Vous m’avez proposé, chère Léa Salamé, d’être l’« invité mystère » de L’Émission politique face à Marine Le Pen. Et je vous avoue qu’il est tentant, pour un homme qui combat depuis longtemps, pour ne pas dire depuis toujours, le nouveau visage de l’idéologie française, de venir l’affronter face à face, à une heure de grande écoute. J’ai néanmoins décidé de décliner. Et je veux vous en donner, en toute sincérité, les raisons.

La première est personnelle. Elle tient au personnage même que vous allez recevoir et au malaise que je ressens à l’idée de devoir entrer, ne serait-ce que pour une poignée de minutes, dans un dialogue poli avec elle. Cette façon qu’elle a d’éructer d’autant plus fort qu’elle pense peu et bas… Sa manière de vouloir aspirer l’air qui l’entoure et, comme la grenouille de la fable, de se faire plus imposante que le bœuf… Cette éloquence qui excelle dans le coup de menton mais qui devient soudain contradictoire, voire mutique et, pour tout dire, pathétique, quand il s’agit de penser ces pacotilles que sont l’avenir monétaire de l’Europe, les lois de l’économie mondiale et l’âme de notre nation…

Sans parler de l’extrême difficulté que j’ai à me contenir quand les hasards de la vie me mettent en présence de l’une ou l’un de ces individus dont je sais, tout comme vous, que la façade affable et respectable cache toujours une autre scène pleine de valses avec des nazis, de blagues antisémites et racistes ou de vieilles et nauséabondes complicités factieuses… Pas envie de ça. Pas de temps à perdre avec tout ça. D’autant que je connais trop les lois de l’universel Spectacle pour ignorer que ma gêne se serait vue et aurait affaibli mes arguments.

La fable de la dédiabolisation

Et puis il y a une raison de fond. Peut-être suis-je irrémédiablement old school. Mais je suis de ceux – plus si nombreux, semble-t-il – qui continuent de penser qu’il y a une différence, non de degré, mais de nature entre le Front national et les autres, et qu’on ne débat donc pas avec le premier comme on débat avec les seconds. Je ne crois pas, si vous préférez, à la fable de la « dédiabolisation ». Je ne parviens pas à voir dans le fameux « parricide » commis par Mme Le Pen autre chose qu’un escamotage de théâtre de boulevard où l’on dissimule derrière une porte (qui pourrait d’ailleurs bien claquer, un de ces jours, dans l’autre sens) un père devenu encombrant.

Et je pense que ces gens pourront se livrer à toutes les opérations marketing qu’ils voudront ; ils pourront changer de nom, de visage, de coupe de cheveux, de lunettes ou même de programme économique, ils resteront pour longtemps le même aréopage d’escrocs (la justice l’a dit), le même parti de l’étranger (qui, d’une main, gribouille des insultes contre notre nation « avilie » et « vendue » et, de l’autre, tend sa sébile aux chefs de l’internationale rouge-brune pour financer ses campagnes) et, encore une fois, la même bande d’extrémistes mal dégrossis (avec édiles locaux, candidats douteux et autres petites frappes éructantes et malabars stipendiés qui, à coups de saluts hitlériens et de « dérapages » mal contrôlés, franchissent sans arrêt les bornes de la légalité républicaine mais que l’on continue quand même d’inviter aux banquets de famille).

Il suffit de mettre en regard la courbe du vote frontiste et celle de la complaisance médiatique avec ses chefs pour constater que le premier est le produit de la seconde.

Alors je sais, naturellement, que vous êtes bien obligés, vous, les journalistes, de recevoir une responsable qui a recueilli sur son nom 11 millions de suffrages.

Et je sais aussi que vous le ferez, chère Léa Salamé, avec le professionnalisme, la pugnacité et le souci d’informer que l’on vous connaît.

Mais je ne suis, justement, pas journaliste. Ni, encore moins, l’un de ces politiques embarqués, qu’ils le veuillent ou non, dans une lutte à mort avec le parti des rentiers de la haine domiciliés à Montretout.

Et je crois, tout simplement, que l’on court à la banalisation quand on demande à un non-journaliste de se lever du banc de touche pour remplacer au pied levé ces politiques « dégagés » – et engager, dans la boue, le combat avec le nouveau gang des choux-fleurs (Bertolt Brecht).

Erreur

On dit, partout, que c’est ce refus de dialoguer qui a fait, depuis des décennies, le lit du Front national. Je pense le contraire. Et il suffit de mettre en regard la courbe du vote frontiste et celle de la complaisance médiatique avec ses chefs et électeurs pour constater que le premier est, aussi, le produit de la seconde – le sommet de ladite complaisance ayant été récemment atteint par celles et ceux qui ont aimablement disserté, sur un canapé, des souvenirs d’enfance de Mme Le Pen ou qui ont accueilli l’ancien dauphin devenu transfuge avec l’émotion et la gratitude que l’on réserve, d’ordinaire, aux otages délivrés ou aux repentis de la mafia.

La grande erreur, autrement dit, serait que le « système », comme un mauvais maquignon, tente de retaper le cheval « FN » pour que le jeu politique national reste un tiercé palpitant.

Elle serait, à l’heure où ce parti semble à terre, presque exsangue, et où même les militants se rendent compte de la prévarication et de la mégalomanie de ses cadres, de venir lui faire le cadeau d’un débat respectueux et républicain.

Il y a une chance, une vraie chance, que le parti de la haine soit en passe de devenir un astre mort : était-il opportun, pour un écrivain, de commencer une carrière de punching-ball pour canaille brune ? Ne valait-il pas mieux laisser ces gens s’enfoncer dans leur nuit des petits couteaux ? N’est-ce pas le moment, ou jamais, de regarder la meute s’asphyxier dans sa fange ? C’est, en mon âme et conscience, le choix que j’ai fait.