C’est si difficile, Bethy, Arnaud, de parler de Jean-Luc au passé. Lui qui était la vie même, le plus vivant d’entre nous, c’est si étrange, si irréel, d’avoir à le pleurer ainsi.

Tous, n’est-ce pas, nous avons notre Jean-Luc. Il y eut tant de vies dans cette vie, tant de personnages dans ce roman que fut sa vie, que nous avons, chacun, notre visage de lui qui durera autant que notre propre vie.

Jean-Luc, pourtant, je crois que ce fut d’abord, pour moi, depuis le premier jour, quand je l’ai vu surgir, tel un héros de Féval ou de Dumas, dans le quartier des lettres, l’homme qui aimait les livres.

Nous savons tous, dans cette église, quel lecteur il était. Nous sommes nombreux à avoir vu quel point d’honneur il mettait, quelles que soient les circonstances, quels que soient ses autres calendriers, à être l’un des premiers à découvrir les livres de ses amis. L’œil de Jean-Luc. L’oreille de Jean-Luc. Son toucher littéraire si précis, si fraternel. De tous les métiers à la croisée desquels la vie l’avait placé, il me semble que c’est ce métier des livres dont il était secrètement le plus fier.

Un jour, rue des Saints-Pères où nous fêtions un lauréat, quelqu’un a cité le mot d’un romancier qu’il admirait reprenant au vol la formule célèbre sur les écrivains « ingénieurs des âmes » : « d’accord, disait le romancier ! mais prenons garde ! le propre des ingénieurs n’est pas d’obéir mais d’inventer ! » Jean-Luc avait adoré ce mot. Il nous avait longuement interrogés sur ces bizarres ingénieurs des mots que sont, en effet, les écrivains. Comment ça travaille, un écrivain ? comment ça invente ? la part du métier et celle de l’inspiration ? Les bonnes questions… Et, comme souvent, il devinait les réponses…

Jean-Luc c’était l’anti-Citizen Kane. Son idée, son rêve, ce n’était pas un empire pour se nourrir de la lumière des autres, l’annexer, l’absorber, tout ramener à lui. Mais l’inverse. Sa lumière vers les autres. Son éclat pour les autres. Une étoile fixe, et très brillante, à laquelle d’autres venaient se chauffer. La métaphore est de lui, un soir où il avait organisé, avec Arnaud et pour les proches, une visite de Versailles, le château du Roi-Soleil. Générosité de Jean-Luc. Prodigalité de ce prince de l’amitié. Curieux d’autrui plus que de lui-même. Cet optimisme irrésistible qui s’étendait à tout et, dans les moments de doute, rendait confiance – nous sommes nombreux, là aussi, à pouvoir, ici, témoigner.

Je ne sais pas si les Français amoureux des livres ont tous compris la dernière grande bataille éditoriale de Jean-Luc. Il y avait le capitaine d’industrie, sans doute. L’appétit de conquête de cet inlassable mousquetaire. Mais il y avait encore ce détail qui n’en était pas un et dont il m’a confié, un soir, qu’il fut l’étincelle de son désir. De Gaulle… Le fait qu’une des maisons du groupe qu’il convoitait était l’éditeur du général de Gaulle… Voilà. Ce passionné de la France, cet Européen lyrique et patriote a déclenché la plus grande bataille de l’histoire de l’édition parce qu’il refusait l’idée que la maison du général de Gaulle finisse dans un fonds de pension.

Jean-Luc, pour moi, c’est aussi Bethy. Sa complice absolue. Le témoin privilégié de la geste Lagardère. Cela faisait vingt ans que je les voyais ensemble, solaires tous les deux, glorieux sans ostentation, taillés pour le bonheur, le sachant. Et ce qui m’éblouissait c’est l’art avec lequel ils ont su, tout ce temps, rester éternellement les mêmes, grand de Gascogne et belle de Rio, amants magnifiques, grâce prolongée. Un couple, au fond, très atypique, très romanesque, hors des clichés et des conventions. Le fou de Bethy.

Notre dernière conversation. C’est quelque temps après l’opération, veille du jour où il va rentrer chez lui. Il est jeune, vaillant, en grande forme physique et intellectuelle, beau, gourmand de la vie qui vient, prêt à toutes les entreprises et ayant, sur les affaires du monde, la guerre qui menace, la part de comédie dont il savait mieux que personne qu’elle est l’envers de l’Histoire officielle, les jugements les plus aigus et les plus drôles. Le Jean-Luc des jours heureux. Le Jean-Luc auprès duquel tant de grands de ce monde venaient, jusqu’à hier, faire provision de sagesse, de mémoire, de volonté.

Une image de Jean-Luc qui me hante. C’est un anniversaire-surprise organisé par Bethy, il y a dix ans, peut-être quinze. Tous les amis sont là. Son fils. Les vieux copains et compagnons, venus des quatre coins du monde et témoins de toutes ses vies. Hommage à Jean-Luc. Gloire à Jean-Luc. Et dans son œil, soudain, une lueur d’incrédulité, puis de mélancolie, qui me bouleverse.

La photo de Jean-Luc que je préfère. Il est assis. Dans le soleil. Un tout petit oiseau vient de se percher sur sa tête. Et il a un sourire à la fois enfantin et fort, désarmé et conquérant.

L’homme qui a fabriqué les plus beaux avions du monde sourit aux anges parce que c’est sur sa tête qu’un oiseau a choisi de venir se poser.


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