Nathan Devers : J’aimerais comprendre pourquoi vous avez décidé de conférer à Hôtel Europe une seconde naissance. Quelles circonstances, quelles inquiétudes ou quelles hésitations ont-elles poussé l’écrivain que vous êtes à réécrire ? Pourquoi revenir en amont du mot « fin », pourquoi exhumer une œuvre achevée et la ramener à l’atelier où elle fut conçue ? Comment le drame s’est-il transformé en palimpseste, la version finale en un nouveau brouillon, et le monologue en un archipel de paperolles ?

Bernard-Henri Lévy : Le théâtre, disait Sartre, est un art « en situation ». C’est même, de tous les arts, celui qui dépend sans doute le plus de la « situation ». Et l’on peut dire qu’entre aujourd’hui et 2014, date de la création d’Hôtel Europe, il y a, au moins, trois différences de climat qui appelaient cette exhumation et réécriture.

Un, l’aggravation de la menace populiste : les gens, quand j’ai décidé de me lancer, avaient encore tendance à nous parler de « vote protestataire », ou de « puissances tribuniciennes », ou de « colères » qu’il fallait « entendre » et que, donc, on minimisait – ce que j’entendais, moi, c’était un nouveau modèle politique en train de se chercher et de s’installer, sans doute durablement, dans le paysage.

Deux, le fait que ce modèle prenait de moins en moins la peine de se distinguer des vieux antimodèles qu’a inventés la modernité : le fascisme est-il une aberration ou un paradigme ? un accident de parcours du XXe siècle ou une tendance lourde qui affecte aussi le XXIe et inspire certains de ces courants que l’on qualifie, pudiquement, trop pudiquement, de populistes ? telle devenait, à mes yeux, la question ; et je ne voyais pas grand monde décidé à la traiter avec rigueur et exactitude.

Et puis, trois, la torpeur grandissante qui, face à tout ça, me semblait gagner les opinions et les faire céder à ce fatalisme, ce découragement, qui est le mauvais démon des démocraties : d’où la volonté de réécrire mon texte pour en faire un texte de combat ; d’où cette campagne politique, presque cette campagne électorale, que je me suis trouvé mener.

Il y a vingt-cinq ans, au cœur de la guerre de Bosnie, à l’époque où l’Europe saignait et se défaisait à Sarajevo, à l’époque où il fallait crier (et comme nous avions raison de le faire ! et comme c’était, hélas, prémonitoire !) « l’Europe meurt à Sarajevo », j’ai voulu faire une liste, une vraie, pour les Européennes. Un quart de siècle plus tard, j’ai fait un autre choix – mais, au fond, c’était le même… – en me lançant dans une bataille, une vraie, qui n’était pas proprement électorale puisque je n’étais pas candidat, mais dont l’objectif était, quand même, de se jeter dans la mêlée et d’essayer, fût-ce de manière infinitésimale, de peser sur le résultat.

ND : Je vous pose cette question parce qu’il s’agit, sauf erreur, de la seule œuvre que vous avez décidé de reprendre – et c’est de cette unicité que je souhaite parler : votre geste signifie-t-il qu’Hôtel Europe est le texte dont vous êtes le moins satisfait ? Suggère-t-il, au contraire, qu’il s’agit de votre production la plus essentielle, tant et si bien qu’elle vous paraîtrait irréductible à la forme qu’elle revêtira ? Plus précisément, quelle incomplétude avez-vous décelé dans votre pièce initiale ? Est-ce le texte qui est en cause, ou son objet ? Avez-vous décidé de la recommencer parce que vous n’étiez pas satisfait de ce que vous aviez écrit ? Ou aviez-vous l’impression que vous butiez sur son thème, l’Europe ? N’est-ce pas l’Europe qui, parce qu’elle résiste à l’écriture et se dérobe à l’achèvement, appelle la forme du palimpseste ?

BHL : C’est vrai que cette histoire, quand j’y pense, est singulière.

Ma pièce de 2014 mettait en scène l’incapacité d’un écrivain à rédiger le grand discours sur l’Europe qu’un commanditaire invisible lui a demandé. Elle dévoilait les pannes et les fusées d’une inspiration en montagne russe, tantôt jaillissant avec une intuition éclair, tantôt s’échouant sur une aporie ou une impossibilité conceptuelle. Et voilà que, sans l’avoir planifié, sans même y avoir vraiment pensé, je me suis retrouvé embarqué dans une situation analogue, relançant plus de vingt fois l’aventure d’une apologie non écrite de l’Europe. Comme si j’avais fini par incarner le personnage dont je suis le dramaturge. Comme si, après être né de ma plume, ce personnage se mettait à m’engendrer. Et comme si j’avais succombé à un oracle dont je connaissais mieux que personne, puisque c’est moi qui l’ai inventé, les auspices et les pièges. C’est la première chose. Deuxièmement, le moins que l’on puisse dire est que je ne suis pas coutumier du genre. Ce n’est pas ici le lieu où m’étendre sur ma manière d’écrire. Mais je me dois quand même de préciser que je suis, habituellement, un écrivain de l’irréversible résolution et des pages tournées pour de bon. Il y a la phase de l’écriture, où je travaille comme un fou ; où les textes fermentent, s’échauffent en secret, prennent forme dans le magma, y retournent, rentrent en ébullition, brûlent à nouveau, s’apaisent, s’enflamment, bref, sont le théâtre d’une chimie violente et longue ; il y a cette phase, donc, où ils me semblent à jamais vulnérables, presque indéfiniment repris, commotionnés de ratures et ajourés d’ajouts. Mais, quand c’est fini, c’est fini. Dès lors que j’appose le point final, une distance s’étire entre mon manuscrit et moi, soudaine mais irrévocable. Et le texte, quand il vient au monde, est adulte et pétrifié, inchangeable et solide – j’ai beau essayer, forcer, y remettre la plume et le scalpel, il est impénétrable, infracassable et comme glacé. Telle est, depuis toujours, ma conception de la littérature. Mais telle est aussi ma pratique. Je peux relire, quarante ans après, La Barbarie à visage humain. Je peux me dire que je l’écrirais différemment aujourd’hui, que j’ai changé de manière, que j’ai mûri ou que je suis moins lyrique. Mais je ne vois pas où je pourrais réintroduire le levier pour opérer. Le texte est un galet, inviolable et compact. Et la réécriture est quelque chose qui m’est complètement impossible : en l’achevant, j’ai laissé mon livre dans un état de fermeté et d’épuisement qui le rend tout à la fois cuirassé et exténué ; c’est comme une terre travaillée avec tant d’acharnement qu’elle en est devenue féconde mais, en même temps, épuisée. Ce que je vous dis là vaut pour tous mes livres. Absolument tous. Mais cela vaut aussi pour mes textes mineurs ou pour le moindre de mes articles. À une exception près, en effet. Une seule. Celle-ci. Hôtel Europe.

ND : Alors pourquoi ?

BHL : J’y viens. C’est mon troisième point. Sûrement pas pour des raisons formelles ou stylistiques. Ce texte-ci, celui de cette pièce de théâtre, je ne peux pas dire que je l’aie moins travaillé, moins retourné, moins labouré que les précédents. Je me revois encore à l’ouvrage, il y a cinq ou six ans, en train de le composer. Il n’avait rien d’un écrit de circonstance. Je ne l’ai pas plus rédigé en vitesse que je ne l’ai conçu dans l’improvisation. Je ne l’ai pas, à l’époque de sa première création, lorsque je l’ai confié à Jacques Weber, laissé dans un état de mollesse interne, de défaillance intime ou d’inachèvement tel que la place de la pince-monseigneur ou du cric y aurait été spécifiquement ménagée et prévue. Et il faut donc croire qu’il y avait, dans la forme mais aussi dans le fond, non dans ma façon de travailler mais dans l’objet même sur lequel j’ai, cette fois- ci, travaillé, quelque chose d’inaccompli, une part inévitablement vulnérable et vaporeuse, une brèche incontournable, impossible à mater et qui tient, non à moi, mais à la chose.

Sans doute le fait qu’il s’agisse de théâtre a-t-il contribué à cet inaccomplissement. Et je suppose qu’il y a, dans le genre théâtre, quelque chose de vivant qui se prête à cette plasticité. Mais l’essentiel, je crois, tient au thème. L’Europe s’édifie sur le socle d’un inachèvement spirituel, politique et territorial. Elle est une chimère fragile, une entité politique grandiose mais menacée par sa propre grandeur. C’est un mythe perforé, un être sans substance ni clôture, un territoire sans vraie frontière et une communauté ouverte. Et consacrer une œuvre à ça, à ce pan d’histoire inachevée, à cette communauté à la fois voulue et récalcitrante, ne pouvait probablement se faire qu’en mettant la littérature en danger, en lui faisant perdre ses assises de marbre et ses accoudoirs de mots, en la jetant dans un corps à corps où elle laisse un peu de sa peau et, en tout cas, de son assurance.

Je pose la question autrement. Comment un écrivain peut-il arraisonner cette Europe nuageuse et fugace ? Comment peut-il figer dans un bloc de mots cette Europe chancelante et déliée, assommée mais prompte à la renaissance – ou, à l’inverse, sempiternellement agonisante faute d’une identité claire mais toujours renaissante car sa part d’altérité est un moteur ? C’est presque impossible. Et c’est donc le destin d’un texte sur l’Europe que d’être affecté par cette lumière sonore et brisée, éclatante et éclatée, dont l’Europe, par définition, rayonne.

Ça n’a pas que des désavantages. Ça donne, pour parler comme Umberto Eco, une œuvre ouverte et en mouvement. Ça produit un texte qui pétille, flamboie, se gorge et dégorge d’étincelles. Ça donne, accessoirement, cette aventure passionnante, que je ne pensais pas vivre un jour, et qui est celle du palimpseste intégral (chaque ville ajoutant une couche de texte au texte ; recouvrant les couches anciennes au point de les faire disparaître ; faisant ressurgir d’autres strates que je croyais disparues mais qui étaient juste raturées et mises au secret ; et puis la version parisienne, la dernière, venant comme un « best-of », ou une « anthologie », sauvant les meilleures paperolles et les tissant dans une rhapsodie nouvelle). Mais ça donne aussi cette drôle d’expérience, inhabituelle pour un adepte de la littérature froide : un monologue qui, si travaillé soit-il, ne peut que se craqueler, n’en finit pas de fulminer et de se perdre en fragments – et épouse, ce faisant, le mouvement constituant et destituant qui est celui de l’Europe même. Ce n’est pas moi qui, en d’autres termes, ai décidé, un beau matin, de reprendre ma pièce. Cette remise, vingt fois, sur le métier, je ne l’ai ni calculée, ni canalisée, ni, encore moins, anticipée. C’est le texte lui-même qui, à l’instant où je m’en suis ressaisi, est devenu liquide. Et, s’il est redevenu liquide, c’est parce que son objet même, cette belle Idée d’Europe qui appelle le chant, la prière et la louange, est un objet qui ne « prend » jamais tout à fait. Alors, je m’y suis replongé. Alors, je l’ai réécrit. Et, dans cette réécriture si nombreuse qu’elle aurait presque pu ne pas avoir de fin, dans cette logique de la paperolle et du palimpseste, dans ce dynamisme de l’excroissance et du recouvrement, je crois que j’ai porté au jour une œuvre très profondément européenne : par son objet, son rythme et son éternel recommencement.

ND : Looking for Europe n’est pas seulement un palimpseste, mais ce texte est aussi, vous l’avez dit, une pièce de campagne politique, et je voudrais savoir ce que désigne, très exactement, cette expression. Votre campagne, en effet, est originale parce que désintéressée : vous ne briguez aucun mandat et je vous imagine mal pointer, chaque semaine, au Parlement européen ! Mais elle est surtout atypique pour une autre raison. Par définition, l’ambition d’une campagne consiste à conquérir l’opinion publique, ce qui implique (surtout aujourd’hui) d’adopter sa langue, d’insuffler en elle un espoir absolu, de la caresser dans le sens du poil, et souvent de manier ce que l’on pourrait appeler, en reprenant Platon, le « noble mensonge ». Arrêtez-moi si je me trompe, mais j’ai l’impression que vous n’avez pas eu le projet de faire changer d’avis vos ennemis, mais bien davantage de parler à des individus qui étaient d’ores et déjà plus ou moins d’accord avec vous. Il m’a semblé, plus précisément, que vous n’avez pas voulu avoir une utilité électoraliste, mais accomplir un geste de dignité. De même que le mathématicien Jean Dieudonné parlait d’agir « pour l’honneur de l’esprit humain », je pense que votre campagne européenne prétendait agir pour l’honneur de la dignité davantage qu’en vue d’avoir une quelconque influence statistique. Pensez-vous qu’une telle campagne politique a pour finalité de convaincre des ennemis ou de persuader des individus qui pourraient devenir des ennemis ? S’agit-il, au contraire, de mener une défense et une illustration de la dignité politique ?

BHL : Pourquoi fait-on campagne ? D’abord, vous avez raison, pour s’honorer. Pour accomplir cet acte de dignité. Parce que, comme le disait, en effet, Jean Dieudonné à la fin de sa vie, penser, seulement penser, mais penser sans flancher, avec détermination et courage, peut être aussi beau, aussi important, que refaire ou réparer le monde. En la circonstance, il importait de prendre date. D’être à la hauteur d’une situation. Il fallait qu’il soit dit que quelques-uns avaient été là pour, au moment où beaucoup désespéraient, déclaraient forfait ou se couchaient face à la vague du populisme et à son triomphe annoncé, tenir bon et rester fermes sur les principes.

Quand on agit ainsi, on le fait par souci de soi : ne pas obéir à l’attitude de ceux que Sartre, dans un texte fameux, nommait « les collaborateurs » et dont le trait principal est qu’ils plient devant la prétendue fatalité de l’Histoire et de son sens. Mais on le fait aussi par souci de plus grand que soi : en l’occurrence, la France ; eh oui, la France ! c’est la leçon de Corneille assimilant dignité, honneur, gloire, avec ce qu’il appelait, dans Le Cid, « le patriotisme » ; et, puisque je jouais presque toujours en français, c’est bien la langue française que je voulais, en la faisant entendre à travers les capitales de l’esprit européen, auréoler de dignité. Et puis l’attitude de dignité est, toujours, fondamentalement tournée vers l’avenir : l’enjeu, je vous le répète, est que l’on se souvienne un jour qu’il y a eu quelqu’un, là, à Budapest, Prague, Rome ou Valence, la ville du Cid, qui n’a pas courbé l’échine face au rouleau compresseur du présent – et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai prêté grande attention à ce que cette démarche soit archivée tout à la fois par des films, des photographies, des textes, et, aujourd’hui, ce numéro de La Règle du jeu.

Mais il y a autre chose. J’ai toujours dit qu’il fallait penser, et écrire, comme on fait la guerre. Et je suis, parce que philosophe, un lecteur assidu des théoriciens de la guerre de partisans – les Chinois, bien sûr ; mais aussi Clausewitz et Denis Davidov qui l’ont théorisée sur le terrain, en Russie, face aux armées de Napoléon. Or que disent ces théoriciens ? Ils disent que, dans une guerre de partisans, il y a deux principes. Certainement pas rallier l’ennemi, l’amener sur vos positions, le convertir, etc. – ça, aucun n’y croit vraiment. Mais, primo, le harceler, l’affaiblir en le harcelant et en allant, au cœur de son territoire, opérer des coups de main : c’est ce que j’avais en tête en allant, à domicile, provoquer Viktor Orbán, Andrej Babis ou Matteo Salvini. Et, secundo, armer ses propres partisans, leur donner des munitions, les motiver : ce qui, transposé sur le terrain de la bataille des idées, équivaut à offrir des arguments, à transmettre des raisons d’agir, de se battre et d’espérer aux gens qui sont avec vous et pensent, a priori, comme vous. Injonction tautologique ? Non. Nécessité première. Impératif absolu. Pesait, et pèse, sur les Européens de conviction une sorte de surmoi, fait de glace et de plomb, qui interdit parfois de penser à la face du monde ce que l’on pense intimement. Pèse un discret effet de terreur dû au fait, bien connu, que les extrémistes sont toujours les premiers à vociférer et sont ceux qu’en tout cas l’on entend généralement le plus. Eh bien il fallait affronter ce surmoi, lever cet interdit, chasser le bœuf que beaucoup avaient sur la langue, lutter contre la langueur que d’aucuns voulaient leur imposer. Il fallait donner aux amis de l’Europe le sentiment qu’ils étaient moins seuls qu’ils ne le croyaient, moins démunis qu’ils ne le craignaient et qu’ils pouvaient donc « oser lutter » – il fallait, au sens propre, prêcher des convaincus.

Ce que je vous dis là a eu des occasions tout à fait précises de se vérifier. Je viens de vous parler de mes rencontres avec les « bad guys » – Babis et autres Orbán. Mais il y a eu, en marge de cette tournée, d’autres rencontres politiques. J’ai eu la chance, presque chaque fois, d’être reçu, la veille, ou le jour même ou, dans certains cas, à quelques heures de la représentation, par le Président ou le Premier ministre en exercice. J’ai ainsi vu Aléxis Tsípras. Ou le portugais António Costa. Ou le Président irlandais, Michael Higgins. Ou même, la veille du premier tour de la présidentielle ukrainienne, Volodymyr Zelensky. Or que s’est-il produit lors de ces rencontres ? Je passe sur les aspects romanesques de la situation. Je passe, avec Tsípras par exemple, sur la part d’explication franche et loyale avec un homme que j’ai sévèrement critiqué à l’époque du référendum de 2015 – et il s’en souvenait. Ce qui m’a frappé, c’est que même eux, même ces hauts responsables, même ces champions de l’Europe à réinventer, avaient le sentiment d’un continent en état de siège sous la poussée des populistes. Ou, en tout cas, d’une Europe dont le nom même était devenu, comme le disait Hegel de la métaphysique, « un mot devant lequel tout le monde prenait la fuite comme devant un pestiféré ». Eh bien comment vous dire ? Je pense qu’échanger, à quelques semaines ou jours du scrutin, avec un homme qui arrivait de Rome à Prague, ou de Budapest à Gdansk, ou à Lisbonne avec des nouvelles fraîches de Dublin, partager avec la sorte d’agent de liaison que j’étais provisoirement devenu, des informations, des impressions ou, comme disait Meyerhold, des nouvelles du front, ne faisait de mal à personne.

Et puis attention ! Accomplir un acte de dignité ne veut pas non plus dire que je me sois désintéressé des effets réels de la parole que je portais. Car une campagne politique ne se réduit pas, non plus, aux seules catégories de l’ami et de l’ennemi. Il y a aussi les indécis. Il y a ce marais de citoyens qui ne savent pas, a priori, où se situer. Il y a cette zone grise susceptible de basculer, de s’ébranler, de s’éprendre d’une cause, de la lâcher pour l’autre. Ai-je contribué à ce vacillement ? Et l’ai-je fait dans le bon sens ? C’est difficile à dire. Mais tel fut, en tout cas, mon souci. Et peut-être y a-t-il eu, à Gdansk, à Barcelone, ailleurs, dans le cours de la performance ou après, en marge, lors de la myriade de paraperformances auxquelles je me suis livré en occupant un peu de l’espace médiatique local, quelques-uns de ces moments bénis où l’on a la chance, soudain, de toucher juste. J’ai appris, avec le temps, à ne pas surestimer le pouvoir d’un écrivain. Mais il y avait les salles de théâtre où je jouais. Les autres salles, en République tchèque, ou en Hongrie, ou ailleurs, qui diffusaient le spectacle dans d’autres villes, en temps réel, devant des publics à peine moins nombreux. Il y a eu les retransmissions live que permettent les réseaux sociaux et sur lesquelles une petite équipe a travaillé en permanence. Tout cela fait du monde. Et je ne suis pas sûr que l’Europe ait eu, au total, pendant ces deux ou trois mois, tant de pèlerins aussi dévoués que moi.

ND : Si prêcher les convaincus est, selon vous, une fonction politique en tant que telle, qu’en est-il de l’acte de convaincre ?

BHL : C’est ce que je vous dis. Je n’y crois pas beaucoup. Je crois que l’on peut entraîner des indécis. Je crois que l’on peut persuader tels ou tels de ne pas aller à la pêche mais de voter. Je crois que l’on peut, encore une fois, conforter des femmes et des hommes dans la justesse de leurs intuitions, de leurs répugnances ou de leurs réflexes. Mais je pense aussi que les adversaires résolus, les vrais, ceux qui ont pris, en conscience, le parti adverse, sont très difficiles à faire bouger et convaincre. Pourquoi ? Parce qu’il y a, en politique, toute une part du débat qui porte, non sur l’adoption d’un paradigme social ou économique, mais sur des choix vitaux, des enjeux existentiels, des alternatives mettant en branle des désirs très profonds et très élémentaires. C’est le cas, je le crains, avec cette histoire d’Europe. C’est le cas chez beaucoup de gens qui se reconnaissent dans les partis populistes ou fascistes. C’est le cas pour tant de choix apparemment irrationnels, allant contre l’intérêt bien compris des sujets, mais répondant à des passions archaïques comme – pêle-mêle – la fascination pour la force, la peur panique de l’altérité, l’aspiration à la table rase, la volonté de pureté, la nostalgie du paradis perdu ou, donc, le repli sur l’« identité nationale ». Il y a là des clivages qui, si vous préférez, voient s’opposer, non des « positions », mais des « passions » très enfouies et très simples, constitutives et primordiales – des sortes de passions premières au sens où, en mathématiques, l’on parle de nombres premiers. On est, là, dans l’antéprédicatif pur. Ou, comme disait Merleau-Ponty, dans le « corps-sujet » non négociable. Ou, au sens de Nietzsche, dans un pur rapport de forces, de désirs ou d’intérêts. Et les points de vue politiques qui s’en déduisent ne sont, du coup, ni friables ni versatiles. Ils ne naissent pas d’une cogitation éthérée. Ils s’enracinent dans un éthos, un corpus de souvenirs intimes, un enchevêtrement de fantasmes, de névroses, de peurs intimes et irraisonnées, parfois d’hallucinations. Ils sont un habillage, presque un cache-sexe, qui recouvre des croyances inavouables, des intérêts libidinaux originaires et que la raison ne saurait ni formuler ni congédier. Et, donc, tout ça ne se modifie pas, comme dans les Méditations de Descartes, sous l’effet de je ne sais quelle liberté intellective retrouvée et mise en mouvement.

Parfois, bien sûr, on change. Parfois, un croyant se désavoue. Mais c’est parce qu’il est confronté à un revirement vital, à une révolution existentielle, à un chambardement dans le régime de son désir. Ce n’est certainement pas à cause d’une maïeutique habile et patiente. Ce n’est jamais parce que vous ou moi aurions su accéder à la part la plus sage et raisonnable de son être. Et, face à ces âmes qui ne s’accouchent plus, face à cette pluie d’arguments qui s’écoule en vain, le débat n’est que l’autre nom, bien souvent, d’une pantomime imitant un jeu de téléréalité.

ND : Si je vous comprends bien, une campagne politique, telle que vous l’entendez, ne doit pas avoir d’efficacité statistique. Elle ne cherche pas à « obtenir des voix », mais à augmenter l’intensité des convictions politiques, aussi bien chez les partisans que chez les ennemis, qui se renforcent en même temps que le camp adverse.

BHL : C’est cela, oui. Que la politique ne soit jamais affaire de statistique, j’en suis absolument convaincu. Et qu’elle soit affaire d’« intensité », ça peut sembler bizarre dans ma bouche, ça peut sonner étrangement « deleuzien » – mais je pense, oui, qu’on peut le dire. À deux conditions. En se souvenant, d’abord, qu’il y a toujours un moment où la quantité se mue en qualité et où l’intensité politique se concrétise en faisant, par exemple, qu’une abstention se métamorphose en vote : l’intensité est le point de jonction entre l’utilité électorale et la dignité tragique ; et c’est une différence d’intensité qui fait que l’acte citoyen s’auréole d’indifférence ou d’urgence. Et puis souvenez-vous de ce que je disais, à l’instant, sur le côté braillard qu’ont les extrémistes et sur la tendance qu’ont les autres à s’exprimer à mi-voix : cela veut dire qu’entre amis et ennemis de la sagesse, de la modération, de la douceur, il n’y a peut-être rien d’autre, à nouveau, que cette différence d’intensité – et que, quand je propose de réarmer les premiers, de leur redonner un peu de courage, de leur rappeler qu’ils sont moins seuls et moins faibles qu’ils ne le croient, quand j’insiste, en bonne logique de guerre des partisans, sur la nécessité de renforcer, non les points faibles, mais les points forts, je ne fais guère que prôner un rattrapage d’intensité.

ND :  Pourrait-on dire que, dans une certaine mesure, vous vous adressez aussi bien à des électeurs vivants qu’à des électeurs futurs – qui ne sont pas encore nés mais qui existent déjà ?

BHL : Oui, naturellement. La parole politique, telle que je la conçois et telle qu’elle s’incarne, en particulier, sur une scène de théâtre, s’émet depuis une agora qui transcende le cadre de la Cité des hommes et qui se veut, comment dire ? temporellement universelle. Cette agora, en d’autres termes, ne réunit pas seulement l’ensemble des citoyens de chair et os qui s’y trouvent assemblés. Elle est également peuplée d’absents et convoque les hommes de demain non moins que ceux d’hier. Je vous ai dit, il y a un instant, qu’une campagne politique n’a de sens, pour un philosophe, que si elle prend date et, donc, s’oriente aussi vers le futur. Mais je dois ajouter que cette temporalité se conjugue également au passé et se déploie vers les temps antérieurs – ceux des grands aînés, des modèles et, en l’espèce, de cette assemblée de spectres que je convoque à la fin de la pièce et qui sont les pères fondateurs de l’Europe au même titre que les grands Anciens (Monnet, De Gasperi, Schuman) qu’on cite toujours. L’enjeu est bien d’être à la hauteur d’une double dignité. Celle de la postérité, qui rougirait d’un héritage de médiocrité : « je m’efface, disait Kleist, devant quelqu’un qui n’est pas encore là et m’incline, un millénaire à l’avance, devant son esprit ». Mais celle, aussi, des bons fantômes qui nous hantent et dont j’annonce, au cinquième acte, la lutte finale avec les larves, les lémures, les mauvais fantômes : ces voix qui se sont tues et dont Walter Benjamin affirmait qu’elles continuent de dégager une brise légère et chaude… Il y a là deux audiences qui nous surplombent avec des attentes identiques, s’entremêlent dans une même responsabilité, et subdivisent, côte à côte, l’acte de dignité.

ND : Puisque nous considérons les modalités d’un affrontement politique et les visages de la dignité, j’aimerais vous demander si Looking for Europe ne vous a pas entraîné dans une lutte d’un nouveau genre. Dans L’Esprit du judaïsme, vous vous assigniez un programme intellectuel qui consistait à aller à Ninive pour y mener un certain combat. Naturellement, Ninive pouvait changer de géographie, et vous l’avez située tantôt au Kurdistan, tantôt en Libye, tantôt à Sarajevo, tantôt au Bangladesh. Or, voici que vous avez, aujourd’hui, situé Ninive au plus près de nous : en Europe. Qu’en est-il de ce jeu du proche et du lointain ? Pourquoi avez-vous estimé que Ninive était en Europe, ou que l’Europe était à Ninive ?

BHL : Attendez ! N’oubliez pas que l’action de la pièce se situe à Sarajevo, c’est-à-dire encore et toujours à Ninive ou, plus exactement, au contact de cette Ninive moderne qu’est, aux portes de Sarajevo, la Republika Srpska ! Ce cadre spatial, cette unité de lieu et d’action, constitue le seul pan d’Hôtel Europe que je n’ai jamais modifié. C’est le seul élément de continuité qui traverse, inchangé, l’ensemble de mon palimpseste. Et ce parti pris dramaturgique, vous le sentez bien, était contraire à toute solution de facilité : le plus commode aurait été de situer l’action dans chacune des villes où je jouais ; et faire ce choix de Sarajevo, faire que mon personnage s’adresse à un public de Milanais ou de Londoniens mais le fasse, chaque fois, au Théâtre national de Sarajevo, c’était forger une fiction qui pouvait même mettre à mal la vraisemblance du dispositif ou qui, pire encore, pouvait faire de ma chère Bosnie l’équivalent de la Pologne d’Alfred Jarry dans Ubu. Alors, pourquoi l’ai-je fait ? Par fidélité, bien sûr, à ce moment de ma vie qu’indexe, pour moi, le nom de Sarajevo. Mais aussi parce que, dans ce texte comme dans tant d’autres, aujourd’hui comme hier ou avant-hier, il faut croire que je ne peux raconter ce qui arrive près de moi qu’en m’en distanciant et en prenant le parti du plus lointain. On me l’a assez reproché. Mais c’est ainsi.

Après, ce que vous dites est également vrai. Et il est exact que c’est chez les Européens aussi, chez les plus proches de mes prochains, que j’ai reconnu, cette fois, les héritiers des Ninivites. D’habitude, c’était le lointain qui me mettait en présence du voisin. Là, c’est le prochain qui s’éloignait, s’externalisait et devenait barbare. C’est ma patrie, l’Europe, qui paraissait, tandis que je courais de ville en ville, saisie de folie. Ce sont ses habitants qui, contaminés les uns après les autres, se mettaient à parler un dialecte sauvage, à chanter dans une langue acide et cruelle. On s’endormait à Paris, on se réveillait à Ninive. Et la constellation des astres noirs était en train de s’abattre sur l’Europe des populistes en général et, en particulier, sur la France.

Cette situation, le moins que l’on puisse dire est qu’elle m’a, non seulement affligé, mais déstabilisé. J’ai passé mon entière existence à clamer que les valeurs universelles doivent être vraiment universalisées ; que la démocratie et les Droits de l’homme sont valables sous toutes les latitudes ; que l’Europe est une région, non du monde, mais de l’être, etc. Or voici que l’inverse se produisait : des vents contraires soufflaient sur l’Europe lumineuse ; une tempête s’abattait qui voulait, non seulement réfréner les valeurs universelles, mais les couper à la racine et les étouffer au berceau. C’est cela qui m’a décidé à entreprendre cette tournée. C’est ce sentiment, soudain, que Ninive était là, à portée de main, sous nos yeux. Une Ninive qui conservait, certes, la forme de l’islam radical, mais qui s’incarnait aussi dans ce populisme qui n’est bien souvent, je le redis, qu’un fascisme relooké mais accompagné du même cortège odieux : tentation rouge-brune ; haine de l’intelligence et de la beauté ; racisme ; xénophobie ; comportements infâmes, par exemple avec les migrants, qui m’ont toujours fait horreur dans le reste du monde. Ce n’est plus l’esprit européen qu’il fallait, soudain, prêcher et diffuser dans des contrées lointaines. Mais c’est au chevet de l’Europe qu’il fallait aller pour la nourrir des remèdes qu’elle a elle-même inventés, pour l’abreuver de ses propres élixirs – pour la traiter selon la médecine dont elle est la marraine.

Et puis j’ajoute une dernière chose dont nous n’avons pas encore parlé : l’antisémitisme. Le voilà, l’esprit de Ninive ! La voilà, la plus ancienne des haines, celle qui, comme dit le prophète, ne connaît plus ni droite ni gauche et fait que l’on se conduit comme bêtes en grand nombre ! Or l’antisémitisme revient en Europe. Il revient sous des visages anciens et des grimaces nouvelles. Il prend la forme du bon vieux marcionisme et de sa volonté d’arracher les racines juives de l’Europe et il prend celle de cet antisionisme dont je ressasse, depuis maintenant quarante ans, qu’il est la version updatée de l’antisémitisme de gauche de l’époque de l’affaire Dreyfus. Ce retour m’épouvante. Cette Europe qui tourne le dos à sa source juive me terrifie. Et cet effroi fut un des moteurs, et non des moindres, de ma tournée.

ND : De cette tournée, êtes-vous sorti changé intellectuellement, humainement ou politiquement ?

BHL : Cette aventure finie, mon sentiment est contrasté. D’un côté, bien sûr, un sentiment d’inquiétante étrangeté. Partout les prémices d’un mauvais orage et l’aube d’une dépression. Et, partout aussi, des contempteurs d’Europe, des parricides, aussi arrogants que pleins d’énergie. Mais, en même temps et comme toujours, les remèdes et les poisons me sont apparus confondus dans une même et indécidable pharmacie. Et, au contact de l’ennemi, j’ai aussi perçu comment sa force était vulnérable, combien ses édifices de morgue étaient susceptibles de trembler sur leurs bases et à quel point la dévastation renfermait les germes de sa propre décomposition. Faiblesse de Viktor Orbán… Médiocrité de Babis, le Premier ministre tchèque… Misère de Matteo Salvini et de la rafale de tweets grotesques dont il m’a gratifié quelques jours avant mon arrivée à Rome… Vus de près, ces matamores étaient moins impressionnants. C’étaient des tigres de papier, avec des aspects pathétiques. Et, une fois n’est pas coutume, le mot de Hölderlin m’a paru assez juste : là où naît le péril, croît aussi ce qui sauve ; là où l’Europe m’a horrifié, j’ai également compris comment l’horreur pouvait reculer.

ND : N’est-ce pas la nature même de vos ennemis qui avait changé ? Je veux signifier par là que vos opposants européens n’habitent pas dans quelque Ninive lointaine, mais qu’ils sont des adversaires internes, sinon même intérieurs – et que, parfois (comme avec Orbán), le combat qui vous confronte à eux résulte d’une pristine amitié. Lorsque le rival est voisin, lorsqu’il vous est familier, son altérité ennemie se présente-t- elle sous un nouveau jour ?

BHL : Ce n’est pas faux. L’ennemi voisin est celui que je combats au nom d’une proximité controuvée. La guerre se mène alors « aigle contre aigle » comme disait Lucain, au début de La Pharsale, à propos de ce qu’il appelait les « guerres plus que civiles ». Et, fatalement, il y a là une complicité qui s’instaure – au sens latin du terme, au sens où conscius évoque le complice, littéralement celui qui sait ce que je sais et qui connaît, à peu près, ce que je connais. Alors, je ne dis évidemment pas que l’ennemi soit moins haïssable lorsqu’il est d’Europe. D’une certaine manière, il l’est même davantage ! Mais je le vois arriver. Les hantises qui sont les siennes, j’en déchiffre la genèse. Les humiliations qu’il a essuyées et dont il dit ne s’être pas remis m’apparaissent dans la clarté. La route qu’il a empruntée, l’impasse où cette route l’a mené et où je le vois gigoter, j’en devine les bornes et l’étouffement. Et je peux m’imaginer, à l’inverse, le chemin de traverse qu’il faudrait qu’il découvre ou qu’il fraie pour guérir de sa fièvre.

Le cas de Viktor Orbán est particulièrement significatif. Dans le temps d’une vie, et dans une seule mémoire, lui qui était à une encablure de la démocratie a choisi de chavirer vers son contraire en contribuant à inventer l’illibéralisme et la démocrature. Et, de fait, j’avais assez prise sur son point de départ et son histoire, j’en savais suffisamment sur la logique de sa métamorphose et de son égarement, pour pouvoir parler avec lui, le contraindre à se justifier et avoir la surprise, à la fin de la conversation, de le voir me demander, anxieux et penaud, des nouvelles de son ennemi intime, George Soros. Contrairement aux belliqueux du lointain, l’ennemi voisin a en partage notre monde. Nous savons qu’il a parlé, et qu’il pourrait encore parler, la langue qui est aujourd’hui la nôtre. Nous savons pourquoi nous le combattons et nous le sentons nous détester de l’intérieur. Et, si cette proximité rend sa perversité d’autant plus redoutable, elle nous confère une science innée du combat et des points où l’on peut l’atteindre – nous connaissons, et son talon d’Achille, et le mode d’emploi des armes qu’il a retournées contre nous.

ND : Dans votre pièce, vous énoncez une thèse qui me semble assez originale sur l’Europe. Je veux parler de l’idée selon laquelle l’Europe n’est pas contenue dans ses mythes. Chez Hérodote, la princesse Europe n’arrive jamais vraiment en Grèce. Et chez Husserl, l’héroïsme de la raison glorifie l’Europe en même temps qu’il l’universalise, et donc qu’il la prive de son sol. Comme si l’Europe était une idée qui n’arrivait pas à participer – j’emploie ce mot au nom de sa connotation platonicienne – au réel. Quelle est l’origine de ce phénomène ? Pourquoi l’Europe déborde-t-elle toujours de la parole mythique qu’on tente de lui assigner ? Pourquoi la manque-t-on lorsqu’on prétend la glorifier ? Pensez-vous, par ailleurs, que cette carence mythique est source de vulnérabilité, ou prégnante d’une destinée insigne ?

BHL : N’est-ce pas la condition de toute entité politique « convenable », c’est-à-dire respirable et non mortifère, que d’être fondée sur une chimère qu’elle déçoit, sur un récit légendaire qu’elle altère et sur un mythe qu’elle corrompt ? Pouvez-vous me citer un seul objet politique des âges républicains (la nation, le peuple, la démocratie…) qui ne tourne pas le dos à son mythe et, souvent, à son concept ? Autrement dit, le muthos n’est-il pas le lieu d’une impossibilité nécessaire, le nœud d’un désenchantement originaire – et a-t-il jamais rien été d’autre qu’une arme pour se faire battre ? Je ne suis pas contre, sur ce point, votre allusion à Platon. J’aime l’idée que l’on fasse de la politique avec des Idées dont on ne verra jamais prendre forme que des ombres tremblées. Et c’est même, à mes yeux, la condition de possibilité d’énoncés et de lois à la fois draconiens (car sous tutelle de l’Idée) et modestes (car jamais facticité ne reproduit ou n’exprime absolument cette Idée) – c’est une école, en même temps, d’exigence et d’humilité.

ND : Vous évoquez la déception qu’inspirent toujours les mythes, mais ne faudrait-il pas distinguer le décevant (qui déçoit a posteriori) du déceptif (dont la déception est ancrée dans le principe) ? L’Amérique que vous étudiez dans L’Empire et les cinq Rois a trahi ses promesses virgiliennes, mais celles-ci constituaient un mythe cohérent. Le mythe romain est certes plus haut que son histoire, mais il n’en demeure pas moins cosmique. L’Europe, telle que vous l’analysez, n’est pas décevante : ce sont ses promesses, et non leur entéléchie, qui déçoivent. Le mythe européen, en un sens, ne laisse pas de place à une déception empirique, puisqu’il est, selon vous, estropié.

BHL : C’est ce que je vous dis. Les mythes d’Europe inscrivent dans leur narration même l’annonce de leur impossibilité. Ils sont chantés pour ne pas advenir. Ils façonnent l’Europe pour ne pas l’achever. Et notre civilisation a ceci de singulier que son mythe d’origine l’empêche de naître vraiment. Mais j’ajoute à cela trois remarques. Ne pas naître vraiment présente un avantage non négligeable – c’est qu’on ne meurt pas non plus pour de bon et c’est la source de cette invincible vie dont je dis, à la fin de l’acte I, qu’elle est propre aux songes et qu’elle s’applique à l’idée européenne. Un autre avantage : on ne s’installe pas dans son être, on répugne à se totaliser, on est plus ou moins vacciné contre le démon de l’autosatisfaction et de l’autocentrisme – et c’est pourquoi l’Europe, à condition qu’elle ne reproduise pas, comme chez les fascistes des années 1930, le vieux modèle national avec pour seul projet de le porter au carré et de profiter de sa dimension pour qu’il s’incarne dans une entité mieux formée, est une bonne école de démocratie. Et puis, à bien y réfléchir, il me vient à l’esprit qu’une autre civilisation déroule un logiciel inachevé et perlé, comme celle-ci, de manques et de marges – je connais un autre peuple qui ne sera jamais installé dans son être et qu’aucune terre ne saura tout à fait contenir : ce peuple, c’est le peuple d’Israël ; c’est ce peuple dont j’ai longuement commenté, dans L’Esprit du judaïsme, l’insistance à se définir comme un « peuple sable » et à ne se donner une terre qu’à condition de mêler du sable à son limon ; c’est le témoin de cette Bible où s’affirme, avec une clarté absolue quoique profondément énigmatique, l’impossibilité du roi, le mirage de la souveraineté et la déceptivité de toute forme d’incarnation politique. Relisons le livre de Samuel, puis le livre des Rois, où il est textuellement écrit que les rois sont, soit des types faibles (Saül, qui se sauve et va se cacher « derrière un tas de bagages »), ou des gens merveilleux mais condamnés à devenir les derniers des derniers (David, Salomon). Relisons tous les livres prophétiques qui chantent un temps grondé, puni et divisé ; qui pleurent et glorifient l’impossibilité navrante et sublime des mythes fondateurs des deux royaumes d’Israël ; et dont la leçon est, au fond, qu’Israël ne put jamais devenir Israël et que c’est là le secret de sa grandeur et de son éternité. J’écris, dans le texte source, que « l’Europe est un concept juif noué à un mythe grec ». Eh bien c’est exactement ça que je veux dire. Cette conspiration du mythe grec et de la mémoire juive, elle a pour finalité insue de faire une civilisation qui se méfie du politique, un peuple qui ne sera jamais tout à fait un peuple et un « nous » qui ne sera jamais totalement énonçable. C’est cela que j’aime dans l’Europe. Il y aura toujours une claudication dans son « nous ». Elle n’avance, nous n’avançons, qu’à condition de boiter. Nos rêves d’avenir reposent sur un dysfonctionnement, et une brèche, qui les préservent et les sauvent de leurs propres certitudes.

ND : Vos analyses éclairent peut-être une question que je voulais vous poser, à propos du recommencement de l’Europe – thème central aujourd’hui : à chaque élection, les candidats parlent tous de répéter, de réinstaurer, de réactualiser ou de renouveler l’Europe. Et revient souvent, dans ce contexte, la célèbre phrase de Jean Monnet, selon laquelle il faudrait recommencer l’Europe par la culture. Or, alors même que votre pièce convoque des figures « culturelles » (c’est-à-dire : philosophiques, littéraires, artistiques, historiques…), j’ai remarqué que vous faisiez preuve d’énormément d’ironie, sinon même de mépris, à l’égard de cette sentence. J’avoue que je n’ai pas compris le motif de cette distance. Ne dites- vous pas, dans votre pièce, que l’Europe a été commencée par du superflu, à savoir par l’acier, le charbon et des chemins qui ne mènent nulle part ? Ne tâchez-vous pas de lui rendre son histoire monumentale ? Pourquoi ne vous reconnaissez-vous pas, en ce cas, dans la perspective esquissée par Jean Monnet ?

BHL : Si, bien sûr, la culture. Cette aventure a commencé par un Manifeste d’écrivains et s’est achevée, trois mois plus tard, par la publication, presque symétrique, d’un Manifeste de plasticiens. Et je nourris aujourd’hui le rêve de voir ces deux Manifestes, et l’ensemble de ce que j’ai mis en mouvement pendant toute cette tournée, déboucher sur quelque chose de pérenne, peut-être de constituant – du type de cette Académie des poètes et des savants que projeta Franz Werfel dans l’Autriche des années trente. Mais la perspective Monnet, et le torrent de banalités qui se profèrent en son nom, disent tout autre chose et me gênent pour, au moins, deux raisons. L’Europe, d’abord, n’a pas à être recommencée. Elle n’est ni morte ni née. Elle est de toujours. Et elle a beau se trahir, se parjurer, être infidèle à ses valeurs et à elle-même, elle n’en continue pas moins de vivre de cette increvable vie qui est celle de l’imaginaire des hommes et de leurs songes. Comment voulez-vous recommencer ça ? Le reprendre ? Qui aurait l’audace de le renouveler par décret? L’Europe n’est pas un phénix, c’est une princesse diffuse.

Et puis ce n’est pas seulement l’idée d’un recommencement européen qui m’est suspecte, c’est la thèse selon laquelle ce recommencement devrait venir de la culture. Car l’Europe n’a pas non plus à se mêler, trop étroitement, de culture. Il n’appartient pas à ses institutions de tisser des liens entre les imaginaires des peuples ou d’établir des passerelles entre les bibliothèques babéliennes. Et, pour que nos cultures communiquent, pour qu’elles se répondent et dialoguent, nous n’avons certainement pas attendu Jean Monnet, ni Michel Barnier. Il suffit de lire n’importe quelle correspondance de Descartes et Gassendi. Ou de Leibniz avec les mille et quelques correspondants dont il a tissé le réseau à travers l’Europe et même le monde. Ou des hommes des Lumières avec la Grande Catherine. Et, si on les lit, on voit bien que cette translation nous précède ; on voit bien que la beauté de l’Europe n’est pas celle d’une culture commune, ou d’un espéranto, mais d’une inlassable traduction ; et on comprend que son enveloppe est celle d’un oiseau bariolé, aux couleurs parfois cacophoniques, qui survole, transcende et, naturellement, finit par rassembler toutes les communautés.

Pourquoi les peuples européens devraient-ils avoir la même interprétation des événements historiques advenus sur leur continent ? Pourquoi rêveraient-ils d’une Histoire commune, aux événements non réversibles, qui s’entendraient de la même façon dans toutes ses capitales ? Il y a un événement de cette sorte. Un seul. C’est la Shoah. Mais, pour le reste, il faut se faire à cette forme de cacophonie. Et il faut accepter l’idée d’une culture européenne où le dissentiment se conjugue avec l’agrément.

D’ailleurs, c’est très simple. J’ai vécu cela pendant la tournée. Et je l’ai vécu à partir du moment où j’ai compris que je ne pouvais pas me contenter de jouer, ville après ville, le même texte valant pour toutes. L’ossature était la même. La situation aussi. Et, encore, l’idée de ce discours à prononcer dans deux heures et qui ne parvient pas à prendre forme. Mais j’ai vite compris que, si je voulais être entendu à Prague, Lisbonne ou Dublin, il me fallait faire un usage modulé de Václav Havel, de Fernando Pessoa et de James Joyce. J’ai vite compris que je devais reprendre le texte, le situer autrement, le réinnerver, à chaque étape. Et c’est de là que vient la prolifération réglée des variantes, ou paperolles, qui constituent l’essentiel de ce numéro de la revue.

ND : Le moins qu’on puisse dire, en vous entendant parler, c’est que vous n’entretenez pas une conception optimiste de l’Europe. Ce constat est, au demeurant, paradoxal, étant donné que votre pièce entreprend de défendre l’Europe. Or, le drame que vous avez écrit est celui d’une apologie impossible. D’acte en acte, les arguments s’effilochent. Ils s’effondrent. Et s’il faut croire, avec Roland Barthes, que le théâtre est le genre le plus ouvert, alors votre fin n’a rien d’un dénouement. Et pour cause : on peut la lire de deux manières. Soit comme l’épiphanie durant laquelle le personnage atteint enfin le mot qui demeurait sur le bout de sa langue ; soit comme le chavirement d’un écrivain sombrant dans la folie, entendant des voix, dialoguant avec des spectres. Pourquoi avoir composé, dans cette pièce de combat politique, une fin en clair-obscur sémantique ?

BHL : Je me pose, moi-même, la question. À chaque fois, en fait, que je jouais Looking for Europe, je sentais, au terme de l’acte V, une imperceptible déception qui naissait malgré les applaudissements, les rappels et, ensuite, les félicitations. La vérité, c’est que le public s’attendait à entendre un éloge de l’Europe, un vrai, bien carré, avec de solides raisons techniques de l’aimer et de la défendre. Il pensait m’entendre, sur scène, dire à peu près la même chose que dans les émissions de télévision et les journaux, à savoir que l’union fait la force, que le fédéralisme c’est l’avenir et que jamais les pays de la vieille Europe ne sauront, sans s’associer, résister à la montée en puissance des mammouths de l’impérialisme chinois, russe, néo-perse, néo-ottoman ou wahhabite. Or, à quoi assistait-il ? À un discours fracturé, aux périodes incertaines, et qui ne voyait de solution que dans la compagnie des morts. Cette pièce, de toute évidence, n’était pas le manifeste d’un militant de La République en marche. Et je n’étais pas un soldat, mais l’écrivain d’un drame qui, lui-même, disait qu’il importe d’être européen malgré les failles de l’Europe.

ND : Voulez-vous dire, en somme, qu’il y avait un décalage entre « l’horizon d’attente » (Umberto Eco) des spectateurs, et la tonalité de votre monologue ?

BHL : Je dirais d’abord que ce monologue est, vraiment, un texte de théâtre. Donc d’artiste. Donc une machine, non à asséner des dogmes, mais à poser des questions et à faire état de perplexités.

Je dirais ensuite que ces perplexités étaient partagées, au fond, par chacun de ceux qui venaient assister à ce spectacle. Mes doutes étaient les siens. Mes ambivalences, mes paris ou, de temps en temps, mes effrois, c’est comme s’il me les avait soufflés.

Et puis ce décalage dont vous parlez provient, surtout, d’un vrai malentendu : contrairement à ce que semblent penser mes adversaires intellectuels, je ne suis pas un nationaliste de l’Europe. Je veux que, par l’Europe, on dépasse – et c’est tout différent ! – le paradigme national. Et l’une des grandes vertus que je trouve à cette Europe c’est de refroidir, quels qu’en soient le niveau ou la forme, la passion nationale ou communautaire en général.

Je souhaite, en d’autres termes, une Europe unie.

Mais à condition qu’elle ne constitue pas une nouvelle nation. À condition qu’elle déconsidère et décourage le contentement de soi des communautés prédestinées. À condition qu’elle soit, pour les sujets qui l’habitent, un espace de liberté et une école de désassujettissement. Telle est, à mon sens, la grandeur des humains qui demeurent les habitants de cités fêlées et de villes qui fuient de partout. Seuls les animaux séjournent dans des fermes.

ND : Donc, contrairement à la définition d’Aristote, l’homme ne serait pas un zoon politikon, mais un animal qui manque inexorablement à sa politique ?

BHL : Oui, bien sûr. La condition humaine est celle d’un manquement à l’harmonie. La politique est peut-être notre destin, mais c’est aussi – et heureusement – le lieu de notre inaccomplissement. Quoi de mieux qu’un texte théâtral pour dire cela ?


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