Marseille.

Colloque, organisé par Marianne, autour du 50e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie.

J’ai, face à moi, Zorah Drif, hiérarque du régime Bouteflika qui fut, dans sa jeunesse, une militante du FLN doublée d’une terroriste restée dans les annales par l’attentat dit du Milk Bar où, le 30 septembre 1956, furent atteints – morts ou blessés – plusieurs dizaines de femmes, enfants et civils innocents.

L’indépendance de l’Algérie, lui dis-je en substance, était une juste cause.

La lutte contre le colonialisme est le prototype de la cause juste qui aurait dû, à l’époque, rallier tout ce que la France comptait d’humanistes de droite comme de gauche.

Sauf qu’il arrive qu’une cause juste ait recours à des moyens injustes et soit souillée par eux ; et le prototype de ces moyens injustes, le type même de l’infamie qui déshonore les plus nobles engagements, c’est cette façon de viser les civils comme tels que l’on appelle le terrorisme – tout le monde sait cela depuis, au moins, Dostoïevski et Camus.

La hiérarque, visiblement, peine à comprendre ce que je lui dis.

Elle s’enferre dans des considérations oiseuses, pour ne pas dire obscènes, d’où ressort, en gros, que les enfants qu’elle a, ce jour-là, froidement assassinés étaient “partie prenante” d’un “système” global d’exploitation.

Ni moi, ni Maurice Szafran et Nicolas Domenach qui animent le débat, ni, surtout, Danielle Michel-Chich qui fut l’une de ses victimes et qui se trouve être là, dans la salle, ce matin, ne parvenons à lui arracher un mot, je ne dirai même pas de remords, mais de regret ou de doute.

Et je sors de cette rencontre avec un sentiment de malaise qui ne fera que s’amplifier tout au long de la journée – et dont je tire, avec le recul, une leçon qui va très au-delà, hélas, du cas de Mme Drif.

Bien sûr, la France doit regarder en face les crimes qu’elle a commis pendant ces sombres temps auxquels elle a tant tardé à donner le nom de guerre.

Bien sûr, le colonialisme est une honte qui salit ses responsables en même temps qu’il humilie ses victimes et qui n’eut pas d'”aspects positifs”.

Et rien n’est plus choquant, c’est encore vrai, que l’idée de ces officiers français, coupables d’actes de torture, qui sont morts en paix, dans leur lit, rétablis dans leurs grades, pensions et décorations et dont nos gouvernants, quelle que fût leur couleur politique, ont scrupuleusement veillé à ce que passe le passé criminel – sans parler de tel responsable de tel parti d’extrême droite dont je suis bien placé pour savoir qu’on n’a pas le droit de rappeler, sous peine de lourdes condamnations civiles, qu’il fut un virtuose dans l’art de la gégène.

Mais en même temps…

Ce qui vaut pour les uns ne vaut-il pas pour les autres ?

L’Algérie combattante n’eut-elle pas, comme vient nous le rappeler, ce matin, l’obtuse, glaçante et impénitente Zorah Drif, sa part d’ombre ?

Et n’est-il pas tout aussi essentiel qu’elle l’admette, en prenne acte, en fasse le deuil ? de l’élimination, à Melouza notamment, des messalistes et autres opposants à la ligne dure du FLN au massacre, après le cessez-le-feu, de dizaines de milliers de harkis en passant donc par le meurtre, comme au Milk Bar d’Alger, de civils non combattants, n’est-il pas vital qu’elle prenne acte de tout ce qui vient contredire la légende dorée d’une émancipation magnifique, menée par et pour le peuple tout entier, pure lumière ?

C’est vital pour cette réconciliation franco-algérienne dont on nous parle depuis si longtemps, qui devrait être le pivot de la Méditerranée de demain et dont la construction d’une mémoire commune, partagée, pacifiée, sera le meilleur instrument.

Mais c’est vital, aussi, pour l’Algérie elle-même qui a connu tant d’autres épreuves depuis cinquante ans ; qu’a endeuillée une deuxième guerre, à peine moins meurtrière, mais que lui ont déclarée, au début des années 90, d’autres Algériens, fils de l’internationale fascislamiste ; et qui ne sortira de cette interminable saison de plomb que si elle regarde en face, comme nous, son propre passé criminel.

Je pense à ce régime de parti unique, fauteur de trouble et de misère, dont les crimes du colonialisme sont l’éternelle excuse.

Je pense à ce printemps arabe auquel le mythe de la belle et glorieuse guerre d’émancipation a permis, jusqu’ici, de tourner consciencieusement le dos.

Je pense à l’effrayante description que fait Mohamed Sifaoui, dans son livre, Histoire secrète de l’Algérie indépendante (Nouveau Monde Éditions), d’un État complotiste, paranoïaque, volontiers assassin, systématiquement antisémite, et tout entier sous la coupe de ses services secrets.

Et je me dis, oui, que ceci est lié à cela : la dictature d’aujourd’hui aux mensonges sur hier ; le règne des profiteurs à la falsification d’une Histoire épurée de sa part maudite ; ce système de gouvernance liberticide, corrompu et l’élimination par exemple, pendant et après la guerre, de tous les vrais héros (Abane Ramdane, Mohamed Khider, Krim Belkacem) d’une guerre d’indépendance à côté desquels Mme Drif ou M. Bouteflika faisaient déjà figure de seconds couteaux et de pantins.

La démocratie en Algérie ? Mais oui. Sauf qu’il faudra, comme toujours, commencer par la mémoire.