Mossoul et Alep

La bataille de Mossoul est donc lancée. J’ai dit ici, il y a huit jours, tout ce que j’ai pu en saisir. Deux remarques, toutefois. D’abord, elle vient tard. Beaucoup, beaucoup trop tard. Que n’a-t-on écouté, de ce point de vue, les commandants peshmergas dont je recueillais le témoignage, il y a plus d’un an maintenant, dans mon film-document et qui hurlaient, dans le désert, que la ville était à prendre, à portée de main et de fusil, et que chaque heure perdue, chaque jour passé à tergiverser, ne faisait que renforcer les capacités de défense (là-bas) et d’offensive (ici) de l’État islamique ? Ensuite Mossoul n’est pas Alep. Ou, plus exactement, c’est une ville cosmopolite, commerçante, riche d’une histoire multimillénaire – et cela, bien sûr, rapproche les deux cités qui participent, l’une comme l’autre, de ce que le patrimoine de l’humanité a de plus précieux. Mais la bataille de Mossoul n’a rien à voir avec celle d’Alep. Elle se conforme, pour le moment, à des principes stratégiques et tactiques qui sont l’exact inverse de ceux qui prévalent à Alep. Et il faut toute la passion de l’ignorance du parti moscoutaire à Paris pour nier que, là où Poutine pilonne, détruit de manière indiscriminée et vide la ville de ses habitants, la coalition irako-kurde, pilotée par les Américains et les Français, procède avec mesure, souci d’éviter les pertes civiles et les boucliers humains derrière lesquels s’abrite Daech, retenue. La guerre reste la guerre. Et peut-être verra-t-on se multiplier, dans les derniers jours, les irréparables bavures. Mais, pour l’instant, ce n’est pas le cas. Et la vérité oblige à dire que cette guerre de libération est l’opposé, à cette heure, de la folie urbicidaire dont l’aviation russe s’est fait, depuis Grozny, une spécialité.

Pauvre Amérique

Qu’a-t-il bien pu se passer dans la tête de James Comey, patron du FBI, quand, vendredi dernier, au mépris de toutes les règles de neutralité attachées à son poste, faisant fi des recommandations de prudence du département de la Justice américain lui-même, violant, enfin, le principe sacro-saint qui veut que l’on s’interdise, dans les démocraties en général et dans cette démocratie-ci en particulier, de commenter une enquête en cours, il décide, à onze jours du scrutin, de relancer l’affaire des emails de Hillary Clinton ? D’aucuns soupçonnent ce républicain de vouloir la victoire de Donald Trump au finish : mais son passé, qui l’a vu affronter des présidents des deux bords, ne plaide pas pour cette hypothèse. D’autres le voient en marionnettiste d’un gigantesque Hunger Games politique qui était en train de s’achever par une victoire sans surprise de Hillary Clinton et dont il aurait inventé, histoire de faire durer le plaisir, un nouvel et haletant épisode : le système américain serait-il tombé si bas que les lois du spectacle le plus fruste en rendent si aisément raison ? D’autres encore évoquent l’hypothèse d’un carriériste attardé cherchant à se rendre indéboulonnable en cas de victoire d’un camp comme de l’autre : mais, là non plus, cela ne colle pas, car il a été nommé par Obama, en 2013, pour un mandat de dix ans incompressible ! Non. La comparaison qui vient à l’esprit est plutôt celle d’Edgar Hoover, ce tristement célèbre prédécesseur qui tint quarante-huit ans en multipliant les coups tordus, les menaces, les chantages. Et cela non plus n’est pas rassurant pour une démocratie qui sortira, quoi qu’il arrive, pour cette raison et pour d’autres, bien affaiblie de cette élection.

Docteur Frédéric Tissot

J’ai connu Frédéric Tissot, en janvier 2002, à Kaboul, où le président Jacques Chirac m’avait chargé d’une mission de réflexion sur la reconstruction de l’Afghanistan et où, seul dans une ambassade déserte depuis les combats de novembre 2001, il faisait office de représentant de la France. Nous avions, ensemble, sillonné le pays. Rencontré les seigneurs de la guerre en train de sortir de la nuit des talibans. Retrouvé la trace possible d’un troisième bouddha, couché, à Bamiyan. Posé une stèle près de la tombe du commandant Massoud. Et j’ai gardé de cette saison le souvenir d’un compagnon d’équipée à la fois joyeux, fraternel et incroyablement courageux. Quinze ans après, il publie, chez Stock, L’homme debout. C’est un beau livre d’homme libre, passionnément engagé dans son siècle et infatigablement révolté par le spectacle de l’injustice. Ce sont des sortes de Mémoires qui mènent le lecteur des camps de réfugiés du Liban aux champs de la misère du Moyen-Atlas ou de la Somalie en guerre – et du Kurdistan qu’il connaît mieux que personne, puisqu’il l’arpente depuis trente-cinq ans, à Haïti où ce médecin intrépide, et qui risqua cent fois la mort en se portant, en première ligne, sur tous les champs de bataille, fut victime d’un accident qui l’a laissé handicapé. Il faut se précipiter sur ce livre. D’abord parce qu’il se lit comme un roman d’aventures vraies. Ensuite parce que cette tragédie kurde à laquelle la bataille de Mossoul est peut-être en train d’offrir – nous sommes quelques-uns, en tout cas, à l’espérer – un commencement de dénouement, n’a pas, je le répète, de témoin plus averti. Et puis aussi parce que se dessine au fil des pages l’autoportrait d’un homme dont le type a surgi dans les boues du XXe siècle et n’est nullement assuré de survivre à l’interminable catabase, descente vers le pire, de ce début de XXIe : l’aventurier médecin ; le réparateur des corps qui résiste à l’avilissement des âmes ; le sans-frontiériste, en un mot, dont le souci des droits de l’homme portait, et porte encore, une certaine idée de la France, du monde et du genre humain.


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