Quelques mots, puisque je me trouve les vivre au jour le jour, sur ces élections américaines, plus que jamais cruciales.

La toute première donnée, celle qui décidera de tout et que les observateurs européens ont tendance à perdre de vue, est la singularité extrême d’un système qui intriguait déjà Tocqueville et où le président sera l’élu, le moment venu, non pas exactement de la Nation, mais d’un collège de grands électeurs eux-mêmes élus de chaque Etat.

Il n’y a pas une élection, autrement dit, mais cinquante, autant que d’Etats fédérés.

Il n’y en a même pas cinquante, mais dix, douze, peut-être quinze, autant que de swing States, ces fameux Etats bascules où les deux candidats sont au coude-à-coude et jettent, par conséquent, toutes leurs forces dans la bataille.

Il y a des zones entières du pays, autrement dit encore, il y a des Etats entiers et non des moindres, puisqu’il s’agit de l’Etat de New York ou de la Californie, où, les jeux étant faits, la victoire étant acquise (en l’occurrence pour John Kerry) et l’étant de la même manière quel que soit l’écart final, aucun des deux candidats ne prend plus la peine de rassembler ses partisans ni même de se déplacer.

Et cela, ce système, cette concentration de l’effet de campagne sur ce nombre limité d’Etats et le fait, encore une fois, que vous raflez la totalité des délégués quelle que soit l’ampleur de votre victoire, ce processus de désignation qui veut qu’un candidat n’a, à la limite, et on l’a bien vu il y a quatre ans face à Al Gore, nul besoin de la majorité des électeurs dès lors qu’il a celle des délégués, cette obligation qui lui incombe d’aller, dans chaque swing State, que dis-je ? dans chaque comté de chaque swing State de l’Amérique la plus profonde, chercher les niches d’électeurs indécis qui feront, à la marge, la différence, toute cette mécanique complexe mais, aux yeux d’un Américain, très simplement liée à l’immensité du pays et à la nature fédérale de ses institutions, emporte, évidemment, plusieurs conséquences de taille.

C’est la raison pour laquelle, par exemple, les fameuses « grandes questions » qui sont, en Europe, ne fût-ce que sur le mode de la nostalgie, au cœur de nos joutes politiques n’ont, ici, que peu de place : si le but est de gagner les 10 000 voix qui feront la différence dans l’Arkansas, le Missouri ou l’Ohio, alors le problème de la guerre en Irak, ou celui du multilatéralisme, ou celui, même, de la catastrophique privatisation des services publics par l’administration sortante, aura par définition moins d’importance que, mettons, la loi sur la réglementation des armes en vente libre.

C’est la raison pour laquelle les sondages nationaux que scrutent, semaine après semaine, les commentateurs européens et qui, ces jours derniers, semblaient redonner espoir aux amis étrangers de John Kerry n’ont, vus d’ici, qu’une valeur très indicative : grimper dans les intentions de vote parce que l’on est en train de franchir la barre des 50 % dans un ou plusieurs swing States est une chose ; grimper parce qu’une bonne dynamique politique fait prendre trois, cinq, ou dix points de plus dans un Etat déjà acquis dont on a déjà, de toute façon, la totalité des délégués en est une autre dont la différence de sens n’est pas lisible dans le sondage mais qui, à l’arrivée, sera sans effet.

Et c’est la raison, enfin, pour laquelle les face-à-face de fin de campagne, les fameux débats télévisés du type de celui que vient, de l’avis général, de remporter justement John Kerry, ces affrontements de corps et de discours qui sont, dans une élection à la française, les vrais temps forts de la bataille, ces épreuves initiatiques ou finales, ces ordalies, ont, dans le système américain, un poids moins décisif : bien plus important, là encore, de gagner, à l’arraché, presque une à une, les voix de 2 000 partisans du mariage gay en Pennsylvanie ; de 5 000 Hispaniques attachés, en Floride, au double affichage, anglais et espagnol, dans les magasins ou les publicités ; ou bien des 10 000 Arabes américains qui, à Dearborne, Michigan, permettront peut-être de rafler les 17 délégués de l’Etat.

Des élections antilyriques, en quelque sorte.

Des élections pauvres en rhétorique, en effets de manches, en grands élans.

Des élections où tout semble organisé pour casser les grands récits, décourager les emportements idéologiques, les envolées – des élections où la première chose qui frappe l’observateur français qui suit les candidats Bush et Kerry est l’effort acharné, et que l’on dirait calculé par les stratèges des deux camps, pour, entre deux mots, presque toujours choisir le moindre.

Ce système, le problème est moins de le déplorer ou de le louer que d’en prendre acte. L’élection américaine est à la fois l’élection mondiale par excellence et la quintessence de la démocratie locale. Elle signe indifféremment, et selon que l’on s’en fait une idée grandiose ou modeste, l’extinction de la politique ou son triomphe. Et son résultat est, soit dit en passant, telle la logique leibnizienne des « petites perceptions », rigoureusement indécidable.


Autres contenus sur ces thèmes