dont le nom disparaîtra en moins de temps qu’il ne lui en fallut pour monter au firmament des étoiles noires et des grands désavoués. Et, par conséquent, une injustice… Ce n’est qu’un doute, bien sûr. Et une injustice qui ne changera pas, je le sais bien, le cours de nos existences. Mais cette injustice, ce matin, m’obsède. Cette image du paria de service cousu dans la peau d’un diable avant d’être sacrifié dans l’une de ces cérémonies expiatoires dont les démocraties ont le secret me pétrifie. Puissent les juges trancher vite. Et puisse-t-il rester, s’ils l’innocentent, autant d’oreilles pour les entendre qu’il s’en trouva pour écouter la clameur de la foule en folie.