Faubourgs d’Helsinki. Bord de la mer. Un cube de verre et de bois qui tient, à la fois, du motel et de la maison de la culture de province. Une salle de conférences en forme d’amphithéâtre, avec ses travées à moitié vides et son pupitre un peu trop haut. Il y a là des parlementaires nordiques et des observateurs baltes. Des fonctionnaires internationaux et des gens du Conseil de l’Europe. Une ministre de la Culture norvégienne, plutôt jolie. Deux ou trois écrivains, un peu perdus. Une cinquantaine de personnes, en fait, qui assistent, depuis la veille, à cette session de routine de l’Assemblée annuelle du « Conseil nordique ». Ils écoutent. S’ennuient un peu. Prennent des notes. Somnolent. Ils sont à cent lieux de se douter que là, au-dessus de leur tête, dans une chambre du troisième étage, contiguë à la mienne, vient d’arriver l’un des hommes les plus protégés et, en tout cas, les plus menacés du monde.

Qui est dans le secret ? Gabi Gleichman, le jeune écrivain suédois qui est à l’origine de tout. La ministre norvégienne. Le Premier ministre finlandais. Une compagnie du GIGN local, invisible mais omniprésente, et embusquée, depuis la veille, sur tous les points stratégiques, autour et à l’intérieur du bâtiment. Les policiers, bien entendu, qui l’ont cueilli à sa descente d’avion et ne le lâcheront, jusqu’à son départ, plus d’une semelle : « c’est quelque chose de voyager avec Salman, a dit, en riant, sa jeune compagne ; une rangée de sièges bloquée à l’avant… un vague déguisement… et hop ! derniers embarqués ! premiers débarqués ! plus de passeports ! plus d’attente ! l’impression, chaque fois, d’un rapt à demi consenti ! » Sans parler de Gilles Hertzog et des deux journalistes français que j’ai appelés d’Helsinki, au tout dernier moment, en leur laissant juste le temps de foncer à Roissy et d’attraper le dernier avion. Peu de monde, donc. Très très peu de monde. En sorte que lorsque, à 17 heures précises, je quitte discrètement la salle des débats, presque personne ne sait que je vais, au troisième étage donc, dans une pièce discrète, attenante à nos deux chambres, retrouver l’auteur des Satanic Verses.

Aussi bizarre que cela soit, je ne le connaissais, jusque-là, pas. Il était membre du comité éditorial de La Règle du jeu et m’avait, à ce titre, adressé plusieurs de ses textes. Mais il l’avait fait de loin et sans que, avant l’affaire, nous ne nous soyons jamais croisés. Ma première impression, alors, quand je suis en face de lui ? Je le trouve, première surprise, plus jeune que sur ses photos. Plus mince aussi. Plus gai. J’avais l’image d’une silhouette lourde, épaissie par l’immobilité et l’épreuve. Alors que je vois un homme jeune. Plein de verve et d’entrain. Je découvre un personnage rieur, merveilleusement sympathique et vivant. Il y a bien ce regard étrange, en demi-lune, avec sa pupille trop grande qui mange le blanc de l’œil. Mais cette étrangeté même, je ne sais s’il faut l’imputer à la lassitude, à l’épreuve — ou à une forme, particulièrement subtile, d’ironie sur soi et sur autrui. Rushdie : un homme qui se cache derrière son regard. Rushdie : un type, non pas à terre, mais en forme — visiblement bien décidé à mettre en échec ses assassins.

L’objet de cette première rencontre est très explicitement, d’ailleurs, de réfléchir à sa nouvelle stratégie de défense. Les ministres nordiques sont là. Ainsi que Frances D’Souza et Carmel Bedford, les deux animatrices londoniennes de son comité de soutien. Mais c’est lui, Salman, qui parle. Lui qui mène les débats et pose les questions. Lui qui, comme s’il s’agissait d’un autre, réfléchit à la meilleure façon de gagner ce bras de fer terrible, sans précédent dans l’Histoire de la littérature, qu’il a engagé avec les tyrans. Ses chances de l’emporter ? S’il n’est pas, de toute façon, condamné ? Et dans le cas où, de guerre lasse, l’État iranien annulerait la condamnation, s’il ne se trouvera pas, toujours, des fanatiques pour s’en souvenir ? Il ne le croit pas. Il croit, plus exactement, qu’il serait ni plus ni moins en danger qu’un John Lennon ou une Madonna. Et c’est pourquoi il insiste tant sur les pressions de type concret (commerciales, économiques) que l’Europe peut exercer. Rushdie est un militant. Il reste un militant. Il garde, du militant, cette froideur de l’analyse et cette foi, quasi mystique, dans la politique. J’attendais un personnage, sinon accablé, du moins tragique. Je trouve — seconde surprise — un émule de Clausewitz.

C’est là, lors de cette première conversation, qu’il me donne l’ahurissante information qu’il rendra publique le lendemain : le refus, trois fois itéré, de la France à le laisser entrer sur son territoire. C’est là, aussi, que nous posons le principe d’une invitation à Paris, lancée par La Règle du jeu, qui lui ferait rencontrer quelques-uns de ses amis : « j’aimerais voir des écrivains, dit-il ; j’aimerais que ce soit l’occasion, pour moi, de parler avec mes pairs, les écrivains ; mais pourquoi pas des hommes d’affaires, également ? et des députés ? et des ministres ? pourquoi pas le président Mitterrand, tant que vous y serez ? vous l’avez bien amené à Sarajevo ! serait-il tellement plus difficile, pour lui, de recevoir Salman Rushdie ? et ne serait-ce pas, pour moi, étant donné ce que nous savons des relations entre la France et l’Iran, non seulement le plus spectaculaire, mais le plus efficace des gestes de soutien ? »

La conversation dure un bon moment, sur ce thème. L’humour, faut-il le préciser ? ne cesse de le disputer aux lourdeurs de l’esprit de sérieux. Il est 20 heures. Il a faim. Moi aussi. Et, histoire de changer d’air, nous décidons d’aller dîner dans le centre d’Helsinki.

D’habitude, quand deux personnes décident d’aller dîner, elles choisissent leur restaurant, réservent et vont tout simplement dîner. Avec Salman rien n’est si simple. Et à peine le vœu est-il formé que se déclenche un étrange, et intense, remue-ménage. Affolement, côté finlandais… Branle-bas de combat chez les anges gardiens… Déguisement… Départs séparés… La réservation elle-même : on ne réserve pas une table, comme ça, au nom de Monsieur Salman Rushdie ; on réfléchit ; on repère ; on choisit un prête-nom ; on va s’assurer de la disposition des fenêtres, ascenseurs, entrées de devant et de derrière. « Ah les entrées de derrière ! Voilà trois ans et demi que j’entre, partout, par l’entrée de derrière ! Il y a toujours une entrée de derrière, vous savez ! Toujours ! Il faut parfois la chercher, mais elle y est ! La planète elle-même doit avoir une entrée de derrière et j’écrirai, un jour, un livre sur les entrées de derrière. » Bref, quelques vraies minutes de panique ou, tout au moins, de confusion. Et nous nous retrouvons, au dernier étage de l’Intercontinental, dans un salon cossu qui domine la ville.

Car Salman Rushdie est aussi quelqu’un qui aime la vie. Je veux dire : quelqu’un qui ne déteste ni les beaux endroits, ni les bons vins, ni les mets raffinés, ni le rire. Et nous passerons — il passera — l’essentiel de la soirée à raconter, hors de tout souci militant, de croustillantes histoires sur les frasques du prince Charles ; la dépression de Lady Di ; l’antipathie nouvelle qu’inspire au peuple britannique cette famille royale si dissipée ; les raisons qui poussent tant d’Anglais à trouver Margaret Thatcher sexy ; ou, à propos de Thatcher toujours, cette blague qui nous fait tous beaucoup rire : un dîner avec ses ministres dans un grand restaurant londonien ; le maître d’hôtel qui lui prend sa commande ; elle, Maggie, qui répond « un bon steak » ; lui, le maître d’hôtel, qui demande : « et pour les légumes ? »; et elle qui, mécaniquement, enchaîne : « un bon steak ! ils prendront, comme moi, un bon steak ! » — elle a cru, mais oui ! que les « légumes » c’étaient les ministres… Personne n’imaginerait, en nous voyant, que cet homme a la mort aux trousses. Lui-même, je crois, l’oublie. Et j’ai le sentiment de passer la soirée avec le conteur le plus drôle qu’il m’ait été donné de connaître.

Rentrés à notre hôtel, nous reprenons la conversation sur un mode, hélas, plus grave en parlant, cette fois, de la vie qu’il doit mener. J’ai scrupule, d’abord, à le mettre sur le sujet. Mais le moyen de faire autrement ? Le moyen de ne pas lui demander à quoi il passe ses jours et ses nuits, comment il aime, travaille, vit ou voit les êtres qu’il aime ? « Je n’ai pas de maison, explique-t-il ; depuis longtemps, je n’ai plus de maison ; j’ai quarante- cinq ans et je ne peux pas mettre un pied dehors sans demander la permission ; mes amis ne savent pas où je suis ; mon fils ne sait pas où j’habite ; elles-mêmes (il montre Carmel Bedford et Frances D’Souza) n’ont aucun moyen de me toucher si je ne les contacte pas moi-même, chaque matin. Cette situation, je connais peu d’hommes qui y survivraient plus de vingt-quatre heures. Elle est mon lot depuis trois ans et demi. »

Il me parle du combat, si dur, qu’il doit mener contre lui-même. « La dépression est aussi l’un de mes ennemis. Je l’ai compris très tôt. J’ai compris qu’il fallait, si je voulais survivre, lutter contre ce démon intérieur. Il est si facile de baisser les bras, n’est-ce pas ? Si tentant de se résigner… Ce serait tellement commode, par exemple, de changer de tête, d’identité… Eh bien non ! Surtout pas ! Il me faut conserver intacte, au contraire, ma capacité de révolte et de colère. Consentirais-je à la situation qui m’est faite, cesserais-je, ne fût- ce qu’un instant, d’être celui que je suis — et, à la minute même, je serais mort. Il faut bien que vous saisissiez cela : malgré les embarras de ma vie présente, je ne suis pas le prisonnier des ayatollahs ; j’ai réussi, jusqu’aujourd’hui, à n’être le prisonnier de personne. »

Je lui demande s’il lui arrive — dans les moments de doute au moins, ou d’affliction extrême — de regretter ce livre. Je lui dis : « il y a forcément eu des moments où vous avez été frappé par l’injustice de cette vie gâchée par ces pauvres petites pages d’un livre de fiction. » Il se tait un instant, comme pour donner plus de poids, ou de solennité, à son propos. Et il me répond, en me regardant droit dans les yeux : « regretter ce livre ? le renier ? non ; vraiment non ; l’idée, jamais, ne m’a effleuré ; si c’était à refaire, s’il fallait tout recommencer, le livre, les versets, la fatwa, l’enchaînement fatal, bien sûr que je le referais ; pourquoi ? parce que le livre est beau ; parce que la cause est juste ; parce que le jour viendra où tous les musulmans du monde pourront me remercier ; et puis parce qu’entre mon œuvre et ma vie, voyez-vous, je choisirai toujours mon œuvre… »

Il est 2 heures du matin. Je ne sais pas si nous avons trop ri. Ou trop parlé. Ou s’il est tard, simplement — et que nous sommes, tous deux, fatigués. Mais je sens une ombre, soudain. Pour la première fois, depuis que nous sommes ensemble, c’est comme un soupçon de mélancolie qui alourdirait le propos. L’humour est toujours là, sans doute. Cet humour qui est, j’en suis désormais convaincu, le cœur et l’âme de son être. Mais un humour noir. Et grinçant. Et qui devient, pour le coup, la politesse de son désespoir. Croit-il toujours, à cet instant, qu’il a une bataille à livrer ? que cette bataille est simple ? qu’il va, simplement, la gagner ? et que, s’il la gagne, il est sauvé ? Je ne sais pas. Il est las. Un peu absent. Les officiers de sécurité, dans le couloir, donnent des signes de nervosité. Et Gleichman nous fait observer qu’il nous reste à peine quelques heures avant notre conférence commune du lendemain. Bonsoirs. Banalités. Nous regagnons chacun notre chambre en répétant, pour la énième fois, qu’il faut, s’il vient à Paris, tenter de voir Mitterrand. Et nous regagnons, désemparés, nos chambres respectives.

Le matin venu, je retrouve les gentils délégués du Conseil nordique. Ils me semblent bizarres, eux aussi. Imperceptiblement différents. Savent-ils ? L’ont-ils vu ? L’information, malgré nos efforts, aurait-elle fini par filtrer ? Non, bien sûr. Fausse alerte. Ce sont les canalisations de l’hôtel qui ont gelé pendant la nuit. Pas d’eau, par conséquent. Pas de café, ni de douche. Les messieurs sont mal rasés. Les dames, un peu chiffonnées. Et c’est ce qui donne à ce petit monde son air bougon, mal réveillé. La salle, en vérité, est encore plus vide que la veille. Et il y aura quelques bonnes minutes d’incrédulité quand Gleichman annoncera que l’orateur du jour — à savoir moi — va partager son temps de parole avec un invité surprise qui n’est autre que… Salman Rushdie ! Salman, cela va sans dire, est enchanté, lui, par la situation. Son œil pétille. Son humour revient. Et le temps que l’assistance se remette, le temps aussi que la salle se remplisse et qu’accourent les retardataires, il retrouve un peu de son mordant pour improviser un monologue sur l’art et les pouvoirs du roman. Il était temps. Tout à son drame et à nos stratégies, j’avais fini par oublier qu’avant d’être un « cas », il est d’abord un écrivain.

Notre double allocution, puis la conférence de presse, terminées, nous allons déjeuner. La rumeur voulait — toujours la volonté de brouiller les pistes — qu’il allât, dans le centre d’Helsinki, rendre visite à je ne sais quel ministre. Mais nous sommes en réalité, autour d’un poulet au curry et de pommes de terre bouillies, dans la même petite salle où nous discutions la veille. Je lui parle du Retour de la vieille dame, ce roman de Dürrenmatt qui raconte l’histoire de cette femme revenant, fortune faite, dans son village natal et demandant, contre forte récompense, la tête d’un homme qui l’a, jadis, abusée. Le village refuse. S’insurge. Mais la riche vieille dame attend. Elle s’installe dans le village et attend. Elle n’est pas pressée, dit-elle. Elle patientera le temps qu’il faudra. Et le temps, de fait, travaille pour elle puisque, peu à peu, à coups de menus cadeaux aux uns, de jolies promesses aux autres, elle instille le poison dans le cœur de chacun : « la vie ne serait-elle pas plus douce, après tout, si ce bougre de bonhomme consentait à se sacrifier ? » « Je connais le roman, m’interrompt Rushdie. Et je sais, aussi, comment il finit. C’est pour cela que je suis ici. C’est pour cela que je sors et me montre de plus en plus souvent. Ils ont le temps pour eux, c’est exact. Que s’installe l’état présent des choses, que la clandestinité devienne mon séjour naturel et définitif — et on sera nombreux, en effet, à crier comme dans le roman : “assez de ce problème Rushdie ! assez de ces pleurs ! de ces plaintes ! nous en avons assez de ce type qui, non content de nous compliquer la vie, exige, en plus, de la compassion.” C’est à cela que je résiste. C’est ce péril qu’il me faut conjurer. »

Le reste de la journée passe en entretiens, discussions, séances de télévision et de photos. Salman se prête au jeu, bien sûr. Sauf qu’il y a autre chose, tout à coup. Oui, je vois bien qu’il y a autre chose. C’est une vigilance nouvelle. Ou une tension. Ou un affût. C’est un air qu’il n’avait pas et qui est vraiment, cette fois, celui d’un homme traqué. Ce qui s’est passé, soudain ? Ce qui a changé pour qu’il change, lui, à ce point ? Mais son apparition, voyons ! Le fait même de son apparition ! Tous les téléscripteurs du monde, depuis quelques heures, disent et répètent qu’il est ici, à Helsinki, en ce point précis du globe ! Il était l’homme invisible. Recherché, mais invisible. Or le voilà désigné. Localisé. Le voilà épinglé sur un point de la carte, comme une cible à ajuster. Là-bas, à l’autre bout du monde, il y a des hommes qui le guettaient et qui, enfin, l’ont retrouvé. Ils sont déjà en route, se dit-il. C’est une machine, énorme, qui dormait et que la seule nouvelle de sa présence suffit à mettre en branle. Il lui reste peu de temps, il le sait. Très peu de temps pour lui échapper — et donc pour, encore, disparaître….

Rien de plus triste à cet égard (de plus beau, et de plus triste) que l’histoire de la photo qu’il consent à faire, juste avant que nous nous séparions. Elle est superbe. Elle est lumineuse. Victorieuse. C’est une photo hautement symbolique car, pour la première fois, Salman n’est plus derrière une table, ou une tribune, ou un pupitre. C’est Salman au soleil. Ce sont les premiers pas de Salman, sur le sentier de la liberté. Bon. Sauf que je la connais, moi, l’histoire de cette photo. Je sais qu’il a fallu convaincre, presque contraindre, les gardes du corps. Je sais qu’ils sont sortis les premiers, terriblement nerveux, aux aguets du moindre mouvement suspect. Et je sais que lorsque Salman les a suivis, lorsqu’il a quitté sa chambre par une petite porte dérobée — eh oui ! il avait raison : toujours la porte de derrière ! — Micheline Pelletier, la photographe, a eu trente secondes, peut-être quarante, pour réaliser son cliché historique. Sur cette photo, je le sais, Salman Rushdie n’a qu’une pensée en tête : les tueurs sont en chemin ; il faut faire la photo vite, avant que n’arrivent les tueurs. Une fois la photo faite, il n’a, je le sais aussi, qu’une idée : cette ombre d’où il vient de sortir, cet enfer, ces limbes, il faut qu’il en reprenne le chemin — car, sinon, il est un homme mort. Répit… Précaire, oh si précaire liberté… L’éclat du jour, enfin, pour braver la terreur et le chantage — mais, à cet instant même, plus exposé qu’il n’a jamais été… Il y a dans cette image comme un concentré de destin : tragique dérision de la situation de Salman Rushdie.


Autres contenus sur ces thèmes