Quand Gabriel de Broglie m’a appelé pour m’annoncer que vous m’aviez décerné ce prix, j’ai été naturellement très content.

J’ai aimé l’idée qu’il porte, d’abord, le nom de Saint-Simon, ce fou furieux de la pensée et de la lettre, ce torrent, cet écrivain exorbitant, hors normes, immense, dont Cioran disait qu’analyser son style reviendrait à disséquer une tempête.

J’ai aimé me dire que je rejoignais ainsi, grâce à vous, une petite compagnie qui fait, comme toujours, un peu le prix de ce prix et où je retrouve, en particulier, ces deux amis chers, provisoirement un peu brouillés, qui sont vos deux derniers lauréats, Claude Lanzmann et Philippe Sollers.

Mais il y a une chose qui m’a laissé perplexe – oui, oui, vraiment perplexe : c’est quand j’ai découvert que votre prix récompensait un livre (je cite à peu près) de mémoires, de témoignage ou d’autobiographie ; et c’est de cette perplexité que je viens aujourd’hui vous parler.

Car enfin s’il y a un écrivain qui se sent étranger au genre des livres d’autobiographie, je crois que c’est moi.

Je ne veux pas dire que je n’en lise pas et que je n’y prenne pas plaisir. Encore que, sur ce point, je partage l’avis de Mauriac, ou de Gide, ou même de Sartre, sur la comédie des aveux et l’insincérité des Mémoires. Mais je veux dire que je suis, moi-même, dans ma pratique de la littérature et de la pensée, pour des raisons de fond comme de tempérament et de vie, très profondément rebelle au genre.

Je commence par les raisons de tempérament.

Pour écrire des Mémoires il faut s’intéresser, d’abord, à soi ; être curieux de soi ; avoir le goût de l’introspection et de soi. Or prenez Pièces d’identité, le livre que vous avez couronné. J’y parle d’autres écrivains, tels Genet, Moravia, Sartre ou Romain Gary. J’y parle de vies infimes, infâmes ou minuscules, tels ces oubliés des guerres modernes, ces morts-vivants qui peuplent les continents de la douleur contemporaine – ces héros (ou antihéros) de mes reportages en général et de mes reportages de guerre en particulier. J’y parle de philosophie. J’y développe ma théorie de la Nature ou ma définition du Mal radical. Mais, de moi, je ne parle pas, ou guère, ou très indirectement – c’est comme ça.

Pour écrire des Mémoires il faut disposer, ensuite, d’une identité qui se soit construite peu à peu, depuis l’enfance, et même avant, pour arriver au souverain moi d’aujourd’hui. Or « mon enfance », oublions-la : non seulement je n’en parle jamais, mais j’en ai peu d’images, peu de souvenirs, je fais partie des écrivains qui considèrent que leur vraie naissance arrive après. « Avant l’enfance », oublions aussi : j’ai la particularité de n’avoir pas de représentation du lieu de ma venue au monde, de n’en avoir d’images que très tardives, à quarante ans, quand les hasards d’un reportage sur Camus, ou sur la guerre d’Algérie je ne sais même plus, m’ont conduit à proximité de ce Béni Saf où je suis né et qui n’avait été jusque-là, pour moi, qu’un lieu abstrait, un point sur une carte, à peine un nom – et encore ! même pas ! car il était si insignifiant, ce village, si petit, qu’il ne figurait, et ne figure encore, sur, je crois, aucune des cartes d’Algérie que l’on peut trouver en Europe. Avant, encore ? Avant ma propre naissance ? Pas vraiment d’« avant ma propre naissance ». Une généalogie obscure, sans traces ni vraie archive – une généalogie sans aveu ni parole, pas tout à fait inscrite dans les registres d’état civil, et c’est encore un autre problème. Des parents lettrés, bien sûr, merveilleusement lettrés et, à travers eux, le goût de la lecture, l’usage et l’expérience des livres. Mais, avant cela, avant eux, dans la génération d’avant, c’est-à-dire dès mes grands-parents, l’extrême pauvreté, le dénuement matériel et, surtout, des noms incertains, des prénoms approximatifs, une confusion des registres et des langues et donc, comme disait Péguy (c’est l’un des rares points que j’aie en commun avec lui !), un « anonymat » qui est mon patronymat et qui fait que m’est étrangère l’idée même, par exemple, de ces arbres généalogiques dont sont semés les Mémoires de Saint-Simon. Et, quant au moi souverain, sûr de son fait et de son droit, notamment le droit de se raconter, de narrer ses hauts faits ou ses intimes chagrins, je ne sais pas non plus ce que cela veut dire tant ne m’intéresse, en « moi », que ce qui fait reflet des autres et du monde : on me reproche, quand je fais des reportages, de le faire à la première personne et de parler donc, incidemment, de moi – au moins s’agit-il de reportages ! et le moi n’y arrive-t-il que par incidence et, qu’on le croie ou non, parce que c’est la moins mauvaise manière que j’aie trouvée d’afficher la relativité, la modestie de mon point de vue !

Pour écrire des Mémoires il faut encore un moi stable, aux contours bien définis, ramassé, unifié, et dont on puisse faire le tour. Or j’ai le goût des vies multiples, pas forcément raccord les unes avec les autres, contradictoires, jouées sur tous les registres de l’aventure humaine et intellectuelle : mon nom, Lévy, ne s’entend-il pas, aussi, « les vies » ? J’ai le goût des œuvres à identité variable : la double vie de Romain Gary ; l’aventure hétéronymique de Pessoa ; ce rendez-vous, cette volière, cette fourmilière, qu’est le moi de ce genre d’écrivains ; et cette nuance supplémentaire, et qui n’arrange évidemment rien, que mon vrai rêve, moi, est de vivre cela, cette expérience garyenne ou pessoesque, mais sous le même pavillon, sans changer de nom – mon vrai rêve serait de pouvoir mener plusieurs vies, de composer plusieurs œuvres, mais sans changer de nom. J’aime les conversions, enfin, les recommencements, les reniements, les apostasies – j’aime les vies brisées en leur milieu, la seconde moitié non programmée par la première et la première inintelligible à la seconde. J’aime les vies transfuges, l’idée de la vita nuova, le Je est un autre et l’autre dans le Je. Je suis fasciné par le trajet

de mon ami Benny Lévy. Par celui de Rancé, qu’aima tant Saint-Simon et qu’il alla voir à La Trappe pour lui tirer le portrait comme on ferait, de nos jours, avec un photographe venant briser le secret du visage d’un grand iconoclaste dans le genre d’Althusser ou de Blanchot. Vous connaissez le mot de Valéry : « on naît plusieurs, on meurt un » ; eh bien, je suis l’anti-Valéry : je suis né un, et je mourrai plusieurs. Vous connaissez ce texte de Michaux, dans Quelques renseignements sur 59 années d’existence, où il parle de cette terrible « fatalité des os » qui fait qu’on finit toujours par « revenir à l’unité » ; eh bien je ne crois pas cela ; je n’escompte pas cela ; j’espère bien mourir en odeur de pluralité.

Pour écrire des Mémoires, enfin, il faut un certain rapport au Temps – il faut l’expérience d’un Temps qui soit linéaire, allant, d’un pas assuré, du début vers une fin. Or je ne crois toujours pas cela. Je crois d’abord que le temps n’est pas le même aux différents moments de l’existence – court ou long, passant très vite ou étiré, fulgurant ou lent à venir et à passer. Je crois aux ruptures – je crois qu’il n’y a que cela, les coupures, les ruptures de charge brusques, les embardées, les crises, qui soient intéressantes dans le Temps et dans une vie. Je crois surtout, comme Sartre encore, à un Temps où l’on repasse plusieurs fois par le même point : pas le temps circulaire, bien sûr ; pas celui de l’Éternel Retour ; mais un temps en spirale, semblable à un ruban de Möbius, qui n’a plus rien à voir avec celui des adieux, des commencements, des recommencements, des maturations et peut-être même, pour le coup, des ruptures franches. Et puis Nahman de Bratslav, le grand Rabbi Nahman de Bratslav, auteur du Livre brûlé : je pense comme lui, Nahman de Bratslav, qu’il est « interdit de vieillir » – alors, vous voyez…

Deuxième point. Ce n’est pas seulement question de tempérament. C’est aussi – et cela complique encore les choses ! – question de métaphysique. J’appartiens à une génération philosophique qui est arrivée à l’âge d’homme dans un climat et sur une scène où il était difficile de dire, comme ça, sans autre forme de procès, et en eût-on même le goût, l’envie ou le tempérament : « Je vais faire une autobiographie »…

Ma génération est celle, d’abord, de l’antihumanisme théorique et de son sujet brisé – Claude Arnaud, dans son merveilleux Qui dit je en nous ? (Grasset), dit « dénoyauté ». Quand Althusser parle de « procès sans sujet », Lacan de la refente dudit sujet, Derrida de son intériorité déconstruite, Foucault du vieux sujet de la pensée occidentale devenu une créature au « visage de sable » dont, « à la limite de la mer », s’annoncerait « l’effacement », quand ils insistent, tous les quatre, sur ces différentes modalités de l’absence du sujet à soi-même et de sa non-coïncidence avec soi, quand ils nous décrivent un sujet feuilleté, épars, compliqué, en miettes, il y a vraiment une chose qu’ils récusent, qu’ils tiennent au moins en suspicion et qu’ils rendent impossible chez leurs héritiers (dont je suis) : c’est la pratique d’une introspection, ou le goût d’un soi et de son souci, qui perpétueraient les habitudes du sujet de la philosophie traditionnelle et l’inviteraient à dégorger sa vérité. Foucault, à la fin de sa vie, parle bien du « souci de soi ». Mais il en parle comme d’un soi en construction et mouvement. Il en parle comme d’une machine à produire des événements de subjectivité, chaque fois singuliers, impossibles à totaliser, presque hétérogènes les uns aux autres. Il insiste sur le fait que ce qui importe n’est jamais ce que je suis, mais ce que je m’apprête à devenir ; ce que je ne suis donc plus, ou pas encore, et que je ne suis et ne serai, à la lettre, jamais vraiment. Rien qui, là, dans tout cela, puisse donner lieu à ce bel exercice, bien sage, bien agencé, qu’on appelle autobiographie. Rien qui justifie que l’on se penche sur ce noyau de lumière, ou de nuit, que l’on appelle une intériorité et dont il s’agirait de capter la radiation.

Cette scène de mes vingt ans c’est celle, aussi, bien en amont de cet antihumanisme théorique, des philosophies du soupçon et de leur sujet, non plus exactement dénoyauté, mais décentré. Freud et l’existence d’un inconscient nous dictant sa loi et nous guidant à notre insu… Marx et la vérité économique, sociale, politique, de gestes que nous croyons à nous et qui nous sont comme une fatalité et, encore, une dictée… Nietzsche enfin, Nietzsche surtout, expliquant que le sujet tel que la philosophie occidentale s’est entêtée à le penser, ce « Sa Majesté le Moi », maître et possesseur de soi, de ses affects et du monde qui, de Socrate à Descartes, a obsédé les philosophes, est un rendez-vous de forces, un système d’évaluations en mouvement, un concentré d’humeurs, un produit de la physiologie et du corps – et que le « toi » du « connais-toi toi-même », le « soi » de Descartes et de Voltaire, est, au mieux, une chimère et une fiction – au pire une habitude, une manière de parler, une facilité de langue et de pensée, une paresse. Dans les trois cas, décentrement. Dans les trois cas, désœuvrement. Dans les trois cas, ce qui est intéressant n’est pas là mais ailleurs, plus loin, sur une autre scène que celle que je perçois quand je prétends me ramasser et me saisir. Dans les trois cas, les vraies scènes, celles où cela se passe, ne sont jamais celles dont parle l’autobiographie et qui n’existent que, si j’ose dire, pour la galerie. Il y a bien quelque chose qui fait que je dis « moi » et dont je peux, si j’y tiens vraiment, essayer de dire et raconter les représentations et l’histoire – mais il n’existe que comme une mince plaque de contact où se retrouvent et se font écho les réquisitions venues des autres scènes, des vraies scènes, des scènes où cela se passe et dont ce que l’on appelle l’introspection ne capte et ne dit jamais rien. L’autobiographie, de ce point de vue, a le choix entre deux impasses. Ou bien, ayant la charge de quelque chose dont il n’y aura jamais de somme ni de reste, elle est sans fin et, donc, impossible. Ou bien elle se tient sur la mauvaise scène, elle raconte la galerie, elle nous parle de quelque chose qui a l’existence des ombres, des non-êtres, des leurres et, alors, elle n’a pas de sens, elle est parfaitement inutile – s’intéresser à ce sujet de convenance et d’apparence, ne laisse entre les doigts qu’un vague filet d’être qui ne dit rien de ce que nous sommes en vérité.

Et puis venir à la philosophie à l’âge où j’y suis venu, c’est hériter, enfin, et encore plus en amont, d’une théorie du sujet issue de la phénoménologie, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle le sujet est un point vide, presque géométrique ou abstrait, qui n’existe et ne prend corps que par ses intentionnalités, puis par les effectuations de ces intentionnalités, autrement dit par ses produits. C’est Husserl. Ce sera, d’une certaine manière, Heidegger. Levinas lui-même, dans sa discussion de la cinquième des Méditations cartésiennes d’Husserl, dans sa théorie de l’« après vous », de la priorité de l’Autre sur le Même, du sujet « otage » de l’autre, Levinas quand il met en scène sa subjectivité, non seulement dénoyautée et décentrée, mais, cette fois, expatriée, convertie à l’altérité, non constituée ou, si elle l’est, ne l’étant que par autrui, le Levinas, donc, de « l’évasion » participe, évidemment, de ce climat de pensée. Et j’allais oublier Sartre ! J’ai écrit, avant l’ouvrage que vous couronnez aujourd’hui, un livre qui s’appelle Le Siècle de Sartre. Et je m’aperçois qu’il y a, dans la pensée et dans la vie de Sartre, un exact résumé de ce que je suis en train d’essayer de vous dire. L’idée, en gros, que le faire est plus important que l’être. L’idée que ce qui compte c’est moins ce que je suis que ce que je suis en train d’en faire. La poétique de la conscience, sa poiesis au sens grec, plus intéressante que sa métaphysique. Le fait qu’une subjectivité ne vaut que par la somme de ses sécrétions et de ses produits. Et puis, bien sûr, toute cette chaîne de corrélats : se casser les os de la tête ; le devoir d’infidélité à l’endroit, non des autres, mais de soi ; ce présent perpétuel dans lequel s’installe le sujet et qui le rend non comptable, par exemple, de ses erreurs. Bref, on ne peut pas avoir été formé à la phénoménologie et ne pas tenir à grande distance la tentation de s’intéresser trop complaisamment à soi…

Et puis, en même temps, ce n’est pas non plus si simple que je viens de vous l’expliquer.

Il reste, une fois tout cela dit, que je suis quand même un type fidèle, comptable de lui-même, reconnaissant ses erreurs quand il lui arrive d’en commettre et doué, contrairement à ce que prétendait Sartre de lui-même, d’un minimum de mémoire.

Je me rends compte que, poiesis ou pas poiesis, il y a des choses qu’on ne me fera jamais faire, des actes que je n’accomplirai en aucun cas, des vilenies ou des bassesses dont je ne suis pas capable et, probablement donc, une structure de caractère qui programme des biographèmes, ou des textes, plutôt que d’autres.

Ou encore, et a contrario, je m’aperçois que je peux faire texte d’à peu près n’importe quoi, m’intéresser à presque tout et convertir ce presque tout en littérature et en mots – preuve qu’il y a, en moi, une espèce de fréquence, ou de longueur d’onde, ou de musique, qui est là, qui perdure, qui s’empare de tout ce que je fais ou dis, et qui lui donne sa couleur et son style.

Eh oui ! il y a cela en moi

Il y a, au fond de ce qu’il faut bien que je continue d’appeler mon moi, cette force, cet aimant, cet attracteur paradoxal, cette capacité de refus ou d’absorption, de rejet ou de programmation, qui, de gré ou de force, me constituent un peu quand même.

Ce qui – je m’en avise en vous le disant – pourrait tendre à contredire tout ce que je viens de vous raconter.

Alors ?

Alors, il y a un nom que je n’ai pas encore prononcé et qui rend compte, je crois, de ce qui peut apparaître comme une contradiction – mais qui, en fait, ne l’est pas du tout.

Ce nom, c’est celui de Spinoza.

Et je me demande si ce ne devrait pas être lui le vrai saint patron des gens qui fonctionnent comme je viens de vous dire que je fonctionne.

Car que dit Spinoza ?

Il donne, bien avant Nietzsche, congé à Sa Majesté le Moi.

Il s’inscrit tout de suite en faux contre l’irréelle rigidité du Moi des cartésiens.

Mais il ajoute ceci.

Ou, plus exactement, un spinoziste d’aujourd’hui ajouterait, je crois, ce qui suit.

Il existe bien quelque chose qui ressemble à ce Moi.

Il y a bien, en ce monde, des existences ou des singularités que le commun des mortels tout comme les philosophes ont pris l’habitude d’appeler des subjectivités.

Sauf que ce qui caractérise ces singularités n’est pas, comme on le croit toujours, ce vieux partage de l’avant et de l’après (origine de la passion généalogique dont je vous ai dit comment, dans mon cas, elle n’avait strictement aucun sens).

Ce n’est pas davantage la distinction entre l’ici et l’ailleurs (illusion topologique qui, outre les effets politiques qu’elle ne peut manquer d’avoir et la guerre de tous contre tous qu’elle enclenche presque inévitablement, me réduit à ce petit paquet d’être que circonscrit l’enveloppe de mon corps propre).

Ce n’est pas non plus la division entre substance (supposée stable et que l’autobiographie aurait à creuser) et accidents (réputés occasionnels, volatils et échappant, pour cette raison, au périmètre du récit de soi).

Non. La bonne partition, dirait ce spinoziste, est celle du dedans et du dehors – mais attention ! un dedans et un dehors qui bougent tout le temps ; un dedans et un dehors dont la frontière est labile, toujours en mouvement, incertaine ; un dedans et un dehors qui, de surcroît, changent pour chacun d’entre nous et n’ont jamais le même périmètre ni la même définition.

Je prends le cas de l’écrivain que vous avez choisi de distinguer aujourd’hui en couronnant ses Pièces d’identité.

Fait aujourd’hui partie de son moi, et n’en aurait pas fait partie hier, un certain Daniel Pearl dont il a vécu l’essentiel de sa vie en ignorant le nom mais qui, depuis qu’il a enquêté sur sa mort, l’habite et même le hante.

S’inscrit dans le territoire de ce dedans de Soi, mais ne s’y inscrira peut-être plus demain, ou plus tout à fait de la même façon, le nom de telle tradition politique et idéologique, le « socialisme », dans laquelle il s’est, un temps, reconnu mais qui, dans la mesure où il en a dressé l’acte de décès, meurt aussi en lui et le fait donc un peu mourir.

Le définissent pleinement, puissamment, profondément, tels traits qui ne sont pas dans ce livre mais dans le livre d’une autre, ici présente, sa fille, et qui sont, néanmoins, au même titre que ce que diront de lui ses amis ou son fils, des pièces de son identité, des éléments constitutifs de son être, non moins valables que ceux qu’il a lui-même, en conscience, épelés.

Et vous savez enfin, puisque vous avez lu ce livre, le mien, qu’il y a une part de moi-même sur laquelle j’avais encore moins la main et dont je suis obligé d’admettre qu’elle s’est volatilisée avec la mort de ceux qui l’avaient, en quelque sorte, en viager – je songe, notamment, à une part de cette part juive de moi qui ne vivait que tant que vivait mon ami Benny Lévy (et encore n’est-ce pas sûr – car qu’est-ce, après tout, que « mourir » pour quelqu’un comme Benny Lévy ? et est-il certain que cette part de moi dont il était porteur et qu’il avait la bonté de laisser vivre à l’abri de son nom, ne continue pas d’exister dans ce qui, à travers ses textes, reste et grandit de ce nom ?).

C’est compliqué, un sujet.

C’est être l’hôte précaire de celui-ci, l’otage provisoire de celui-là.

Une part de lui est concentrée ; une autre part, volée ; une autre, délocalisée.

Il y a même, comme pour le pétrole ou les capitaux, une subjectivité offshore sans autre lien qu’occulte avec la subjectivité plus visible et comiquement ramassée sur elle-même.

Je suis une collection de fantômes qui me hantent mais peuvent, tout autant, cesser de me hanter.

Je suis moi-même un fantôme qui, même lorsqu’il vit de sa vie propre et s’est apparemment dissocié de son enveloppe d’origine, de sa source, fait partie de ce que je suis.

Je ne suis pas ce corps que vous avez là, aujourd’hui, devant vous, mais une poussière de corpuscules qui m’échappent, ont échappé à d’autres et forment ce composé paradoxal que l’on appelle un moi.

Ils ne font pas corps, ces corpuscules.

Il n’est même pas nécessaire, pour que ce soit moi, qu’ils s’agrègent où que ce soit.

Ils sont comme ces bouts de soi que Vitangelo Moscarda, le héros de Un, personne et cent mille, le roman de Pirandello, retrouve, chaque fois différents, dans les images de lui que les autres lui renvoient.

Ils sont comme ces fragments de soi dont Arkadin pensait (et il avait raison) qu’aucune continuité physique, organique, ne les rattachait plus à lui mais dont il croyait (et là était son erreur – cf. ce que je vous disais, à l’instant, de Benny Lévy) qu’il s’en dissocierait pour autant que disparaîtraient ceux qui les avaient en dépôt.

Le bon modèle pour figurer tout cela n’est évidemment plus celui de l’Arbre des cartésiens avec sa tranquille assurance d’être enraciné dans un lieu, un temps, etc. ; mais ce n’est pas non plus celui du rhizome proposé par les plus hype des anti-cartésiens contemporains, mais faisant la part encore trop belle au démon du continu ; non ; si j’avais à choisir une image, et à la choisir dans ce même registre, disons, agronomique qui se trouve être cher à l’une des figures plusieurs fois évoquées dans ce livre et à laquelle m’unissaient tant de liens du type, au fond, de ceux dont je suis en train de vous parler (la figure d’un autre ami disparu, Alain Robbe-Grillet), je songerais à cette belle et ancienne pratique que l’on appelle le marcottage et où le rameau d’un arbuste, ou d’un saule, ou d’un grand conifère, va choir à distance de l’arbre, s’enterrer doucement et ressurgir à partir de sa nouvelle racine.

J’aime cette idée de racines aériennes.

J’aime l’image du « stolon » qui désigne, je crois, la tige qui va « prendre » dans un manchon de sable et de terre que l’on retirera ensuite et qui lui donnera ce statut bizarre, littéralement entre ciel et terre.

Et j’aime imaginer, par extension, des brins, des bouts, des grains de moi-même qui vont, volent, partent se poser ailleurs, s’y réenraciner autrement, mais sans cesser d’être liés, fût-ce à distance, à mon moi d’origine – et j’aime, à l’inverse, l’idée de moi comme une de ces « buttes » de marcottage où sont venus s’ensoucher des brins, des bouts, des grains des œuvres qui m’ont formé ou des êtres, vifs ou morts, que je chéris.

Qui va là ?

Qui marcotte qui ?

Où suis-je allé me nicher ? qui fait mon siège ? de qui suis-je la serre et, parfois, le ventriloque ?

Ce sont ces questions, et quelques autres, que devraient se poser les autobiographies dignes de ce nom.

Ce sont celles que je me pose dans ces Pièces d’identité dont chaque fragment est comme un bout volatilisé, expatrié, marcotté, de moi-même.

Et je suis heureux de voir que vous l’avez, somme toute, compris.


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