Je ne crois pas, comme cela s’est écrit, qu’ait disparu, avec Françoise Verny, un âge de l’édition, une façon d’être éditeur à l’ancienne.

Je crois que Françoise fut un grand éditeur tout court.

Je crois qu’elle a eu, comme Paulhan, comme Rivière, comme Groethuysen, comme d’autres, ce singulier talent, qui est de tous les temps, de révéler des écrivains, non seulement aux autres, mais à eux-mêmes.

Ayant eu le privilège d’être des siens, ayant eu la chance immense de la rencontrer à 20 ans – elle en avait 40 ; elle était blonde alors ; elle était belle ; je la revois, la toute première fois, dans la force de sa jeunesse, robe d’été, œil noir et précis, en haut de l’escalier de Grasset, m’expliquant, d’entrée de jeu, que rien n’est, en ce monde, plus grand qu’un grand roman – ayant eu le privilège ensuite, pendant presque trente ans, parfois de près, parfois de plus loin, de la voir, pour ainsi dire, à l’œuvre et dans ses œuvres, je voudrais témoigner, en quelques mots, de cela.

Françoise était une extraordinaire pêcheuse d’âmes et de talents, un radar, qui, plus encore que les écrivains, savait reconnaître ce moment où un livre n’est encore qu’une promesse, une rêverie, une violence indistincte et qui tarde.

Françoise, si j’essaie de me souvenir, si j’essaie de revivre en pensée le ton de nos conversations, chez elle, rue de Naples, où elle convoquait ses auteurs, au point du jour, pour leur parler du manuscrit qu’elle avait dévoré dès 6 heures, c’était l’intuition du livre à venir, du désir informulé qui le porte, de sa lente retombée inutile qu’elle savait aussi reconnaître et, le plus souvent, conjurer.

Françoise ne dictait rien. Elle n’obligeait à rien. Souvent, elle parlait à peine, critiquait peu, n’écrivait d’ailleurs quasi pas dans les marges de nos textes. Mais, à la façon d’un analyste, à la façon de Jacques Lacan que nous étions allés, une fois, entreprendre pour lui demander un Ce que je crois et qui lui avait répondu, malicieux et superbe, qu’il ne croyait à rien et qu’elle en savait d’ailleurs, elle, plus long que lui sur la question de la croyance, elle avait cette vertu, par son silence même, par son art extrême de l’écoute, de nous faire dire le désir impérieux, mais secret, incertain de lui-même, presque honteux, qui nous menait à elle.

Françoise était une accoucheuse, mais au sens socratique de libérer l’animal littéraire prisonnier des filets de la société.

Françoise était une force, mais très douce, mélange d’impatience et d’endurance, d’injonction et de bonté, qui faisait courber autrement la ligne de la pensée.

Françoise était brutale, impérieuse, violente quand nous la décevions et qu’elle feignait d’être hors d’elle pour mieux nous ramener à nous ; mais c’était aussi une Euménide, une bienveillante, elle aimait ses auteurs plus que soi, et leurs livres plus que ses auteurs.

Françoise savait que le monde n’est pas fait pour aboutir à de beaux livres ; elle était bien placée, cette guerrière, cette stratège que Mauriac appelait plaisamment Miss Ficelle, elle était mieux placée que quiconque pour savoir les efforts qu’il déploie, le monde, pour décourager la naissance des livres ; alors voilà ; elle donnait courage ; elle émancipait les écrivains et leur rendait confiance ; elle les libérait, oui, et d’abord, bien entendu, de leur peur.

Il y a des êtres qui vous aident à être vous-même : elle vous autorisait, elle, à devenir cet autre qu’est l’auteur d’un livre qui vous change.

Il y a des hommes, ou des femmes, qui font oser se révolter ; elle, sa recommandation était d’oser écrire, écrire encore, ne jamais céder sur le désir trouble d’écrire.

Il y avait la souffrance de Françoise, bien entendu ; il y avait le désespoir de Françoise, ses perditions, ses alcools ; il y avait sa première blessure, si tant est que l’on puisse ainsi compter, dont les livres ne l’avaient pas guérie.

Il y avait l’autre Françoise, si tant est que l’on puisse ainsi distinguer ; il y avait la tourmentée de Dieu ; il y avait la Françoise qui pensait que Dieu n’a pas fait la mort et que le Christ est là, mais absent, introuvable, Jésus du tombeau vide et du ciel trop souvent muet ; il y a eu l’embellie tardive de ces bouleversants livres de vie où, renouant avec la foi de sa jeunesse, elle prendra le risque étrange de s’exposer, à son tour, un peu.

Mais voilà. J’ai aimé ce grand éditeur, ce passeur. Je dois tant, nous sommes si nombreux à tant devoir, à cette jeune intellectuelle qui a fait le choix, un jour, pour l’essentiel, d’écrire son œuvre propre dans les marges de la nôtre. C’est elle que pleurait, l’autre matin, sa petite compagnie d’écrivains. C’est la tendre complice vouée, sa vie durant, avec un désintéressement sans limite, à les affranchir et les servir, qu’ils sont, en l’église Saint-Augustin, venus accompagner en si grand nombre. Jusqu’à la fin, n’est-ce pas. Jusqu’à ce dernier silence, plus grave, plus terrible, chargé de tout ce qu’elle ne pouvait plus dire, mais qui la faisait, paraît-il, et de loin, veiller encore sur nous tous.


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