L’histoire commence au début des années 2000, quand arrive au pouvoir Vladimir Poutine.

Bill Browder est un investisseur financier comme un autre.

Sauf qu’il comprend un peu avant les autres les potentialités offertes par les économies des anciennes démocraties populaires.

Et il détecte la loi d’airain qu’est, pour ces entreprises en voie de privatisation, la corrélation entre, d’une part, leur valeur boursière et, d’autre part, ces facteurs de décote que sont la mauvaise gouvernance, l’ampleur de la corruption qui y règne, le pillage de leurs ressources vives par les oligarques auxquelles elles sont livrées, l’opacité.

Résultat : ce self-made man, petit-fils du fondateur du Parti communiste américain, Earl Browder, mais devenu proche de ces rois du nouveau capitalisme que sont les Edmond Safra et les Robert Maxwell, crée un fonds, Hermitage, dont la spécialité est : 1) d’acheter à la casse les compagnies russes sous-évaluées ; 2) de s’entourer d’une armée d’auditeurs qui se mettent aussitôt au travail pour débusquer les secrets de la mise en coupe réglée qui est à l’origine de la sous-évaluation ; et 3) une fois les secrets révélés, une fois portés au jour les transferts d’actifs délictueux de Gazprom, les émissions d’actions abusives de Sberbank ou la spoliation de Ioukos par les hommes de main d’un Khodorkovski alors au faîte de sa puissance, de voir les cours remonter mécaniquement et d’empocher les plus-values subséquentes.

Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des marchés possibles.

Le petit-fils d’Earl Browder pense qu’il fait le seul métier au monde où on peut, en même temps, travailler à rendre un pays plus honnête et gagner des milliards de dollars.

Jusqu’au jour où Poutine, qui avait semblé, d’abord, trouver son compte à ce nettoyage des écuries d’Augias postsoviétiques (n’est-ce pas le moment où, avec les rescapés de cette étonnante opération Mains propres initiée par un homme seul, il noue, selon l’auteur, le pacte de corruption dont les termes seraient à peu près : « je prends sur moi de vous protéger mais vous me donnez, vous, en échange, la moitié de vos affaires » ?), estime que Browder a fait son office et lui colle sur le dos des infractions bidon qui l’obligent à plier bagages en emmenant avec lui, tel le général d’une armée défaite, son bataillon d’analystes et de gestionnaires d’actifs.

Seulement voilà.

Tous ne le suivent pas.

Et il laisse derrière lui son meilleur fiscaliste, le jeune Sergueï Magnitski, qui est en train de découvrir comment les hommes liges du Kremlin ont, en l’expropriant, volé 1 milliard de dollars au fisc et qui ne veut pas décamper tant qu’il n’aura pas tiré au clair cette escroquerie de l’État par l’État.

Mal lui en prend.

Car, le 28 novembre 2008, une escouade de policiers investissent son appartement et l’emmènent.

Et là commence, pour cet idéaliste qui croit que l’ancienne Union soviétique est en marche vers la démocratie et qu’il suffit, pour l’y faire parvenir, de quelques purs dans son genre, une descente aux enfers, un calvaire, dont le récit n’a rien à envier à celui des pires saisons en enfer staliniennes.

Il est ballotté de prison en prison, mis à l’isolement, traité plus bas qu’un animal.

Malade mais pas soigné, humilié, tabassé, tantôt enchaîné au radiateur comme les otages de Syrie, tantôt encagé comme les grands assassins, on le voit ramper jusqu’à son écuelle sur le sol de la latrine à ciel ouvert qu’est devenue sa minuscule cellule.

Frappé encore quand il se plaint, torturé encore quand il réclame ses médicaments, loque humaine qu’on traîne d’interrogatoire en interrogatoire et dont on s’étonne qu’elle n’ait plus la force de répondre, introuvable quand une ONG s’enquiert de lui, sorte de masque de fer dont les avocats de Browder perdent eux-mêmes la trace, il finit par mourir, dans la nuit du 16 novembre 2009, sous les coups de matraque d’une unité de policiers antiémeutes spécialement détachée pour, en une heure et dix-huit minutes, l’achever.

C’est la partie la plus terrible du livre (Notice rouge, de Bill Browder, éditions Kero).

On y entrevoit les caves du Département K qui est le service de contre-espionnage du FSB ; celles de ce nouveau pavillon des cancéreux qu’est l’hôpital de Matrosskaïa Tichina ; celles, encore, de la prison de haute sécurité de la Boutyrka.

On y découvre, mis à nu par un expert, les ressorts de l’hallucinante entreprise d’extorsion de fonds qui est au cœur du système Poutine et on comprend que cette mise à nu est le plus impardonnable des crimes au pays du nouveau mensonge déconcertant.

Bref, c’est la première fois, à ma connaissance, qu’est ainsi dévoilée, dans toute son ampleur et son horreur, la vérité intrinsèquement mafieuse du plutonisme.

L’auteur porte la mort de son ami comme un inguérissable remords.

Il consacre toute la fin du livre à raconter comment il s’est battu pour, avec une poignée de sénateurs, donner son nom à la loi – le Magnitski Act – permettant de sanctionner, aux États-Unis, les hiérarques russes impliqués dans les violations des droits de l’homme de cette sorte.

Et il laisse entendre que le livre lui-même, déjà best- seller à New York, n’a d’autre objet que d’inspirer ailleurs, et notamment en Europe, de nouveaux avocats de nouveaux Magnitski Acts permettant de ne laisser nulle part impunis les caïds de cette organisation criminelle qui, selon lui, règne à Moscou.

Ici, en tout cas, voilà qui est fait.


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